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Comment réformer l’école ? Pas sans savoir pour quoi
La question de savoir comment changer le système éducatif n’est pas indépendante de la direction qu’on souhaite imprimer au changement. Si l’on veut que l’éducation poursuive d’autres finalités qu’aujourd’hui et si l’on veut, dans le même temps, tourner la page de la forme scolaire, il faut d’abord parvenir à mettre en mots un horizon désirable et à mettre en réseaux ceux qui veulent tendre vers cet horizon. C’est seulement dans un second temps qu’il faudra chercher à transformer l’essai au plan politique, quand l’alternative sera devenue suffisamment claire et le réseau suffisamment large. Qu’une telle voie paraisse à première vue utopique ne devrait pas nous arrêter.
Les recettes idéales pour réformer un système éducatif ne peuvent être les mêmes selon que le projet consiste à rendre le système éducatif plus compétitif ou plus égalitaire, à poursuivre de nouvelles finalités éducatives ou à se satisfaire des missions actuelles, à remettre en cause ou à conforter la forme particulière d’éducation qu’incarne l’école, ou encore à accepter ou à refuser une variété de modèles éducatifs au sein d’un même territoire. La question de savoir comment changer le système éducatif de la Fédération Wallonie Bruxelles ne peut donc être dissociée de la question du sens du changement. Une question dont la réponse ne peut se résumer aux mots « équité » et « efficacité », qui semblent être aujourd’hui les seules boussoles des réformateurs de tous poils.
Pour cette raison, je répondrai d’abord à la question du « pour quoi ? » avant d’aborder la question du « comment ? ». Je le ferai avec ma double casquette de sociologue chercheur1 et de militant. Sur ce dernier plan, je le ferai à titre personnel et non comme l’un des porte-paroles du groupe Tout Autre École, même si nombre des idées que je développerai ici sont en consonance avec les objectifs de ce groupe, partie prenante du mouvement citoyen Tout Autre Chose.
Pour quoi changer ?
La thèse que je défends part du constat que les changements de société mettent en difficulté la forme scolaire2 tout autant que l’institution scolaire. La première parce que cette forme particulière d’éducation qu’est l’école est de plus en plus en porte-à-faux avec les évolutions sociétales et notamment avec le développement du numérique. La seconde parce que les autorités publiques, elles-mêmes affaiblies par ces mêmes évolutions, ne trouvent pas de réponse à la hauteur des défis et laissent les opérateurs bricoler des réponses différenciées en fonction de leurs contextes, ce qui participe à la fragmentation de l’institution, d’autant que des opérateurs externes à l’institution envahissent de plus en plus le champ éducatif.
Forme et institution sont donc en grande difficulté. Les réponses à apporter à ces deux crises sont cruciales. À mes yeux, la forme doit être fondamentalement revue. Quant à l’institution, il est important qu’il en subsiste une, même si ce n’est plus l’institution scolaire. Mais une institution pour porter quel projet ? Selon moi, un projet en rupture avec le programme actuel, qui consiste bien trop à forger des êtres humains conformes aux attentes d’une société dominée par les logiques de compétition, d’individualisme et d’utilitarisme, propres au capitalisme et au néolibéralisme.
Le changement auquel il m’intéresse de réfléchir implique donc une triple rupture : en ce qui concerne les finalités éducatives (en privilégiant un enseignement aux antipodes des trois logiques décrites ci-avant); la forme d’éducation (en abandonnant certains traits essentiels de l’école, cette forme singulière d’éducation si intimement liée à la période moderne); l’institution (en allant à l’encontre du processus de fragmentation en cours). Cette triple rupture complique sans doute les stratégies de changement, et en tout cas en appelle d’autres qu’une « simple » réforme de type adaptatif.
