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Complotiste, toi-même ! De quelques implicites minant le débat sur la mesure des phénomènes conspirationnistes
Alerte : pas moins de huit Français sur dix seraient « complotistes » ! C’est, du moins, le message qu’ont relayé nombre de médias, début janvier, à la suite de la publication d’un sondage Ifop commandité par la Fondation Jean Jaurès et l’Observatoire du conspirationnisme Conspiracy Watch. Depuis, la France intellectuelle, en particulier celle qui se reconnait dans le terme […]

Alerte : pas moins de huit Français sur dix seraient « complotistes » ! C’est, du moins, le message qu’ont relayé nombre de médias, début janvier, à la suite de la publication d’un sondage Ifop commandité par la Fondation Jean Jaurès et l’Observatoire du conspirationnisme Conspiracy Watch. Depuis, la France intellectuelle, en particulier celle qui se reconnait dans le terme de « gauche critique », se déchire dans les pages de débats et sur le web dans une de ces polémiques dont elle a le secret : le nombre de complotistes est-il sur- ou sous-évalué par le sondage et cette évaluation est-elle dangereuse ? Il n’est pas inutile de chercher à déconstruire les termes du débat pour comprendre pourquoi il ne règlera rien au problème.
L’enquête, dans ses grandes lignes
Cette enquête a été commanditée dans le but de faire le point sur le phénomène, trois ans après les attentats de janvier 2015 (notamment contre Charlie Hebdo) qui avaient fait émerger sur la scène publique et politique la question (pourtant ancienne) des « théories du complot ». Elle a été réalisée en ligne dans le courant du mois de décembre 2017 sur un échantillon représentatif de la population française de plus de mille-deux-cents personnes, avec une surreprésentation des jeunes du fait de l’hypothèse initiale de la plus grande perméabilité de ce public aux thèses complotistes.
L’enquête collectait essentiellement trois choses : des données sociodémographiques relativement classiques (sexe, âge, niveau d’étude, etc.), les préférences politiques ou médiatiques des répondants (par exemple leur manière de s’informer, leurs représentations des médias ou leur vote aux dernières élections présidentielles) et enfin leur attitude déclarée à un certain nombre de propositions considérées comme des croyances irrationnelles et/ou complotistes (comme la consultation de l’horoscope, le doute sur la « version officielle » de l’attaque de Charlie Hebdo ou l’adhésion à l’idée que l’homme ne serait pas allé sur la Lune). Le degré de « complotisme » est mesuré par le nombre de thèses auxquelles les répondants disent adhérer plus ou moins fortement. On peut ainsi identifier les théories les plus populaires et leur « prévalence », mais également mettre en évidence des facteurs corrélés à ces croyances, comme l’âge ou l’orientation politique. Les thèses complotistes dans lesquelles les Français croiraient en moyenne le plus sont le poids des lobbys pharmaceutiques dans les politiques de santé, le rôle de la CIA dans l’assassinat du président Kennedy et la création en laboratoire du virus du Sida qui aurait été propagé ensuite. L’adhésion à de telles croyances est plus fréquemment associée à des pratiques informationnelles en ligne (réseaux sociaux ou plateformes vidéo comme Youtube), aux opinions politiques plus radicales et/ou populistes (il y aurait ainsi proportionnellement plus de « complotistes » chez les électeurs de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, et moins chez ceux d’Emmanuel Macron ou Benoît Hamon) ou dans une moindre mesure au niveau de diplôme (les moins diplômés apparaissant comme plus « complotistes »). Enfin, la propension des jeunes à croire à un grand nombre de ces thèses est plus élevée que la moyenne, même s’il existe des complots « de jeunes » et « de vieux » (ainsi les jeunes seraient plus nombreux à penser que les organisations terroristes islamistes sont manipulées en sous-main par les services secrets occidentaux, alors que les plus âgés seraient plutôt portés sur les thèses climatosceptiques ou le « grand remplacement »).
