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Comment la société de la connaissance se méconnaît-elle ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Luc Van Campenhoudt

juillet 2009

En consa­crant cer­taines manières de se connaître, la socié­té de la connais­sance s’en inter­dit d’autres. Les pro­ces­sus de connais­sance sont indis­so­cia­ble­ment ins­ti­tu­tion­nels. D’eux dépendent, pour par­tie, le suc­cès ou l’é­chec des théo­ries, des méthodes et, plus lar­ge­ment des manières de pen­ser. Dès lors, il faut étu­dier « com­ment pensent les ins­ti­tu­tions » et chan­ger les ins­ti­tu­tions plu­tôt que les indi­vi­dus. La « socié­té de l’in­for­ma­tion » consti­tue l’u­to­pie d’une socié­té idéale qui sous-tend le rap­port des déci­deurs au savoir scien­ti­fique. Sa supré­ma­tie s’est bâtie au cours d’un long pro­ces­sus his­to­rique qu’il faut recons­ti­tuer afin d’en bien sai­sir les enjeux. Pour déci­der et légi­ti­mer ses déci­sions, le poli­tique a ten­dance à s’ap­puyer sur les savoirs scien­ti­fiques consi­dé­rés comme les plus légi­times, qui béné­fi­cient du pri­vi­lège de l’évidence.

Notre socié­té de la connais­sance est réflexive. Cela signi­fie qu’elle ne se contente pas de vou­loir connaître le monde pour le trans­for­mer ; elle veut aus­si se connaître dans la manière dont elle fonc­tionne et trans­forme le monde. Elle ne regarde plus sim­ple­ment le monde par la fenêtre, comme un objet exté­rieur à elle-même qu’elle veut s’approprier ; elle se regarde elle-même dans le miroir en train de regar­der par la fenêtre. Enquêtes, son­dages, confé­rences, col­loques, exper­tises, audits, sémi­naires, work­shops, éva­lua­tions, recherches en sciences sociales, sta­tis­tiques… sont quelques-unes des nom­breuses manières par les­quelles la socié­té s’intéresse à elle-même et cherche à mieux se connaître. Grâce aux­quelles elle peut plei­ne­ment se dis­tin­guer des époques pré­cé­dentes et s’auto-conférer ce titre dis­tinc­tif de « socié­té de la connaissance ».

Mais com­ment se connaît-elle ? Et sur­tout, com­ment se mécon­naît-elle ? Car, en se connais­sant d’une cer­taine manière, à par­tir de cer­tains pré­sup­po­sés et de cer­taines méthodes, elle construit d’elle-même un reflet qui serait autre si elle se connais­sait à par­tir d’autres pré­sup­po­sés et d’autres méthodes. En défi­nis­sant ce qui est pen­sable et la manière légi­time de le pen­ser, elle s’interdit, dans le même temps, d’autres pen­sables pos­sibles qui res­tent for­cé­ment impen­sés et elle dis­qua­li­fie d’autres manières de pen­ser. Bref, en se connais­sant, la socié­té se méconnaît.

La modernité réflexive

Quand les déci­deurs (poli­tiques notam­ment) réclament des chiffres, des com­pa­rai­sons sta­tis­tiques, des modèles mathé­ma­tiques, des car­to­gra­phies, des banques de don­nées, des enquêtes quan­ti­ta­tives et des cor­ré­la­tions entre variables… pour gui­der leurs choix, quand ils ordonnent l’informatisation inten­sive d’une admi­nis­tra­tion et la mise en réseau d’ordinateurs et de ser­vices, quand ils sol­li­citent l’analyse d’experts ou leur demandent de fixer un seuil limite de pol­lu­tion…, leurs options s’inscrivent « spon­ta­né­ment » à l’intérieur d’un cadre de pen­sée, d’un para­digme qui, à leurs yeux, va de soi mais dont les fon­de­ments res­tent lar­ge­ment impen­sés, par eux comme par la grande majo­ri­té de leurs contemporains.