Vouloir d’autres finalités
Mais avant de traiter la question des moyens, détaillons ces diverses ruptures, en commençant par celle relative aux finalités de l’éducation. Les raisons d’une telle rupture sont philosophiques et politiques puisque la question des finalités suppose une définition plus ou moins explicite du type d’être humain que l’on veut voir grandir ainsi que du type de société que l’on souhaite voir advenir. Ma position part d’un double constat : la modernité a développé et diffusé le principe d’individualité, auquel nous tenons tous ; dans le même temps, du fait du développement des techniques et du capitalisme, elle n’a pu tenir la promesse d’émancipation individuelle (lui substituant la « simple » promesse de liberté de choix ou d’indépendance), ni la promesse d’émancipation collective (les instances censées assurer une emprise collective sur notre destinée commune étant devenues trop inadaptées pour que nous puissions espérer maitriser à travers elles les dynamiques d’accélération et de mondialisation, ou contenir la logique économique). Ces promesses non tenues ont pour conséquence que l’individualité s’est muée en individualisme et l’émulation en compétition, et que la rationalité en valeur, centrée sur la question du sens, a fait place à la rationalité instrumentale, prioritairement préoccupée d’efficacité.
Face à ces dérives et promesses déçues, que proposer ? Selon moi, un projet qui doit pouvoir allier le respect des individualités avec la mise en place de nouveaux modes d’emprise collective et démocratique sur notre destinée commune. Traduit au point de vue éducatif, un tel projet implique que l’on cherche à concilier les polarités individuelles et collectives lorsqu’on définit le type d’être humain à faire grandir à travers l’éducation. Non pas de manière mièvre, comme dans les missions du décret du même nom, mais de manière exigeante, comme le fait le Manifeste pour une tout autre école quand il appelle à faire grandir des êtres humains qui, sur le versant individuel, peuvent exprimer leur individualité et s’émanciper (plutôt que simplement être libres de choisir) et, sur le versant collectif, ont appris à être solidaires et à participer à l’orientation collective de notre histoire. Des finalités exigeantes assignées à une institution éducative chargée de faire grandir des individus qui ne soient pas d’abord préoccupés de tirer leur épingle du jeu et qui soient désireux et capables de changer les règles du jeu social quand celui-ci les aliène individuellement ou collectivement.
Vouloir une institution
Puisqu’il entend contribuer au versant collectif, un tel projet politique implique le maintien d’une institution, c’est-à-dire l’intégration des organisations éducatives dans un système commun de normes et d’objectifs partagés. Des normes qui ne se réduisent pas aux règles explicites, puisqu’une institution ne tient pas exclusivement ni même principalement par ses normes légales, mais repose aussi sur des évidences implicites que les acteurs adoptent souvent sans être conscients qu’elles ne vont pas de soi et qui cadrent leurs actions et décisions de manière souvent plus efficace que les normes explicites. C’est donc à l’encontre d’une tendance à la dissolution de communes évidences et de normes explicites que se dresse l’idée d’institution.
Qui dit institution éducative dit limite à la liberté des opérateurs, tant des modalités d’éducation que des finalités. Mais cela n’implique pas nécessairement le maintien du système scolaire actuel et de ses modes de régulation. De même, l’idée d’institution peut aller de pair avec une assez forte autonomie des opérateurs pour autant que, sur l’essentiel, les normes soient partagées, tant sur le plan des finalités que sur celui des principes essentiels de la relation éducative.