Critiques et débat
Dans son intention, cette étude s’avère particulièrement intéressante dans la mesure où, aussi étonnant que cela puisse paraitre, rares sont celles qui avant elle ont tenté de mesurer le phénomène conspirationniste de manière globale, la plupart des chiffres avancés jusqu’ici (y compris par les autorités) étant issus d’évaluations très partielles et/ou d’extrapolations discutables. Par ailleurs, les commanditaires ont fait part de leur intention de déduire de ce premier sondage une étude périodique du phénomène, ce qui rendrait possible une analyse de son évolution en objectivant et en mesurant des opinions souvent entendues comme « les jeunes sont de plus en plus complotistes ».
Nombre de médias ont vu ces résultats comme « inquiétants » (LCI), « hallucinants » (TMC), « ahurissants chez les jeunes » (France Inter) et « faisant froid dans le dos » (Le Monde), rejoignant les auteurs parlant d’une « réalité alarmante » qui appelle une réaction. Mais le sondage a également suscité nombre de critiques et alimenté un vif débat sur les limites (réelles ou supposées) de l’enquête, qui surestimerait le phénomène. Au point que celle-ci est parfois présentée comme une manipulation (volontaire ou par incompétence) au service d’un agenda politique (le sondage a été publié quelques jours après qu’Emmanuel Macron a fait part de son projet de légiférer sur les « fake news » lors de son discours de vœux à la presse). Pour y voir plus clair, on peut identifier deux grandes catégories de critiques, que leurs promoteurs ont souvent tendance à lier entre elles et que le débat médiatique a parfois tendance à mélanger.
D’une part, certains pointent des choix et/ou des biais méthodologiques qui aboutiraient à une surévaluation de la proportion de « complotistes » dans l’échantillon. Des répondants se verraient étiquetés de la sorte faute d’avoir compris ce qui leur était demandé ou faute de choix proposés correspondant à leur opinion. Marianne critique la composition du panel Hip-hop (qui aurait nécessairement un rapport particulier aux médias sinon ils ne seraient pas inscrits dans le panel), les ambigüités possibles dans la rédaction de certaines questions, la manière de catégoriser ce qui relèverait d’une réponse complotiste en fonction du degré d’accord indiqué par le répondant ou le fait que les répondants ont dû se prononcer même sur des théories dont ils n’avaient jamais entendu parler. En écho, Charlie Hebdo souligne la difficulté que peut poser, pour le répondant, le passage entre déclarer « avoir entendu parler » d’une thèse et le fait d’y croire, ou encore le fait que toutes les croyances, fussent-elles toutes extravagantes, ne s’appuient pas sur les mêmes mécanismes1. D’autres identifient la difficulté d’évaluer son propre degré de croyance et de crédulité, ou des questions aux choix non totalement exclusifs2, du moins selon la manière de les interpréter. Sans entrer dans le détail de chacune de ces critiques, on retiendra que cette enquête illustre en réalité la difficulté à mesurer de manière fiable des croyances, à fortiori lorsque celles-ci sont marginales (ou marginalisées) ou peuvent porter sur des objets très distincts et impliquer des degrés d’adhésion différents. Ce sont des éléments que les concepteurs de l’étude devront nécessairement prendre en compte dans le but d’en faire un outil de recherche longitudinale qui gagnerait, notamment, à mieux cibler les dimensions de la croyance et à en développer des indicateurs3. Enfin, on notera que cette entrée par les objets des croyances ne dit rien des mécanismes qui les fondent4.
