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Comment réformer l’école ? Pas sans savoir pour quoi

Numéro 5 - 2016 par Bernard Delvaux

août 2016

La ques­tion de savoir com­ment chan­ger le sys­tème édu­ca­tif n’est pas indé­pen­dante de la direc­tion qu’on sou­haite impri­mer au chan­ge­ment. Si l’on veut que l’éducation pour­suive d’autres fina­li­tés qu’aujourd’hui et si l’on veut, dans le même temps, tour­ner la page de la forme sco­laire, il faut d’abord par­ve­nir à mettre en mots un hori­zon dési­rable et à mettre en réseaux ceux qui veulent tendre vers cet hori­zon. C’est seule­ment dans un second temps qu’il fau­dra cher­cher à trans­for­mer l’essai au plan poli­tique, quand l’alternative sera deve­nue suf­fi­sam­ment claire et le réseau suf­fi­sam­ment large. Qu’une telle voie paraisse à pre­mière vue uto­pique ne devrait pas nous arrêter.

Dossier

Les recettes idéales pour réfor­mer un sys­tème édu­ca­tif ne peuvent être les mêmes selon que le pro­jet consiste à rendre le sys­tème édu­ca­tif plus com­pé­ti­tif ou plus éga­li­taire, à pour­suivre de nou­velles fina­li­tés édu­ca­tives ou à se satis­faire des mis­sions actuelles, à remettre en cause ou à confor­ter la forme par­ti­cu­lière d’éducation qu’incarne l’école, ou encore à accep­ter ou à refu­ser une varié­té de modèles édu­ca­tifs au sein d’un même ter­ri­toire. La ques­tion de savoir com­ment chan­ger le sys­tème édu­ca­tif de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie Bruxelles ne peut donc être dis­so­ciée de la ques­tion du sens du chan­ge­ment. Une ques­tion dont la réponse ne peut se résu­mer aux mots « équi­té » et « effi­ca­ci­té », qui semblent être aujourd’hui les seules bous­soles des réfor­ma­teurs de tous poils.

Pour cette rai­son, je répon­drai d’abord à la ques­tion du « pour quoi ? » avant d’aborder la ques­tion du « com­ment ? ». Je le ferai avec ma double cas­quette de socio­logue cher­cheur1 et de mili­tant. Sur ce der­nier plan, je le ferai à titre per­son­nel et non comme l’un des porte-paroles du groupe Tout Autre École, même si nombre des idées que je déve­lop­pe­rai ici sont en conso­nance avec les objec­tifs de ce groupe, par­tie pre­nante du mou­ve­ment citoyen Tout Autre Chose.

Pour quoi changer ?

La thèse que je défends part du constat que les chan­ge­ments de socié­té mettent en dif­fi­cul­té la forme sco­laire2 tout autant que l’institution sco­laire. La pre­mière parce que cette forme par­ti­cu­lière d’éducation qu’est l’école est de plus en plus en porte-à-faux avec les évo­lu­tions socié­tales et notam­ment avec le déve­lop­pe­ment du numé­rique. La seconde parce que les auto­ri­tés publiques, elles-mêmes affai­blies par ces mêmes évo­lu­tions, ne trouvent pas de réponse à la hau­teur des défis et laissent les opé­ra­teurs bri­co­ler des réponses dif­fé­ren­ciées en fonc­tion de leurs contextes, ce qui par­ti­cipe à la frag­men­ta­tion de l’institution, d’autant que des opé­ra­teurs externes à l’institution enva­hissent de plus en plus le champ éducatif.

Forme et ins­ti­tu­tion sont donc en grande dif­fi­cul­té. Les réponses à appor­ter à ces deux crises sont cru­ciales. À mes yeux, la forme doit être fon­da­men­ta­le­ment revue. Quant à l’institution, il est impor­tant qu’il en sub­siste une, même si ce n’est plus l’institution sco­laire. Mais une ins­ti­tu­tion pour por­ter quel pro­jet ? Selon moi, un pro­jet en rup­ture avec le pro­gramme actuel, qui consiste bien trop à for­ger des êtres humains conformes aux attentes d’une socié­té domi­née par les logiques de com­pé­ti­tion, d’individualisme et d’utilitarisme, propres au capi­ta­lisme et au néolibéralisme.