Vouloir tourner la page de la forme scolaire
Ce sont ces principes essentiels que résume le terme de forme éducative. Et c’est sur ce plan que je propose une troisième rupture, en invitant à remettre en cause voire abandonner la forme scolaire, un mode d’éducation qui s’est constitué puis s’est déployé dans certaines circonstances historiques, notamment en rupture avec le compagnonnage et l’apprentissage, puis en étroite alliance avec le processus d’industrialisation. Cette forme d’éducation parmi d’autres perdure et domine maintenant depuis longtemps le paysage éducatif. Car si l’école de 2015 ne ressemble pas à l’école de 1850, elles partagent certains traits essentiels. Ce sont ces traits stables que résume le concept de forme scolaire. Quels sont ces traits ? Pour faire court : la clôture de l’école par rapport à son environnement ; la séparation de l’apprendre et du faire (en opposition au compagnonnage); la rationalisation et la planification des apprentissages ; des itinéraires identiques imposés à tous ceux qui suivent un même type de formation ; un séquençage de cet itinéraire avec des classes idéalement homogènes en termes de niveau, et donc des années d’études, des évaluations, des redoublements et des réorientations ; un maitre guide qui entraine son disciple sur un chemin qu’il a déjà tracé et sur lequel il le précède toujours ; une transmission intergénérationnelle plutôt qu’entre pairs ; une nette séparation entre l’éducation de l’enfance et de la jeunesse et l’éducation et la formation aux autres âges de la vie.
Pourquoi faut-il changer de forme éducative même si certains pensent que la forme scolaire — ou du moins certains de ses traits — est un élément de résistance au modèle sociétal actuel, par exemple du fait qu’elle tend à préserver, dans cette société hyperaccélérée et envahie d’informations, un ilot de décélération où l’on puisse construire patiemment les savoirs essentiels plutôt que de butiner d’un savoir superficiel à l’autre ? Parce que préserver la forme scolaire ne parait pas réaliste, du fait de la révolution numérique. Car cette révolution bouleverse ce qui constitue le cœur de l’action éducative, à savoir la transmission de connaissances, de valeurs et de compétences. Elle fragilise la légitimité des enseignants et des contenus qu’ils enseignent. Et ces bouleversements interrogent fondamentalement certains traits de la forme scolaire. Dans ce monde numérisé, peut-on raisonnablement penser imposer encore longtemps des parcours uniformes, une sélection légitime des savoirs qu’il faut impérativement enseigner, un maitre guide plutôt qu’accompagnant et animateur, une école de la clôture, un apprentissage autant séparé de l’agir ? Dans un tel contexte, vouloir à tout prix maintenir la forme scolaire ne ressemble-t-il pas à de l’acharnement thérapeutique ? Ne faut-il pas — sur ce plan, du moins — obligatoirement s’adapter, mais en choisissant — ou plutôt inventant — parmi les diverses adaptations possibles celle qui correspond le mieux au type de société et d’individu que l’on souhaite ?
Il importe d’opérer de concert les trois ruptures. Ne changer, par exemple, que de forme serait problématique, car un tel changement peut être mis au service de la persistance des logiques sociétales actuelles. Certains revendiquent en effet l’abandon de la forme scolaire au nom de l’adaptation au modèle néolibéral, et justifient une forme éducative plus souple, ouverte, active ou coopérative par la nécessité de former des êtres humains capables de s’adapter aux exigences du capitalisme et de la compétition. Il importe donc de ne pas adopter les « nouvelles pédagogies » sans penser leurs liens avec les finalités décrites plus haut. De plus, il faut se garder de développer une offre alternative de « niche » sur un marché éducatif mettant en concurrence des projets éducatifs diversifiés. Le projet consiste plutôt à faire émerger une nouvelle forme et de nouvelles finalités éducatives pour en faire la référence d’une nouvelle institution éducative commune.
Opérer simultanément ces trois ruptures constitue évidemment un fameux défi. D’où la question du comment.
Comment changer ?