D’autre part, de nombreux médias, notamment parmi ceux revendiquant une certaine proximité avec la « gauche critique », ont mis en cause la démarche de « cartographie » des croyances complotistes elle-même : quantifier le phénomène conspirationniste et le croiser avec d’autres variables, comme les pratiques de consommation médiatique ou l’appartenance politique (au risque de confondre corrélation et causalité), reviendrait à vouloir sinon criminaliser, au moins délégitimer les opinions critiques. Pour les tenants de cette critique, reprenant (consciemment ou non) une thèse de Frédéric Lordon rejetant les explications psychologiques et considérant le conspirationnisme comme un instrument de domination de classe5, l’enquête serait conçue (volontairement ou par maladresse) de sorte à valoriser la population dominante, « incluse » et privilégiée, plutôt centriste et consommatrice des grands médias de masse publics ou privés, démontrant son attitude raisonnable. Cette lecture, par contraste, stigmatise la vague actuelle de discours sur les dangers des conspirationnismes qui aurait pour effet de dévaloriser les militants, adeptes de publications dites « alternatives » et votant pour des candidats plus radicaux présentés comme s’égarant dans des croyances dangereuses ou présentées comme telles. Ce faisant, le sondage serait extrêmement problématique parce qu’il chercherait à « créer une panique morale » en laissent entendre que «(presque) tous les Français sont complotistes » (Charlie Hebdo) et instrumentaliserait la thématique complotiste à des fins de contrôle social en « piégeant » les répondants critiques. La longue analyse du sondage publiée sur un blog hébergé par Mediapart exprime clairement cette idée, articulant les biais méthodologiques potentiels à cette présumée instrumentalisation idéologique :
[« Et si on disait, pour la gauche en tout cas, que “complotiste” signifiait “informé” ou “critique” ? Si vous répondez oui à la proposition “des firmes puissantes manipulent l’information scientifique pour faire croire à l’innocuité du glyphosate ou du tabac”, êtes-vous complotiste ? Vous l’êtes en tout cas selon ce sondage lorsque vous cochez la case : le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins. …] Le complot tient à un mot, “de mèche”. La majorité des gens ne peut pas être informée avec précision, par contre, elle peut réagir au mot “de mèche”. C’est un signal de type sifflet à chien. Quand on a un CAP ou un BEP (64 % d’accord), on pense être en démocratie et avoir le droit d’avoir une opinion sur les collusions d’un gouvernement avec les entreprises privées, et on peut réagir positivement au signal “de mèche”.»
Les critiques de cette nature ont alimenté plusieurs débats animés sur les chaines d’info et le web, notamment au cours de l’émission Arrêt sur image qui voulait faire le point sur le phénomène conspirationniste et a surtout opposé Rudy Reichtadt (un des auteurs de l’enquête) à ses détracteurs non sur la manière d’évaluer l’ampleur du complotisme, mais sur certaines des thématiques qui ont servi d’indicateurs dans l’enquête, comme le poids des lobbys dans la vie publique. On peut faire l’hypothèse, avec à mon avis peu de risques de se tromper, que la virulence de ces critiques s’explique, au moins en partie, par une blessure d’amour-propre chez ces intervenants critiques vexés de voir certaines de leurs convictions considérées comme flirtant avec le complotisme. Cela donne la plupart du temps un dialogue de sourds, courtois et pas nécessairement inintéressant dans le cas d’Arrêt sur image, mais qui révèle en creux les parts de non-dit dans le débat public sur la question.
Un problème social flou
Il existe une littérature scientifique abondante sur la définition des discours complotistes, leurs caractéristiques, leurs ressorts psychologiques et langagiers6. Par contre, la définition du « complotiste » est plus compliquée, tout comme par conséquent la circonscription du type de problèmes qu’il poserait dans l’espace social. Précisons qu’il n’est pas question ici de ceux que Véronique Campion-Vincent7 appelle les « entrepreneurs en complots » (c’est-à-dire les militants dont le « travail » consiste à développer et diffuser, souvent dans le cadre d’entreprises lucratives, des thèses conspirationnistes), mais bien des citoyens confrontés à ces discours et qui tentent de se situer dans le « marché » informationnel et cognitif des discours sur le monde.