Le chan­ge­ment auquel il m’intéresse de réflé­chir implique donc une triple rup­ture : en ce qui concerne les fina­li­tés édu­ca­tives (en pri­vi­lé­giant un ensei­gne­ment aux anti­podes des trois logiques décrites ci-avant); la forme d’éducation (en aban­don­nant cer­tains traits essen­tiels de l’école, cette forme sin­gu­lière d’éducation si inti­me­ment liée à la période moderne); l’institution (en allant à l’encontre du pro­ces­sus de frag­men­ta­tion en cours). Cette triple rup­ture com­plique sans doute les stra­té­gies de chan­ge­ment, et en tout cas en appelle d’autres qu’une « simple » réforme de type adaptatif.

Vou­loir d’autres finalités

Mais avant de trai­ter la ques­tion des moyens, détaillons ces diverses rup­tures, en com­men­çant par celle rela­tive aux fina­li­tés de l’éducation. Les rai­sons d’une telle rup­ture sont phi­lo­so­phiques et poli­tiques puisque la ques­tion des fina­li­tés sup­pose une défi­ni­tion plus ou moins expli­cite du type d’être humain que l’on veut voir gran­dir ain­si que du type de socié­té que l’on sou­haite voir adve­nir. Ma posi­tion part d’un double constat : la moder­ni­té a déve­lop­pé et dif­fu­sé le prin­cipe d’individualité, auquel nous tenons tous ; dans le même temps, du fait du déve­lop­pe­ment des tech­niques et du capi­ta­lisme, elle n’a pu tenir la pro­messe d’émancipation indi­vi­duelle (lui sub­sti­tuant la « simple » pro­messe de liber­té de choix ou d’indépendance), ni la pro­messe d’émancipation col­lec­tive (les ins­tances cen­sées assu­rer une emprise col­lec­tive sur notre des­ti­née com­mune étant deve­nues trop inadap­tées pour que nous puis­sions espé­rer mai­tri­ser à tra­vers elles les dyna­miques d’accélération et de mon­dia­li­sa­tion, ou conte­nir la logique éco­no­mique). Ces pro­messes non tenues ont pour consé­quence que l’individualité s’est muée en indi­vi­dua­lisme et l’émulation en com­pé­ti­tion, et que la ratio­na­li­té en valeur, cen­trée sur la ques­tion du sens, a fait place à la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale, prio­ri­tai­re­ment pré­oc­cu­pée d’efficacité.

Face à ces dérives et pro­messes déçues, que pro­po­ser ? Selon moi, un pro­jet qui doit pou­voir allier le res­pect des indi­vi­dua­li­tés avec la mise en place de nou­veaux modes d’emprise col­lec­tive et démo­cra­tique sur notre des­ti­née com­mune. Tra­duit au point de vue édu­ca­tif, un tel pro­jet implique que l’on cherche à conci­lier les pola­ri­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives lorsqu’on défi­nit le type d’être humain à faire gran­dir à tra­vers l’éducation. Non pas de manière mièvre, comme dans les mis­sions du décret du même nom, mais de manière exi­geante, comme le fait le Mani­feste pour une tout autre école quand il appelle à faire gran­dir des êtres humains qui, sur le ver­sant indi­vi­duel, peuvent expri­mer leur indi­vi­dua­li­té et s’émanciper (plu­tôt que sim­ple­ment être libres de choi­sir) et, sur le ver­sant col­lec­tif, ont appris à être soli­daires et à par­ti­ci­per à l’orientation col­lec­tive de notre his­toire. Des fina­li­tés exi­geantes assi­gnées à une ins­ti­tu­tion édu­ca­tive char­gée de faire gran­dir des indi­vi­dus qui ne soient pas d’abord pré­oc­cu­pés de tirer leur épingle du jeu et qui soient dési­reux et capables de chan­ger les règles du jeu social quand celui-ci les aliène indi­vi­duel­le­ment ou collectivement.