Comment, de fait, poser les jalons de cette triple rupture ? Mon hypothèse est qu’un tel changement ne peut en tout cas pas être entrepris par les instances politiques. D’abord parce qu’elles-mêmes sont en crise et largement impuissantes pour imposer la légitimité de leurs décisions et garantir leur mise en œuvre par les opérateurs. Ensuite parce qu’il n’est pas imaginable de constituer aujourd’hui une majorité politique acceptant d’opérer cette triple rupture. Les esprits ne sont pas mûrs. La forme scolaire tout autant que les logiques de compétition, d’individualisme et d’utilitarisme ont encore bien trop d’emprise sur les esprits — et les actes — d’une majorité d’entre nous. Une action sur les représentations doit donc précéder une action sur le politique. D’autant que le modèle de substitution n’est pas au point : les acteurs qui réclament au moins l’une de ces ruptures tâtonnent et expérimentent, testent de nouveaux discours et de nouvelles pratiques. Il faut laisser du temps pour que, de ces initiatives et de leur dialogue, émergent les traits essentiels de nouvelles finalités et d’une nouvelle forme.
Mais n’y a‑t-il pas contradiction à vouloir faire émerger une commune institution en adoptant une stratégie de changement éludant les instances politiques ? Une institution ne peut pas reposer sur les seules évidences partagées. Elle suppose aussi qu’une instance démocratique d’orientation et de gestion chapeaute tous les opérateurs que l’on veut voir contribuer au programme institutionnel3. Serait-ce donc la quadrature du cercle ? Je ne le crois pas.
L’idée consiste en effet à travailler en deux temps : un premier temps de maturation en marge des instances politiques, et un second temps d’institutionnalisation avec le concours de ces instances. Le premier temps suppose un travail itératif de mise en récit et de mise en réseau. Un premier récit y sert de base à la constitution d’un réseau d’acteurs dont les interactions viennent affiner et faire évoluer le récit, à partir duquel peut encore grandir le réseau et se préciser l’horizon vers lequel tendre. Ce processus itératif se poursuit jusqu’à ce que la maturation du récit et l’extension du réseau soient suffisantes pour que le projet serve de base à une nouvelle institution éducative pilotée par les instances démocratiques d’un territoire.
Mettre en récit
Le récit est essentiel dans ce processus car le travail est d’abord de nature culturelle. Il faut donner forme à des désirs d’autre chose, encore largement imprécis, mettre en cohérence et rassembler ces aspirations. On ne peut espérer le faire qu’en travaillant, dans un premier temps, les idées générales. C’est la démarche adoptée par le mouvement Tout Autre Chose quand il a organisé, le 27 septembre 2015, des ateliers participatifs dans quatorze villes différentes, durant lesquels plus de huit-cents personnes ont apporté leur contribution sous forme de brainstorming, avant d’approfondir certains thèmes ou divergences lors d’une seconde salve d’ateliers. Le matériau issu de ces ateliers étant touffu et disparate, le défi consistait ensuite à coller aux idées échangées tout en introduisant de la cohérence et en « tamisant » les nombreuses propositions pour en faire émerger les lignes structurantes.
Dès le départ, il était entendu que l’objectif n’était pas de proposer des normes et des dispositifs précis. Nous voulions éviter d’être absorbés par la question des moyens avant d’avoir précisé les finalités et répondu aux questions essentielles : faire grandir quels êtres humains ? semer les graines de quelle société ? apprendre quoi ? apprendre comment ? apprendre dans quels collectifs d’apprentissage ? C’est sur la base de ces questions que nous voulions dégager un horizon encore flou, mais suffisamment attractif pour que des personnes aient envie de le prendre pour repère.
Ce processus a abouti à un manifeste. Ce n’est ni un cahier de revendications à déposer sur une table ministérielle, ni une pétition, et pas davantage un outil de labellisation des alternatives ou un texte inamovible. C’est une première balise pour délimiter un espace commun de reconnaissance et d’échange, mais aussi de débat : les personnes se reconnaissant dans le manifeste ont en effet des points de désaccord, par exemple sur la distance plus ou moins grande à prendre vis-à-vis de la forme scolaire, ou sur le contenu des apprentissages considérés à ce point indispensables qu’ils doivent être imposés à tous. Mais l’hypothèse est que la reconnaissance de ces divergences n’empêchera pas les échanges et l’élaboration de convergences, par exemple sur la manière de prendre distance avec la forme scolaire sans être « récupéré » par le système dominant, sans contribuer à l’extension du marché scolaire et sans faire une réforme sur le dos des plus faibles.