Si la manière d’aborder notre déve­lop­pe­ment (tech­no­lo­gique et socio-éco­no­mique notam­ment) ne posait pas aujourd’hui de graves pro­blèmes, si l’évolution du monde n’apparaissait pas comme un « camion fou1 » incon­trô­lable devant les roues duquel on peut seule­ment essayer de déga­ger la voie pour évi­ter qu’il ne verse, on pour­rait consi­dé­rer que ces ques­tions sur la manière de pen­ser sont juste bonnes à occu­per quelques uni­ver­si­taires qui n’ont rien de plus utile à faire. Dans une socié­té où les risques majeurs sont pro­duits par l’activité humaine, en par­ti­cu­lier scien­ti­fique et tech­nique, s’inquiéter de la manière même de pen­ser, acqué­rir et par­ta­ger une connais­sance plus poin­tue de la socié­té de la connais­sance ou, plu­tôt, de la mécon­nais­sance, n’est donc pas un luxe.

Mais voi­là le para­doxe : com­ment pen­ser ce qui est aujourd’hui impen­sable ? La pen­sée exis­tante a les moyens de son propre dépas­se­ment. Les sciences sociales, socio­lo­gie et his­toire notam­ment, peuvent y contri­buer de plu­sieurs manières. On se conten­te­ra ici d’en don­ner une idée, à par­tir de deux contri­bu­tions par­mi d’autres possibles.

Les processus institutionnels de la (mé)connaissance

Pas plus que les autres dis­ci­plines, la socio­lo­gie de la connais­sance et de la science ne peut devi­ner ce qui n’existe pas, mais pour­rait adve­nir. En revanche, elle peut mettre au jour et démon­ter les méca­nismes ou les pro­ces­sus sociaux et ins­ti­tu­tion­nels à tra­vers les­quels se construit la connais­sance et dont dépend le suc­cès ou l’échec d’une nou­velle théo­rie. Car le suc­cès d’un type d’explication sup­pose que cer­taines choses qui iraient à son encontre (hypo­thèses concur­rentes, concepts et obser­va­tions empi­riques incom­pa­tibles…), soient conti­nuel­le­ment oubliées, pen­sait Robert K. Mer­ton, pion­nier de cette dis­ci­pline. C’est pour­quoi, il en appe­lait à une « socio­lo­gie du rejet ». En quoi sommes-nous — scien­ti­fiques autant que déci­deurs — empê­chés de pen­ser cer­taines choses et d’une cer­taine façon ? Pour­quoi cer­taines théo­ries réus­sissent-elles tan­dis que d’autres échouent à s’imposer ou sombrent dans l’oubli ? Sou­vent parce qu’elles sont moins bonnes, parce que ceux qui les lancent le font trop à la légère, parce qu’elles ne méritent pas de pas­ser les pre­miers obs­tacles… Sans doute par­fois, mais pas seule­ment. Car « la pen­sée dépend des ins­ti­tu­tions », affirme l’anthropologue Mary Dou­glas qui, dans son déjà clas­sique ouvrage, Com­ment pensent les ins­ti­tu­tions2, reprend à son compte les ques­tions de Merton.

Le titre est pro­vo­cant car les ins­ti­tu­tions ne pensent pas au sens où elles ne sont pas elles-mêmes des sujets dotés d’un cer­veau. Mais elles fonc­tionnent selon des logiques internes (liées aux ima­gi­naires, aux rap­ports de force, aux inté­rêts, aux rou­tines et aux normes en grande par­tie impli­cites) qui modèlent les pen­sées et les réac­tions des indi­vi­dus, même si ceux-ci croient pen­ser entiè­re­ment par eux-mêmes. La méde­cine, le Mar­ché, l’État, l’Église, l’université et toutes les grandes ins­ti­tu­tions sont elles-mêmes des pro­ces­sus cog­ni­tifs autant que sociaux et ins­ti­tu­tion­nels ; inver­se­ment, les connais­sances (médi­cales, éco­no­miques, poli­tique, théo­lo­giques…) sont autant des pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nels que cog­ni­tifs qui ins­ti­tuent cer­taines manières de défi­nir les pro­blèmes, de pen­ser les choses et d’agir sur elles.

Le pro­ces­sus clé en la matière est, pour Mary Dou­glas, la « cohé­rence cog­ni­tive ». Sur le plan des pro­cé­dures d’abord, une théo­rie ne réus­sit que si elle s’intègre « par les mêmes pro­cé­dures que celles qui garan­tissent les autres types de théo­ries », les théo­ries qui ont déjà réus­si, dans la dis­ci­pline ou dans les autres branches de l’activité scien­ti­fique : la struc­ture logique, les normes de vali­da­tion, les méthodes d’établissement des rela­tions… Ain­si, les tra­vaux en sciences humaines ont d’autant plus de chances d’être aujourd’hui recon­nus qu’ils adoptent les pro­cé­dures des sciences natu­relles (expé­ri­men­ta­tion, modé­li­sa­tion à haut niveau de for­ma­li­sa­tion, quantification…).