Est-on « complotiste » en raison de nos croyances (certaines seraient complotistes par nature, d’autres non — lesquelles et pourquoi ?), en raison des présupposés et de la démarche qui nous amènent à y adhérer (par exemple la logique d’administration de la preuve, le rapport aux sources) ou encore en fonction de la manière dont ces croyances s’articulent dans une vision du monde (par la production de récits explicatifs tout faits, la catégorisation des acteurs à priori, etc.) ? C’est une question fondamentale qu’une enquête de ce type ne tranche pas (ce n’est à priori pas son but, l’objectif étant de faire une sorte d’étude « épidémiologique »8) et que les débats sur le sondage oublient presque totalement au profit d’une vision segmentée (et peu dynamique) entre « les complotistes » (plus ou moins atteints) et les autres. Dès lors qu’il s’agit au départ d’évaluer le phénomène, on débat de l’acceptabilité sociale des objets de croyance et de qui a le droit d’en définir la liste. C’est particulièrement visible dans certaines critiques formulées à l’égard de l’enquête et qui lui reprochent de mesurer dans un même mouvement (et donc indirectement associer) des croyances extravagantes (la terre est plate) ou considérées comme inacceptables dans un milieu donné (par exemple une thèse raciste dans un milieu de gauche) et des croyances plus largement partagées ou positivement connotées (la dénonciation du poids des lobbys). Le complotisme ne serait-il qu’une question d’extravagance ou de degré de proximité à ce qui est considéré comme une vérité communément admise ?
Le « complotisme » appréhendé de cette manière relève alors plus du consensus social dans un milieu donné que des définitions qu’en donnent les chercheurs. C’est d’autant plus vrai dans un contexte où l’étiquette « complotiste » est connotée très négativement. Le complotisme, motif de disqualification, impose alors de s’assurer qu’il va désigner l’opinion de l’autre plus que la sienne. Cette dérive dans le débat est d’autant plus redoutable (et dangereuse) qu’elle rejoint directement les arguments avancés par des militants conspirationnistes endurcis affirmant que leurs thèses (la terre est plate, le complot juif, la domination mondiale par les sociétés secrètes) sont décriées non en raison de leur caractère faux et pathologique, mais parce qu’elles dérangent les classes dominantes (c’est le fameux argument : « Si tu nies l’existence du complot, c’est que tu es de mèche avec les comploteurs » ou au moins leur « idiot utile »).
L’autre aspect, c’est la dimension problématique de ce complotisme. S’il est évident qu’il constitue « un problème », il est beaucoup plus difficile de le caractériser précisément. Quel(s) problème(s), pour qui, avec quelles conséquences ? Pour l’heure, les discours politiques et médiatiques sur le complotisme, principalement axés sur la métaphore de la « lutte » (il faut « combattre » le complotisme, ce qui ne veut en pratique pas dire grand-chose), se centrent essentiellement sur la visibilité du phénomène9 ou sur l’opposition du « vrai » et du « faux », sans prendre en compte les mécanismes sous-jacents de croyance, d’adhésion, de construction d’une vision de soi et du monde. Or on peut croire en une chose vraie pour de très mauvaises raisons, ou en une chose fausse pour de bonnes raisons10. Sans l’identification de problèmes concrets précisément formulés, il est difficile voire impossible d’envisager des remèdes. En particulier, les actions éducatives souvent évoquées ne peuvent être envisagées que par rapport à des objectifs précis et réalistes, c’est-à-dire par exemple formulables en termes de compétences et d’acquis d’apprentissages.
Repenser le débat
Les discours complotistes existent de longue date et sont facilement accessibles en ligne. Ils peuvent être produits facilement et diffusés largement avec très peu de moyens. Il est intéressant et nécessaire d’étudier de manière longitudinale les discours de ce type les plus répandus ainsi que leur diffusion, sans oublier ceux qui émergent. Il est donc important de poursuivre la collecte de données systématiques. C’est précisément ce qu’entendent faire la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch, leurs responsables ayant déclaré (notamment lors d’une conférence-débat organisée par la Fondation Jean Jaurès11) qu’ils prendraient en compte les critiques pour améliorer l’outil.