Mettre en réseau
Cette mise en récit doit nourrir la mise en réseau. Un réseau hétérogène en termes de fonction (pas seulement des enseignants ni des acteurs du système scolaire) tout autant que d’origine sociale, de niveau scolaire ou de réseau d’enseignement. Un réseau également varié en termes de degré d’engagement, puisqu’il réunit des personnes déjà porteuses d’initiatives et des personnes n’ayant encore rien entrepris. Et un réseau diversifié par la « cause » prioritairement valorisée par chacun, puisque Tout Autre École entend unir trois courants de lutte : contre les inégalités scolaires, pour le respect des individualités, et pour une école semant les graines d’une tout autre société.
Un tel réseau se veut ouvert, sans condition d’admission ou carte de membre. Il est là pour favoriser l’échange d’expériences, la solidarité et l’interpellation exigeante, mais bienveillante. Le débat interne est en effet indispensable puisque l’horizon dessiné reste flou et autorise les désaccords sur ses contours plus précis, de même que sur le chemin à emprunter pour y parvenir. Mais ce débat ne doit pas être castrateur ni tuer dans l’œuf les initiatives. Il doit au contraire favoriser une joyeuse ébullition créative.
Ce réseau doit aussi être ouvert à d’autres secteurs et en premier lieu à tous ceux qui touchent à l’éducation, la formation, l’information et la production de connaissances, puisque l’idée même de séparation entre l’éducation « scolaire » et l’éducation « informelle » ou extrascolaire doit être interrogée. Un réseau ouvert aussi aux personnes qui, dans d’autres secteurs apparemment plus éloignés, luttent contre ces mêmes logiques de compétition, d’individualisme et d’utilitarisme qui constituent potentiellement le commun dénominateur des luttes sectorielles et peut-être la clé d’émergence d’un méta-récit transsectoriel, indispensable à tout changement éducatif significatif. Peut-on en effet espérer changer l’école sans changer la société ?
Et transformer l’essai…
Notre espoir — ou faut-il plutôt dire : notre volonté ? — est que ce double travail itératif de mise en récit et de mise en réseau puisse à terme constituer la base d’une nouvelle institution éducative. Une telle ambition nécessite de préciser peu à peu le récit, de passer de l’épure au dessin détaillé, et d’aborder tôt ou tard la question des dispositifs, des structures et des régulations, non sans avoir préalablement consolidé le discours sur les finalités et les grands traits d’une nouvelle forme éducative, et en s’y référant sans cesse afin de maintenir la cohérence entre fins et moyens. C’est alors seulement, quand le récit sera plus clair et le réseau plus large, qu’il sera temps de faire appel aux instances politiques. Il est donc trop tôt pour dire quels devraient être les dispositifs et règles à instituer par ces instances.
Mais donnons-en cependant une image plus concrète, en présentant succinctement les idées qui sont les miennes à ce stade, et pas nécessairement celles qui émergeront du processus itératif. Une manière de mesurer la distance entre présent et futur rêvé, et par conséquent l’inévitable travail culturel de l’étape 1 et la nécessaire contribution des instances politiques à l’étape 2, puisque certains volets d’un tel modèle (mais moins nombreux qu’on pourrait le croire) ne peuvent être mis en œuvre dans le cadre légal ou organisationnel d’aujourd’hui.
Imaginons un cursus commun jusqu’à vingt-deux ans, mais dégressif à mesure que l’âge augmente. Un cursus commun axé sur l’essentiel : les langages, les compétences de pensée et de communication, le rapport à soi et le rapport aux autres. Imaginons en parallèle, dès le plus jeune âge, mais de manière progressive, un cursus plus individualisé où les apprenants se verraient imposer des domaines de connaissances et de compétences identiques, mais pourraient choisir, dans chacun de ces domaines, l’offre qui les motive dans un éventail diversifié, avant de pouvoir (après seize ans) faire des choix qui pourraient se faire en dehors de domaines imposés.