Sur le plan du fond, il faut que les hypo­thèses d’une nou­velle théo­rie soient com­pa­tibles avec les hypo­thèses géné­ra­le­ment admises et que ses obser­va­tions n’aillent pas à leur encontre. Les exemples sont légion dans toutes les dis­ci­plines, de la paléon­to­lo­gie à la phy­sique, de la science poli­tique à la psy­cho­lo­gie. Cela explique, pour une large part, la supré­ma­tie tenace d’un para­digme théo­rique, à cer­taines époques, qui peut régner sur plu­sieurs dis­ci­plines à la fois, comme le struc­tu­ra­lisme il n’y a pas si longtemps.

Plus pro­fon­dé­ment, Mary Dou­glas montre que le suc­cès d’une nou­velle théo­rie repose éga­le­ment sur sa capa­ci­té d’exploiter les « ana­lo­gies essen­tielles sur les­quelles s’appuie le sys­tème socio­cog­ni­tif ». Ces ana­lo­gies doivent res­ter mécon­nues pour fonc­tion­ner. Elles per­mettent de « fon­der en nature » et donc de rendre évi­dentes des repré­sen­ta­tions d’objets non natu­rels, comme les ins­ti­tu­tions sociales. Si, par exemple, l’organicisme est dépas­sé dans les sciences sociales, l’image de la socié­té comme un sys­tème vivant auto­ré­gu­la­teur ou homéo­sta­tique reste pré­gnante mal­gré l’évidente apti­tude de ce sys­tème à se désor­ga­ni­ser, à se déchi­rer voire à s’autodétruire. Pen­ser impli­ci­te­ment le chef d’État comme un père (voire un « Dieu le père ») incar­nant l’autorité et la ratio­na­li­té (par rap­port à la mère sen­sible, nour­ri­cière et affec­tueuse), appli­quer à la socié­té les lois dar­wi­niennes de l’évolution, ou pen­ser le monde, dans tous ses aspects (du tis­su der­ma­to­lo­gique au tra­vail social) selon le modèle du réseau…, les exemples sont légion dans l’histoire des sciences qui montrent com­bien les repré­sen­ta­tions qu’elles construisent du monde et de l’expérience sont influen­cées par des ima­gi­naires qui tra­versent les dis­ci­plines entre les­quelles s’opèrent constam­ment des mou­ve­ments d’import-export.

La recon­nais­sance et la divi­sion même des dis­ci­plines scien­ti­fiques recon­nues autant que des cou­rants théo­riques en leur sein résultent donc de pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nels autant que cog­ni­tifs, de pro­ces­sus indis­so­cia­ble­ment ins­ti­tu­tion­nels et cog­ni­tifs en fait. Diplômes et dépar­te­ments uni­ver­si­taires, pro­grammes de cours, orga­ni­sa­tions des labo­ra­toires, asso­cia­tions scien­ti­fiques, revues et confé­rences, prix et dis­tinc­tions consacrent et séparent, fonc­tion­nel­le­ment et sym­bo­li­que­ment, dans le même temps. Vers la fin du XIXe siècle, les dis­ci­plines de sciences humaines se sont ins­ti­tu­tion­nel­le­ment par­ta­gé le ter­ri­toire du savoir : gros­so modo, le pas­sé pour l’histoire et le pré­sent pour les autres ; les pays euro­péens pour la socio­lo­gie et leurs colo­nies pour l’anthropologie ; le mar­ché pour la science éco­no­mique, l’État pour la science poli­tique et la « socié­té civile » pour la socio­lo­gie ; etc. La trans­gres­sion des fron­tières (par les plus grands sou­vent) a tou­jours fait l’objet d’âpres débats et résistances.

La conclu­sion s’impose pour Mary Dou­glas : pour pen­ser autre­ment et plus loin, il ne faut pas chan­ger les indi­vi­dus, mais bien les ins­ti­tu­tions en com­men­çant par celles (grandes ins­ti­tu­tions natio­nales et inter­na­tio­nales, uni­ver­si­tés pres­ti­gieuses…) qui mènent la réflexion, car les indi­vi­dus (aus­si bien les scien­ti­fiques que les poli­tiques) pensent comme pensent les ins­ti­tu­tions dont ils vivent et dépendent. En atten­dant de les chan­ger, il faut en même temps jouer de la concur­rence et des conflits entre ins­ti­tu­tions, pense Dou­glas, car si nous pen­sons comme « pensent » nos ins­ti­tu­tions de réfé­rence, « choi­sir ration­nel­le­ment […] consiste à choi­sir en per­ma­nence entre plu­sieurs ins­ti­tu­tions sociales ».