Vou­loir une institution

Puisqu’il entend contri­buer au ver­sant col­lec­tif, un tel pro­jet poli­tique implique le main­tien d’une ins­ti­tu­tion, c’est-à-dire l’intégration des orga­ni­sa­tions édu­ca­tives dans un sys­tème com­mun de normes et d’objectifs par­ta­gés. Des normes qui ne se réduisent pas aux règles expli­cites, puisqu’une ins­ti­tu­tion ne tient pas exclu­si­ve­ment ni même prin­ci­pa­le­ment par ses normes légales, mais repose aus­si sur des évi­dences impli­cites que les acteurs adoptent sou­vent sans être conscients qu’elles ne vont pas de soi et qui cadrent leurs actions et déci­sions de manière sou­vent plus effi­cace que les normes expli­cites. C’est donc à l’encontre d’une ten­dance à la dis­so­lu­tion de com­munes évi­dences et de normes expli­cites que se dresse l’idée d’institution.

Qui dit ins­ti­tu­tion édu­ca­tive dit limite à la liber­té des opé­ra­teurs, tant des moda­li­tés d’éducation que des fina­li­tés. Mais cela n’implique pas néces­sai­re­ment le main­tien du sys­tème sco­laire actuel et de ses modes de régu­la­tion. De même, l’idée d’institution peut aller de pair avec une assez forte auto­no­mie des opé­ra­teurs pour autant que, sur l’essentiel, les normes soient par­ta­gées, tant sur le plan des fina­li­tés que sur celui des prin­cipes essen­tiels de la rela­tion éducative.

Vou­loir tour­ner la page de la forme scolaire

Ce sont ces prin­cipes essen­tiels que résume le terme de forme édu­ca­tive. Et c’est sur ce plan que je pro­pose une troi­sième rup­ture, en invi­tant à remettre en cause voire aban­don­ner la forme sco­laire, un mode d’éducation qui s’est consti­tué puis s’est déployé dans cer­taines cir­cons­tances his­to­riques, notam­ment en rup­ture avec le com­pa­gnon­nage et l’apprentissage, puis en étroite alliance avec le pro­ces­sus d’industrialisation. Cette forme d’éducation par­mi d’autres per­dure et domine main­te­nant depuis long­temps le pay­sage édu­ca­tif. Car si l’école de 2015 ne res­semble pas à l’école de 1850, elles par­tagent cer­tains traits essen­tiels. Ce sont ces traits stables que résume le concept de forme sco­laire. Quels sont ces traits ? Pour faire court : la clô­ture de l’école par rap­port à son envi­ron­ne­ment ; la sépa­ra­tion de l’apprendre et du faire (en oppo­si­tion au com­pa­gnon­nage); la ratio­na­li­sa­tion et la pla­ni­fi­ca­tion des appren­tis­sages ; des iti­né­raires iden­tiques impo­sés à tous ceux qui suivent un même type de for­ma­tion ; un séquen­çage de cet iti­né­raire avec des classes idéa­le­ment homo­gènes en termes de niveau, et donc des années d’études, des éva­lua­tions, des redou­ble­ments et des réorien­ta­tions ; un maitre guide qui entraine son dis­ciple sur un che­min qu’il a déjà tra­cé et sur lequel il le pré­cède tou­jours ; une trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle plu­tôt qu’entre pairs ; une nette sépa­ra­tion entre l’éducation de l’enfance et de la jeu­nesse et l’éducation et la for­ma­tion aux autres âges de la vie.