Imaginons aussi, dans le cursus commun, des classes multi-âges, obligatoirement hétérogènes en termes d’origine sociale, de conviction ou de « niveau d’aptitude » (puisqu’il s’agit d’y expérimenter démocratie et solidarité avec d’autres apprenants différents de soi), et dans le cursus « individualisé », des collectifs d’apprentissage rassemblant des élèves de plusieurs écoles et des apprenants d’âges différents (voire un mélange d’adultes et de jeunes dans certains domaines).
Imaginons une grande liberté pédagogique laissée aux éducateurs et enseignants, qui auraient cependant intégré les grands principes décrits dans le Manifeste : 1) cultiver et entretenir l’appétit d’apprendre ; 2) parier résolument sur l’intelligence de tous, 3) refuser l’addiction à l’évaluation, 4) considérer le groupe comme un collectif d’apprentissage plutôt que comme une collection d’apprenants, 5) associer davantage l’apprendre à un agir qui ait du sens, 6) mettre les élèves en contact avec d’autres maitres qu’eux-mêmes.
Imaginons une régulation à contrecourant du modèle managérial de surveillance actuellement plébiscité. Une régulation reposant sur une formation initiale de qualité à destination des futurs enseignants et éducateurs, où sont expérimentés puis intégrés les principes essentiels de la relation pédagogique, et qui s’appuierait ensuite prioritairement sur des dispositifs d’approfondissement des compétences professionnelles par échanges et intervisions entre pairs.
Imaginons enfin un financement public intégral et un mode de répartition des moyens qui ne stimule pas la compétition entre écoles et ne repose pas sur la mesure de la valeur ajoutée des enseignants ou des établissements.
Cette (trop) rapide esquisse d’une tout autre institution éducative rompant avec la forme et les finalités de l’école actuelle témoigne de la distance entre l’«ici et maintenant » et le « peut-être là un jour ». Une distance qui pourrait laisser croire qu’il s’agit là d’une pure chimère. La première étape d’un tel changement consiste précisément à convaincre un nombre croissant de personnes qu’une part d’utopie est plus que jamais nécessaire dans ce monde où nous avons perdu confiance en notre capacité collective de maitriser notre histoire commune, où il semble n’y avoir plus d’autre choix que l’adaptation à un système qui nous impose sa logique aliénante. Pour autant, il ne s’agit pas d’entrer dans une logique du grand soir, mais de rassembler ceux qui se trouvent séduits par l’ébauche d’un autre récit et qui, sans laisser tomber les initiatives modestes et limitées qu’ils peuvent prendre, sont d’accord d’entrer dans une démarche collective d’élaboration progressive d’un récit et d’un réseau sectoriel et transsectoriel, pour construire, à force d’expérimentations, d’échanges et d’interpellations bienveillantes, un nouvel imaginaire et un rapport de force.
Un tel changement prendra du temps, bien entendu. Raison de plus pour ne plus tarder à entrer dans une telle démarche.
- Dans le cadre de ma fonction au Girsef (Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation – UCL), j’ai notamment publié en 2015 l’essai Une tout autre École aux éditions Pensées libres.
- Ce concept de forme scolaire a été proposé par Guy Vincent (1980). Il désigne les caractéristiques fondamentales de cette forme particulière d’éducation qu’est l’école, caractéristiques qui la distinguent d’autres formes d’éducation telles que le compagnonnage ou l’apprentissage, et qui demeurent malgré les réformes scolaires. Ces caractéristiques sont définies plus loin.
- À savoir, les principes et valeurs qui fondent l’institution ainsi que leur traduction concrète dans des formes organisationnelles et des dispositifs de socialisation.