Dans La struc­ture des révo­lu­tions scien­ti­fiques3, Tho­mas Kuhn a bien mon­tré qu’à cer­taines condi­tions un para­digme domi­nant pou­vait se trou­ver ren­ver­sé. Mais il a d’abord mon­tré l’énorme force d’inertie de ce qui était acquis et qui ne se laisse démon­ter que contraint et for­cé, au terme d’un long pro­ces­sus sou­vent conflictuel.

Les processus historiques de la (mé)connaissance

Mais quelle manière de pen­ser, concrè­te­ment, est par­ve­nue, aujourd’hui, à s’imposer à tra­vers ces méca­nismes que l’on vient d’évoquer de manière trop som­maire ? Pour Armand Mat­te­lart, dans la socié­té occi­den­tale, un mode de pen­sée et d’approche des pro­blèmes domine les autres de la tête au pied et qu’il nomme le para­digme tech­no-infor­ma­tion­nel. Ren­for­cé au fil d’un long pro­ces­sus his­to­rique, il est le réfé­ren­tiel cog­ni­tif de la « socié­té de l’information ». Loin d’être un simple état de fait, celle-ci repré­sente à ses yeux l’utopie d’une socié­té idéale, glo­bale et éga­li­taire où tous les humains pour­ront com­mu­ni­quer libre­ment dans la trans­pa­rence grâce au lan­gage uni­ver­sel de la mathé­ma­tique et résoudre leurs pro­blèmes grâce à la tech­no­lo­gie de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. Dans un petit livre4 fort dense, Armand Mat­te­lart convie ses lec­teurs à un voyage dans le temps afin de sai­sir com­ment cette socié­té idéale, avec ses concepts, ses croyances, mais aus­si ses contro­verses, s’est édi­fiée au fil des siècles récents. Il tente de recons­ti­tuer cette « nébu­leuse séman­tique » qui tra­verse les dis­ci­plines et les domaines d’activités. Il veut sai­sir en quoi et com­ment cette uto­pie mobi­lise les savants, dans les sciences humaines autant que dans les sciences « dures », et influence les déci­deurs poli­tiques et éco­no­miques, engen­drant ain­si des effets bien concrets. « Sous le mythe de la tech­no­lo­gie sal­va­trice trans­pa­raît la maté­ria­li­té d’un sché­ma opé­ra­toire de remo­dè­le­ment de l’ordre éco­no­mique, poli­tique et mili­taire à l’échelle de la pla­nète », veut mon­trer Armand Mat­te­lart. Sa thèse peut ali­men­ter cer­tains débats actuels.

« L’uniformisation du monde com­mence avec la stan­dar­di­sa­tion de la langue qui nous sert à le dési­gner », attaque Mat­te­lart dès la pre­mière phrase de son livre. Et la mathé­ma­tique est cette langue. C’est à par­tir des XVIIe et XVIIIe siècles que la mathé­ma­tique est intro­ni­sée comme modèle du rai­son­ne­ment et de l’action utile. Il faut chif­frer et mesu­rer toutes choses. Leib­nitz met au point une arith­mé­tique binaire et conçoit des modes de com­pres­sion et d’indexation des infor­ma­tions. À la même époque, Bacon ima­gine un pro­gramme uto­pique de réor­ga­ni­sa­tion des savoirs et théo­rise la méthode expé­ri­men­tale à par­tir de tech­niques de chif­fre­ment. Tou­jours au XVIIe, Pas­cal et Huy­gens jettent les bases du cal­cul des pro­ba­bi­li­tés qui per­met d’orienter les choix en situa­tion d’incertitude. La sta­tis­tique qui rend pos­sible l’organisation du ter­ri­toire et du monde devient pro­gres­si­ve­ment science de l’État. Dans le domaine mili­taire, Vau­ban chro­no­mètre les tirs de canon et les tra­vaux de ter­ras­se­ment des places fortes, ins­tau­rant de nou­velles règles d’organisation du tra­vail bien avant Ford et Tay­lor. De mul­tiples pro­blèmes sont réso­lus grâce à l’approche réti­cu­laire (ou en réseau), comme celui du che­min le plus court (Euler) ou le plus éco­no­mique entre deux points. À la fin du XVIIe, les révo­lu­tion­naires emprun­te­ront l’idée de « nor­mal » à la géo­mé­trie et adop­te­ront l’équerre et le niveau comme sym­boles de l’Égalité et de la Rai­son. L’adoption du sys­tème déci­mal de poids et mesures n’est pas que fonc­tion­nelle ; elle sym­bo­lise la fin de l’anarchie des mesures féo­dales, asso­ciées aux tra­di­tions et pré­ju­gés de l’Ancien Régime.