Pour­quoi faut-il chan­ger de forme édu­ca­tive même si cer­tains pensent que la forme sco­laire — ou du moins cer­tains de ses traits — est un élé­ment de résis­tance au modèle socié­tal actuel, par exemple du fait qu’elle tend à pré­ser­ver, dans cette socié­té hyper­ac­cé­lé­rée et enva­hie d’informations, un ilot de décé­lé­ra­tion où l’on puisse construire patiem­ment les savoirs essen­tiels plu­tôt que de buti­ner d’un savoir super­fi­ciel à l’autre ? Parce que pré­ser­ver la forme sco­laire ne parait pas réa­liste, du fait de la révo­lu­tion numé­rique. Car cette révo­lu­tion bou­le­verse ce qui consti­tue le cœur de l’action édu­ca­tive, à savoir la trans­mis­sion de connais­sances, de valeurs et de com­pé­tences. Elle fra­gi­lise la légi­ti­mi­té des ensei­gnants et des conte­nus qu’ils enseignent. Et ces bou­le­ver­se­ments inter­rogent fon­da­men­ta­le­ment cer­tains traits de la forme sco­laire. Dans ce monde numé­ri­sé, peut-on rai­son­na­ble­ment pen­ser impo­ser encore long­temps des par­cours uni­formes, une sélec­tion légi­time des savoirs qu’il faut impé­ra­ti­ve­ment ensei­gner, un maitre guide plu­tôt qu’accompagnant et ani­ma­teur, une école de la clô­ture, un appren­tis­sage autant sépa­ré de l’agir ? Dans un tel contexte, vou­loir à tout prix main­te­nir la forme sco­laire ne res­semble-t-il pas à de l’acharnement thé­ra­peu­tique ? Ne faut-il pas — sur ce plan, du moins — obli­ga­toi­re­ment s’adapter, mais en choi­sis­sant — ou plu­tôt inven­tant — par­mi les diverses adap­ta­tions pos­sibles celle qui cor­res­pond le mieux au type de socié­té et d’individu que l’on souhaite ?

Il importe d’opérer de concert les trois rup­tures. Ne chan­ger, par exemple, que de forme serait pro­blé­ma­tique, car un tel chan­ge­ment peut être mis au ser­vice de la per­sis­tance des logiques socié­tales actuelles. Cer­tains reven­diquent en effet l’abandon de la forme sco­laire au nom de l’adaptation au modèle néo­li­bé­ral, et jus­ti­fient une forme édu­ca­tive plus souple, ouverte, active ou coopé­ra­tive par la néces­si­té de for­mer des êtres humains capables de s’adapter aux exi­gences du capi­ta­lisme et de la com­pé­ti­tion. Il importe donc de ne pas adop­ter les « nou­velles péda­go­gies » sans pen­ser leurs liens avec les fina­li­tés décrites plus haut. De plus, il faut se gar­der de déve­lop­per une offre alter­na­tive de « niche » sur un mar­ché édu­ca­tif met­tant en concur­rence des pro­jets édu­ca­tifs diver­si­fiés. Le pro­jet consiste plu­tôt à faire émer­ger une nou­velle forme et de nou­velles fina­li­tés édu­ca­tives pour en faire la réfé­rence d’une nou­velle ins­ti­tu­tion édu­ca­tive commune.

Opé­rer simul­ta­né­ment ces trois ruptu­res consti­tue évi­dem­ment un fameux défi. D’où la ques­tion du comment.

Comment changer ?