Par contre, en termes d’action et d’éducation, il est tout aussi important de dépasser une logique se limitant à la reconnaissance et à l’étiquetage de discours jugés problématiques, parce que cette approche est source de stigmatisations qui ne peuvent que vicier le débat et parce qu’elle est potentiellement contreproductive. On ne peut en effet perdre de vue que les militants complotistes, très actifs, trouvent dans de telles stigmatisations des arguments supplémentaires de persuasion : si on les désigne comme déviants, c’est assurément que leurs thèses dérangent, donc une preuve de leur pertinence. Dans ce but, l’enjeu n’est plus de savoir qui mettre sous cette étiquette, mais de s’intéresser aux ressorts qui aboutissent à ces croyances de sorte à pouvoir mener des actions en amont, consistant à outiller intellectuellement les citoyens par rapport à ceux-ci en vue de leur permettre d’évoluer de manière plus autonome dans ce marché informationnel et cognitif.
Cet outillage passe notamment par un apprentissage de la réflexivité sur les croyances (pourquoi et comment est-ce que je crois ce que je crois) et les pratiques médiatiques (à côté de l’interrogation sur les limites des médias, développer la capacité de s’interroger sur ses propres usages), par un apprentissage des genres médiatiques (ce qui les rapproche et ce qui les distingue), mais aussi par l’acquisition et la maitrise de méthodes de la critique. Si les initiatives consistant à promouvoir des méthodes de vérification de l’information se développent (dans la ligne du fact-checking et du debunking développés par plusieurs journaux ou sites web spécialisés), on ne peut réduire la problématique à une question de vérité12. Au-delà de ce qui serait « vrai » ou « faux » et qui pourra de ce fait toujours être contesté, il est donc nécessaire d’apprendre des modalités opératoires d’élaboration et d’échange critiques13. La « lutte » contre les complotismes ne saurait (et ne doit pas) passer pour une interdiction de critiquer, mais pourrait en revanche porter sur un réapprentissage de la démarche critique dans le cadre de démarches structurées, et non plus en roue libre, sans méthode, parfois sans mémoire ni culture, comme on l’observe sur la plupart des sites diffusant les thèses testées dans le sondage Ifop. Si l’apprentissage de méthodes et de modalité de débat critiques ne protègera jamais totalement contre toutes les thèses douteuses qui circulent14, il permettra au moins d’augmenter la capacité d’autonomie des citoyens dans un univers médiatique et informationnel de plus en plus complexe, ce que ne fait pas (ou peu) un dispositif axé sur la fiabilité des sources comme le Decodex ou Checknews15.
- G. Erner, « Un sondage à la limite de la “fake news”», Charlie Hebdo, n° 1330 (17 janvier 2017), p. 7.
- Voir par exemple la critique argumentée publiée par La Menace théoriste.
- Par exemple, « être en accord » signifie-t-il adhérer, et de quel(s) point(s) de vue ? Pour ne coter qu’un seul exemple, « être en accord » avec l’idée que le gouvernement et les lobbys pharmaceutiques « sont de mèche » pour cacher les effets des vaccins implique-t-il de penser que c’est toujours vrai et que ceux-ci sont prépondérants, ou que cela arrive dans certains cas déterminés ? Ce seul exemple amène, indirectement, d’autres questions qui illustrent cette difficulté à mesurer une chose en apparence simple : qu’entend-on exactement par « lobby pharmaceutique » et, comme le signale le blog cité plus bas, « être de mèche » ?
- Or, pour rester sur le même exemple de collusion avec le lobby pharmaceutique, on notera la différence qu’il y a entre l’affirmer parce que des rapports montrent l’ampleur des efforts déployés par de grands laboratoires auprès de la Commission européenne pour influer sur certaines directives, ou parce qu’il serait « bien connu que les lobbys dirigent le monde ». Et, dans le premier cas, la différence qu’il y a entre accepter de voir cette représentation nuancée par des données concrètes (par exemple l’évolution des lobbyistes enregistrés ou les sommes déclarées), et considérer que comme ça aurait été montré une fois dans un cas, ce serait nécessairement vrai partout dans tous les cas sans nécessité de plus d’éléments empiriques pour l’affirmer. On se rend vite compte que l’enjeu n’est plus la classification de la croyance — complotiste ou non —, mais ce qui la sous-tend et rend (im)possible sa remise en cause par la personne qui y croit.