Grâce à la mathé­ma­tique, les sciences humaines, sociales et poli­tiques sont appe­lées à être aus­si « pré­cises et exactes » que la phy­sique. Le rap­port à l’histoire se trans­forme alors pro­fon­dé­ment car les socié­tés humaines deviennent per­fec­tibles. Avec Saint-Simon notam­ment, s’élabore une vision orga­ni­ciste et fonc­tion­nelle de l’âge indus­triel. Les oppo­si­tions à l’industrialisme des Fou­rier, Car­lyle ou Jef­fer­son, pour­tant pré­sident des Etats-Unis, feront long feu.

Qué­te­let défi­nit « l’homme moyen » comme « la moyenne autour de laquelle oscil­lent les élé­ments sociaux : ce sera, si l’on veut, un être fic­tif pour qui toutes les choses se pas­se­ront confor­mé­ment aux résul­tats moyens obte­nus pour la socié­té ». Dans tous les domaines, les valeurs moyennes (de crime, de chô­mage, de consom­ma­tion, d’éducation…) deviennent les normes de gou­ver­ne­ment. La voie est ouverte à la « socié­té assu­ran­tielle » (Ewald) qui est à la base de l’État providence.

Les sciences sociales ne sont donc pas en reste. Avec l’école fonc­tion­na­liste de Lazars­feld notam­ment, le comp­tage et la repré­sen­ta­ti­vi­té sta­tis­tique deviennent le cri­tère de scien­ti­fi­ci­té. Pour les intel­lec­tuels cri­tiques, tel Gram­sci, la science se sou­met à la logique pro­duc­ti­viste qui exige le déclin des intel­lec­tuels non posi­tifs, mais nour­rit bien ses « intel­lec­tuels orga­niques » qui ont seuls droit de cité. Une manière de pen­ser « ortho­doxe » et une morale conser­va­trice, notam­ment en matière sexuelle, sou­tiennent le « nou­vel industrialisme ».

Le para­digme tech­no-infor­ma­tion­nel prend pro­gres­si­ve­ment une enver­gure mon­diale. L’avocat belge, Paul Otlet, invente la fiche nor­ma­li­sée uti­li­sée jusqu’il y a peu dans pra­ti­que­ment toutes les biblio­thèques du monde afin d’élaborer un « réseau uni­ver­sel d’information et de docu­men­ta­tion ». C’est lui qui for­ge­ra le terme de mon­dia­lisme. Au cours du XIXe siècle, les liber­tés de presse, d’opinion et d’association, com­bi­nées au déve­lop­pe­ment des moyens de com­mu­ni­ca­tion, vont favo­ri­ser la connexion de mul­tiples réseaux inter­na­tio­naux de citoyens et le déve­lop­pe­ment d’une opi­nion à dimen­sion pla­né­taire. Émerge l’idée d’une socié­té sans centre, sans som­met et sans États, com­po­sée de petites com­mu­nau­tés for­mées d’individus libres et égaux non sou­mis à des lois et à des ins­ti­tu­tions figées. La socié­té tech­no-infor­ma­tion­nelle pré­sente deux visages : celui, domi­nant, d’une stan­dar­di­sa­tion par le haut des modes de pen­ser et d’agir selon une logique pro­duc­ti­viste, et celui, mar­gi­nal, d’une décen­tra­li­sa­tion par le bas selon une diver­si­té de logiques anti-productivistes.

Au fond, l’ordinateur ne fait que mul­ti­plier à la puis­sance x l’utopie de Leib­nitz, Bacon, Vau­ban et consorts et lui confé­rer une puis­sance inima­gi­nable à l’époque des pion­niers. En prin­cipe, aucun pro­blème, de quel qu’ordre qu’il soit, ne peut résis­ter à la « machine uni­ver­selle » pour autant qu’il soit for­mu­lé de manière telle qu’il soit réduc­tible à un algo­rithme. Se mul­ti­plient les think tanks et autres experts dont la tâche est de pla­ni­fier, à par­tir de ces outils, l’avenir des socié­tés, dans ses dif­fé­rents domaines.