Com­ment, de fait, poser les jalons de cette triple rup­ture ? Mon hypo­thèse est qu’un tel chan­ge­ment ne peut en tout cas pas être entre­pris par les ins­tances poli­tiques. D’abord parce qu’elles-mêmes sont en crise et lar­ge­ment impuis­santes pour impo­ser la légi­ti­mi­té de leurs déci­sions et garan­tir leur mise en œuvre par les opé­ra­teurs. Ensuite parce qu’il n’est pas ima­gi­nable de consti­tuer aujourd’hui une majo­ri­té poli­tique accep­tant d’opérer cette triple rup­ture. Les esprits ne sont pas mûrs. La forme sco­laire tout autant que les logiques de com­pé­ti­tion, d’individualisme et d’utilitarisme ont encore bien trop d’emprise sur les esprits — et les actes — d’une majo­ri­té d’entre nous. Une action sur les repré­sen­ta­tions doit donc pré­cé­der une action sur le poli­tique. D’autant que le modèle de sub­sti­tu­tion n’est pas au point : les acteurs qui réclament au moins l’une de ces rup­tures tâtonnent et expé­ri­mentent, testent de nou­veaux dis­cours et de nou­velles pra­tiques. Il faut lais­ser du temps pour que, de ces ini­tia­tives et de leur dia­logue, émergent les traits essen­tiels de nou­velles fina­li­tés et d’une nou­velle forme.

Mais n’y a‑t-il pas contra­dic­tion à vou­loir faire émer­ger une com­mune ins­ti­tu­tion en adop­tant une stra­té­gie de chan­ge­ment élu­dant les ins­tances poli­tiques ? Une ins­ti­tu­tion ne peut pas repo­ser sur les seules évi­dences par­ta­gées. Elle sup­pose aus­si qu’une ins­tance démo­cra­tique d’orientation et de ges­tion cha­peaute tous les opé­ra­teurs que l’on veut voir contri­buer au pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel3. Serait-ce donc la qua­dra­ture du cercle ? Je ne le crois pas.

L’idée consiste en effet à tra­vailler en deux temps : un pre­mier temps de matu­ra­tion en marge des ins­tances poli­tiques, et un second temps d’institutionnalisation avec le concours de ces ins­tances. Le pre­mier temps sup­pose un tra­vail ité­ra­tif de mise en récit et de mise en réseau. Un pre­mier récit y sert de base à la consti­tu­tion d’un réseau d’acteurs dont les inter­ac­tions viennent affi­ner et faire évo­luer le récit, à par­tir duquel peut encore gran­dir le réseau et se pré­ci­ser l’horizon vers lequel tendre. Ce pro­ces­sus ité­ra­tif se pour­suit jusqu’à ce que la matu­ra­tion du récit et l’extension du réseau soient suf­fi­santes pour que le pro­jet serve de base à une nou­velle ins­ti­tu­tion édu­ca­tive pilo­tée par les ins­tances démo­cra­tiques d’un territoire.

Mettre en récit

Le récit est essen­tiel dans ce pro­ces­sus car le tra­vail est d’abord de nature cultu­relle. Il faut don­ner forme à des dési­rs d’autre chose, encore lar­ge­ment impré­cis, mettre en cohé­rence et ras­sem­bler ces aspi­ra­tions. On ne peut espé­rer le faire qu’en tra­vaillant, dans un pre­mier temps, les idées géné­rales. C’est la démarche adop­tée par le mou­ve­ment Tout Autre Chose quand il a orga­ni­sé, le 27 sep­tembre 2015, des ate­liers par­ti­ci­pa­tifs dans qua­torze villes dif­fé­rentes, durant les­quels plus de huit-cents per­sonnes ont appor­té leur contri­bu­tion sous forme de brain­storming, avant d’approfondir cer­tains thèmes ou diver­gences lors d’une seconde salve d’ateliers. Le maté­riau issu de ces ate­liers étant touf­fu et dis­pa­rate, le défi consis­tait ensuite à col­ler aux idées échan­gées tout en intro­dui­sant de la cohé­rence et en « tami­sant » les nom­breuses pro­po­si­tions pour en faire émer­ger les lignes structurantes.

Dès le départ, il était enten­du que l’objectif n’était pas de pro­po­ser des normes et des dis­po­si­tifs pré­cis. Nous vou­lions évi­ter d’être absor­bés par la ques­tion des moyens avant d’avoir pré­ci­sé les fina­li­tés et répon­du aux ques­tions essen­tielles : faire gran­dir quels êtres humains ? semer les graines de quelle socié­té ? apprendre quoi ? apprendre com­ment ? apprendre dans quels col­lec­tifs d’apprentissage ? C’est sur la base de ces ques­tions que nous vou­lions déga­ger un hori­zon encore flou, mais suf­fi­sam­ment attrac­tif pour que des per­sonnes aient envie de le prendre pour repère.