- Voir notamment Fr. Lordon, « Conspirationnisme : la paille et la poutre », La pompe à phynance, blog hébergé par Le Monde diplomatique (2012) et « Le complotisme des anticomplotistes », Le Monde diplomatique, n° 763 (octobre 2017), p. 3.
- Ce petit livre en fait un excellent travail de synthèse particulièrement accessible : Edgar Szoc, Inspirez, conspirez. Le complotisme au XXIe siècle, Bruxelles, Le bord de l’eau/La Muette (2017).
- Véronique Campion-Vincent, « Note sur les entrepreneurs en complots », Diogène, n° 249 – 250 (2015), p. 99 – 106.
- On pourrait, par contre, critiquer dans les résultats de l’enquête le manque de définition explicite de ce que serait exactement un « complotiste » (même si, on le verra, c’est une chose plus compliquée qui n’y paraît), à savoir ici le fait de se déclarer en accord avec un nombre significatif de thèses identifiées a priori comme elles-mêmes « complotistes » dont la définition n’est pas clairement précisée (même si les thèses testées dans l’enquête correspondent bien aux grands « classiques » du genre circulant sur Internet).
- Au risque de confondre invisibilité et résolution du problème : le complotisme serait « vaincu » dès lors qu’on ne le verrait plus là où il gêne ?
- Par exemple, si l’adhésion à la théorie de la « terre plate » a été beaucoup moquée à l’occasion de la publication du sondage, on notera quand même que l’idée que la terre est sphérique est tout sauf intuitive. Il n’est donc a priori pas irrationnel de se demander si elle ne serait pas plate, par contre il est beaucoup plus problématique de rejeter en bloc les résultats de toutes les expériences qui montrent qu’elle ne l’est pas sous prétexte que les savants, les agences gouvernementales, les fabricants d’outils de mesure ou autres se seraient tous entendus pour nous empêcher de découvrir « la vérité ».
- « Trois ans après Charlie : théories du complot, post-vérité… où en est-on ?», 10 janvier 2018.
- Comme le montre notamment Gérard Bronner, la rhétorique complotiste s’appuie souvent sur ce qu’il appelle un « millefeuille argumentatif », c’est-à-dire un empilement d’arguments multiples tous potentiellement fragiles, mais qui peuvent difficilement tous être invalidés, à moins de ne disposer d’un temps considérable. La conséquence de cette logique est que l’invalidation de quelques arguments n’empêche pas l’adhésion à la thèse complotiste alors même qu’on a conscience de cette fragilité : cela « pourrait être vrai », il y a surement « d’autres arguments », etc. Voir G. Bronner, La démocratie des crédules, Paris, PUF (2013).
- Voir notamment ce que nous disions il y a un an et demi : B. Campion, L. Nicolas et A. Van De Winkel, « L’esprit critique face aux théories du complot », La Libre Belgique (20 juillet 2016).
- Est-il nécessaire de rappeler que des gens très formés, et parfois d’authentiques grands scientifiques, comme Marat, Alexandre Dufour, Réné-Lous Vallée, Luc Montagnier ou Claude Allègre, ont de tout temps succombé à des thèses douteuses voire totalement extravagantes (qu’elles relèvent ou non du complotisme), et cela parfois à l’encontre de quelques principes de bon sens qu’ils ont eux-mêmes enseignés ? Pour quelques portraits et une analyse de ce phénomène, voir notamment A. Moatti, Alterscience. Postures, dogmes, idéologies, Paris, Odile Jacob Sciences (2013).
- Mais qui répondent à un besoin qui existe par ailleurs.