Shan­non éla­bore une théo­rie mathé­ma­tique de la com­mu­ni­ca­tion où l’information est stric­te­ment phy­sique et quan­ti­ta­tive. La notion de com­mu­ni­ca­tion est sépa­rée de celle de culture avec ses conte­nus de sens qui s’élaborent dans la durée et sup­posent la mémoire. La forme et la logique ana­lo­gique (des « codes », des « sys­tèmes d’information », des « pro­grammes»…) pré­valent sur le conte­nu et sur la logique sociale et cultu­relle qui prennent en compte les enjeux et les acteurs. Clos sur lui-même, hors contexte, cou­pé de ceux qui l’énoncent et le récep­tionnent, « le texte est sou­ve­rain ». En lin­guis­tique d’abord, en anthro­po­lo­gie et en psy­cha­na­lyse ensuite et notam­ment, le struc­tu­ra­lisme s’impose comme le para­digme domi­nant dans les sciences humaines. Quelques voix s’élèvent comme celles de Hen­ri Lefebvre, George Stei­ner, Jacques Ellul qui dénoncent le « des­sè­che­ment de la pen­sée et de la vie»… et décodent la matrice com­mune du para­digme domi­nant de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (où pré­valent les notions de sta­bi­li­té, d’autorégulation, de règle et d’efficience notam­ment). Mais ils ont peu de poids en dehors d’une par­tie du monde intel­lec­tuel en ce contexte de « fin des idéo­lo­gies » — et en même temps du poli­tique, des classes et de la lutte des classes — pro­cla­mée notam­ment par Daniel Bell et l’intelligentsia acquise à la tech­no-science et « affran­chie des idéo­lo­gies5 ». Les autres —«lit­té­ra­teurs » qui refusent le déter­mi­nisme tech­nique, socio­logues qui placent l’acteur au centre de leurs ana­lyses et « autres théo­ri­ciens euro­péens mar­xistes » — sont « domi­nés par des modes de pen­sée hédo­niste, nihi­liste et apo­ca­lyp­tique » et trans­forment leurs uni­ver­si­tés en « ber­ceau d’un mou­ve­ment social anti­tech­no­cra­tique », assène Bell.

Pro­pos outran­ciers qui n’engagent que lui certes, mais qui montrent bien que la nature de la connais­sance et son uti­li­sa­tion repré­sentent des enjeux majeurs pour les­quels cer­tains sont prêts à se battre dure­ment. Les polé­miques entre les tenants de la forme, d’une vision objec­ti­viste de la science et de la fin des idéo­lo­gies, et les tenants du conte­nu, d’une vision construc­ti­viste de la science et du néces­saire conflit entre idéo­lo­gies — qu’on ne sau­rait clas­ser ni oppo­ser aus­si som­mai­re­ment en deux camps — ne se font pas de cadeau. Mais le rap­port de force n’est pas pour autant égal : cer­taines ten­dances gagnent du ter­rain, voire s’imposent dans les uni­ver­si­tés, les ins­ti­tu­tions publiques et les milieux poli­tiques ; d’autres n’y ont guère de cré­dit — moral autant que son­nant et tré­bu­chant — et doivent sans cesse jus­ti­fier la scien­ti­fi­ci­té de leur démarche et l’utilité des connais­sances produites.

Mat­te­lart le montre bien : en matière de connais­sance, une époque n’est pas carac­té­ri­sée par l’emprise pure et dure d’un mode de connais­sance ou d’un para­digme par­ti­cu­lier, mais par la domi­na­tion d’un para­digme et des résis­tances à cette domi­na­tion. Pour cet auteur, aujourd’hui, c’est sans conteste le « para­digme tech­no-infor­ma­tion­nel » qui domine et les enjeux de cette domi­na­tion ne sont pas seule­ment scien­ti­fiques. Les enjeux scien­ti­fiques sont liés à des enjeux poli­tiques (l’emprise d’un pou­voir poli­ti­co-admi­nis­tra­tif de type tech­no­cra­tique, la déré­gle­men­ta­tion des télé­coms, l’affaiblissement du rôle de l’État dans un modèle libé­ral concur­ren­tiel), géo­po­li­tiques (le contrôle stra­té­gique des réseaux, le soft power et la Glo­bal War contre le ter­ro­risme, la « glo­ba­li­sa­tion de la sur­veillance6 ») et, plus encore, civi­li­sa­tion­nels (un monde capi­ta­liste sans cloi­sons ni lois).