Ce pro­ces­sus a abou­ti à un mani­feste. Ce n’est ni un cahier de reven­di­ca­tions à dépo­ser sur une table minis­té­rielle, ni une péti­tion, et pas davan­tage un outil de label­li­sa­tion des alter­na­tives ou un texte inamo­vible. C’est une pre­mière balise pour déli­mi­ter un espace com­mun de recon­nais­sance et d’échange, mais aus­si de débat : les per­sonnes se recon­nais­sant dans le mani­feste ont en effet des points de désac­cord, par exemple sur la dis­tance plus ou moins grande à prendre vis-à-vis de la forme sco­laire, ou sur le conte­nu des appren­tis­sages consi­dé­rés à ce point indis­pen­sables qu’ils doivent être impo­sés à tous. Mais l’hypothèse est que la recon­nais­sance de ces diver­gences n’empêchera pas les échanges et l’élaboration de conver­gences, par exemple sur la manière de prendre dis­tance avec la forme sco­laire sans être « récu­pé­ré » par le sys­tème domi­nant, sans contri­buer à l’extension du mar­ché sco­laire et sans faire une réforme sur le dos des plus faibles.

Mettre en réseau

Cette mise en récit doit nour­rir la mise en réseau. Un réseau hété­ro­gène en termes de fonc­tion (pas seule­ment des ensei­gnants ni des acteurs du sys­tème sco­laire) tout autant que d’origine sociale, de niveau sco­laire ou de réseau d’enseignement. Un réseau éga­le­ment varié en termes de degré d’engagement, puisqu’il réunit des per­sonnes déjà por­teuses d’initiatives et des per­sonnes n’ayant encore rien entre­pris. Et un réseau diver­si­fié par la « cause » prio­ri­tai­re­ment valo­ri­sée par cha­cun, puisque Tout Autre École entend unir trois cou­rants de lutte : contre les inéga­li­tés sco­laires, pour le res­pect des indi­vi­dua­li­tés, et pour une école semant les graines d’une tout autre société.

Un tel réseau se veut ouvert, sans condi­tion d’admission ou carte de membre. Il est là pour favo­ri­ser l’échange d’expériences, la soli­da­ri­té et l’interpellation exi­geante, mais bien­veillante. Le débat interne est en effet indis­pen­sable puisque l’horizon des­si­né reste flou et auto­rise les désac­cords sur ses contours plus pré­cis, de même que sur le che­min à emprun­ter pour y par­ve­nir. Mais ce débat ne doit pas être cas­tra­teur ni tuer dans l’œuf les ini­tia­tives. Il doit au contraire favo­ri­ser une joyeuse ébul­li­tion créative.

Ce réseau doit aus­si être ouvert à d’autres sec­teurs et en pre­mier lieu à tous ceux qui touchent à l’éducation, la for­ma­tion, l’information et la pro­duc­tion de connais­sances, puisque l’idée même de sépa­ra­tion entre l’éducation « sco­laire » et l’éducation « infor­melle » ou extra­s­co­laire doit être inter­ro­gée. Un réseau ouvert aus­si aux per­sonnes qui, dans d’autres sec­teurs appa­rem­ment plus éloi­gnés, luttent contre ces mêmes logiques de com­pé­ti­tion, d’individualisme et d’utilitarisme qui consti­tuent poten­tiel­le­ment le com­mun déno­mi­na­teur des luttes sec­to­rielles et peut-être la clé d’émergence d’un méta-récit trans­sec­to­riel, indis­pen­sable à tout chan­ge­ment édu­ca­tif signi­fi­ca­tif. Peut-on en effet espé­rer chan­ger l’école sans chan­ger la société ?