Ce ne sont évi­dem­ment pas les pro­grès et l’utilité de la mathé­ma­tique et des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion que Mat­te­lart remet en cause. Une telle posi­tion serait par­fai­te­ment ridi­cule. C’est contre l’utopie de la maî­trise du monde et de l’expérience par leur usage exclu­sif et la déva­lo­ri­sa­tion, voire la dis­qua­li­fi­ca­tion des savoirs dif­fé­rents, qua­li­ta­tifs, his­to­riques, her­mé­neu­tiques et/ou cri­tiques qu’il veut mettre en garde. À l’instar de la sor­cel­le­rie et de la magie, la science serait bien alors ce que Michael Pola­nyi7 appelle un sys­tème de croyances, c’est-à-dire un sys­tème d’idées qui se ren­forcent les unes les autres dans un pro­ces­sus cir­cu­laire, reje­tant les points de vue alter­na­tifs et com­por­tant une réserve d’explications sub­si­diaires pour se tirer des situa­tions difficiles.

Le savoir politiquement légitime

Ils sont nom­breux les auteurs qui, comme Gram­sci, Mann­heim, Ellul, Haber­mas, Beck ou Bour­dieu notam­ment, ont ten­té de déco­der les pro­ces­sus (ins­ti­tu­tion­nels, éco­no­miques, sociaux…) déter­mi­nant la manière dont se connaît et se mécon­naît la socié­té que l’on dit aujourd’hui « de connais­sance ». Ce qui relève de cet ordre (social) ne couvre bien enten­du qu’une par­tie des déter­mi­nants de la connais­sance. D’autres auteurs se sont pen­chés sur les struc­tures logiques du savoir, sur les pro­ces­sus neu­ro­phy­sio­lo­giques ou psy­chiques de sa consti­tu­tion et de son orga­ni­sa­tion. Un des inté­rêts d’une ana­lyse his­to­rique et socio­lo­gique de la connais­sance, telle que la pra­tiquent Mat­te­lart et Dou­glas, réside dans le fait que le poli­tique compte sur le savoir scien­ti­fique non seule­ment pour éclai­rer ration­nel­le­ment la déci­sion mais aus­si pour légi­ti­mer ces déci­sions et, in fine, pour se légitimer.

C’est pour­quoi le poli­tique a ten­dance à s’appuyer, de manière par­fois sim­pliste, sur une concep­tion la plus habi­tuel­le­ment admise et com­pré­hen­sible du savoir et à ne prendre en consi­dé­ra­tion que les connais­sances, scien­ti­fiques ou non, qui s’y conforment. Cette incli­nai­son à pen­ser de la manière légi­time pro­cède moins d’un cal­cul déli­bé­ré et oppor­tu­niste que d’une subor­di­na­tion irré­flé­chie et qua­si spon­ta­née à la manière dont « pensent les institutions ».

Dénon­cer la « pen­sée unique » est alors un peu court, car on attaque direc­te­ment quelques idées dans l’air du temps assez gros­siè­re­ment sim­pli­fiées, sans prendre en compte les pro­ces­sus cog­ni­tifs et ins­ti­tu­tion­nels du para­digme (ou cadre de pen­sée) dans lequel elles s’inscrivent.

  1. Selon l’image de Antho­ny Gid­dens dans Les consé­quences de la moder­ni­té, L’Harmattan, 1994.
  2. La Décou­verte, 2004.
  3. Flam­ma­rion, 1983.
  4. A. Mat­te­lart, His­toire de la socié­té de l’information, Paris, La Décou­verte, coll. « Repères », n° 312, 2003 (2001).
  5. Ne met­tons pas Aron et Bell dans la même catégorie.
  6. La glo­ba­li­sa­tion de la sur­veillance. Aux ori­gines de l’ordre sécu­ri­taire est le titre du der­nier ouvrage d’Armand Mat­te­lart (La Décou­verte, 2007, 2008).
  7. Michael Pola­nyi, Per­son­nal Know­ledge, Chi­ca­go Uni­ver­si­ty press, 1958.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.