Et trans­for­mer l’essai…

Notre espoir — ou faut-il plu­tôt dire : notre volon­té ? — est que ce double tra­vail ité­ra­tif de mise en récit et de mise en réseau puisse à terme consti­tuer la base d’une nou­velle ins­ti­tu­tion édu­ca­tive. Une telle ambi­tion néces­site de pré­ci­ser peu à peu le récit, de pas­ser de l’épure au des­sin détaillé, et d’aborder tôt ou tard la ques­tion des dis­po­si­tifs, des struc­tures et des régu­la­tions, non sans avoir préa­la­ble­ment conso­li­dé le dis­cours sur les fina­li­tés et les grands traits d’une nou­velle forme édu­ca­tive, et en s’y réfé­rant sans cesse afin de main­te­nir la cohé­rence entre fins et moyens. C’est alors seule­ment, quand le récit sera plus clair et le réseau plus large, qu’il sera temps de faire appel aux ins­tances poli­tiques. Il est donc trop tôt pour dire quels devraient être les dis­po­si­tifs et règles à ins­ti­tuer par ces instances.

Mais don­nons-en cepen­dant une image plus concrète, en pré­sen­tant suc­cinc­te­ment les idées qui sont les miennes à ce stade, et pas néces­sai­re­ment celles qui émer­ge­ront du pro­ces­sus ité­ra­tif. Une manière de mesu­rer la dis­tance entre pré­sent et futur rêvé, et par consé­quent l’inévitable tra­vail cultu­rel de l’étape 1 et la néces­saire contri­bu­tion des ins­tances poli­tiques à l’étape 2, puisque cer­tains volets d’un tel modèle (mais moins nom­breux qu’on pour­rait le croire) ne peuvent être mis en œuvre dans le cadre légal ou orga­ni­sa­tion­nel d’aujourd’hui.

Ima­gi­nons un cur­sus com­mun jusqu’à vingt-deux ans, mais dégres­sif à mesure que l’âge aug­mente. Un cur­sus com­mun axé sur l’essentiel : les lan­gages, les com­pé­tences de pen­sée et de com­mu­ni­ca­tion, le rap­port à soi et le rap­port aux autres. Ima­gi­nons en paral­lèle, dès le plus jeune âge, mais de manière pro­gres­sive, un cur­sus plus indi­vi­dua­li­sé où les appre­nants se ver­raient impo­ser des domaines de connais­sances et de com­pé­tences iden­tiques, mais pour­raient choi­sir, dans cha­cun de ces domaines, l’offre qui les motive dans un éven­tail diver­si­fié, avant de pou­voir (après seize ans) faire des choix qui pour­raient se faire en dehors de domaines imposés.

Ima­gi­nons aus­si, dans le cur­sus com­mun, des classes mul­ti-âges, obli­ga­toi­re­ment hété­ro­gènes en termes d’origine sociale, de convic­tion ou de « niveau d’aptitude » (puisqu’il s’agit d’y expé­ri­men­ter démo­cra­tie et soli­da­ri­té avec d’autres appre­nants dif­fé­rents de soi), et dans le cur­sus « indi­vi­dua­li­sé », des col­lec­tifs d’apprentissage ras­sem­blant des élèves de plu­sieurs écoles et des appre­nants d’âges dif­fé­rents (voire un mélange d’adultes et de jeunes dans cer­tains domaines).

Ima­gi­nons une grande liber­té péda­go­gique lais­sée aux édu­ca­teurs et ensei­gnants, qui auraient cepen­dant inté­gré les grands prin­cipes décrits dans le Mani­feste : 1) culti­ver et entre­te­nir l’appétit d’apprendre ; 2) parier réso­lu­ment sur l’intelligence de tous, 3) refu­ser l’addiction à l’évaluation, 4) consi­dé­rer le groupe comme un col­lec­tif d’apprentissage plu­tôt que comme une col­lec­tion d’apprenants, 5) asso­cier davan­tage l’apprendre à un agir qui ait du sens, 6) mettre les élèves en contact avec d’autres maitres qu’eux-mêmes.

Ima­gi­nons une régu­la­tion à contre­cou­rant du modèle mana­gé­rial de sur­veillance actuel­le­ment plé­bis­ci­té. Une régu­la­tion repo­sant sur une for­ma­tion ini­tiale de qua­li­té à des­ti­na­tion des futurs ensei­gnants et édu­ca­teurs, où sont expé­ri­men­tés puis inté­grés les prin­cipes essen­tiels de la rela­tion péda­go­gique, et qui s’appuierait ensuite prio­ri­tai­re­ment sur des dis­po­si­tifs d’approfondissement des com­pé­tences pro­fes­sion­nelles par échanges et inter­vi­sions entre pairs.

Ima­gi­nons enfin un finan­ce­ment public inté­gral et un mode de répar­ti­tion des moyens qui ne sti­mule pas la com­pé­ti­tion entre écoles et ne repose pas sur la mesure de la valeur ajou­tée des ensei­gnants ou des établissements.

Cette (trop) rapide esquisse d’une tout autre ins­ti­tu­tion édu­ca­tive rom­pant avec la forme et les fina­li­tés de l’école actuelle témoigne de la dis­tance entre l’«ici et main­te­nant » et le « peut-être là un jour ». Une dis­tance qui pour­rait lais­ser croire qu’il s’agit là d’une pure chi­mère. La pre­mière étape d’un tel chan­ge­ment consiste pré­ci­sé­ment à convaincre un nombre crois­sant de per­sonnes qu’une part d’utopie est plus que jamais néces­saire dans ce monde où nous avons per­du confiance en notre capa­ci­té col­lec­tive de mai­tri­ser notre his­toire com­mune, où il semble n’y avoir plus d’autre choix que l’adaptation à un sys­tème qui nous impose sa logique alié­nante. Pour autant, il ne s’agit pas d’entrer dans une logique du grand soir, mais de ras­sem­bler ceux qui se trouvent séduits par l’ébauche d’un autre récit et qui, sans lais­ser tom­ber les ini­tia­tives modestes et limi­tées qu’ils peuvent prendre, sont d’accord d’entrer dans une démarche col­lec­tive d’élaboration pro­gres­sive d’un récit et d’un réseau sec­to­riel et trans­sec­to­riel, pour construire, à force d’expérimentations, d’échanges et d’interpellations bien­veillantes, un nou­vel ima­gi­naire et un rap­port de force.

Un tel chan­ge­ment pren­dra du temps, bien enten­du. Rai­son de plus pour ne plus tar­der à entrer dans une telle démarche.

  1. Dans le cadre de ma fonc­tion au Gir­sef (Groupe inter­dis­ci­pli­naire de recherche sur la socia­li­sa­tion, l’éducation et la for­ma­tion – UCL), j’ai notam­ment publié en 2015 l’essai Une tout autre École aux édi­tions Pen­sées libres.
  2. Ce concept de forme sco­laire a été pro­po­sé par Guy Vincent (1980). Il désigne les carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales de cette forme par­ti­cu­lière d’éducation qu’est l’école, carac­té­ris­tiques qui la dis­tinguent d’autres formes d’éducation telles que le com­pa­gnon­nage ou l’apprentissage, et qui demeurent mal­gré les réformes sco­laires. Ces carac­té­ris­tiques sont défi­nies plus loin.
  3. À savoir, les prin­cipes et valeurs qui fondent l’institution ain­si que leur tra­duc­tion concrète dans des formes orga­ni­sa­tion­nelles et des dis­po­si­tifs de socialisation.

Bernard Delvaux


Auteur

Bernard Delvaux est sociologue et chercheur [Girsef->http://www.uclouvain.be/girsef.html] (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation) à l'Université catholique de Louvain.