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Comme un combat

Numéro 5 - 2016 par Pierre Waaub

août 2016

L’éducation n’est pas le seul sec­teur qui soit peu à peu réduit à l’impuissance : les pri­sons, la jus­tice, la poste, la mobi­li­té, la san­té, le loge­ment, la sécu­ri­té, sont autant de sec­teurs dans les­quels les logiques mar­chandes ont tué toute pos­si­bi­li­té de faire valoir des logiques autres que celle du pro­fit. Réfor­mer l’enseignement n’aura de chances de pro­duire de la qua­li­té que si on défi­nit cette qua­li­té à l’aune de logiques propres au ser­vice public. Fiè­re­ment et avec tous les tra­vailleurs de l’enseignement.

Dossier

Dans le sec­teur « mar­chand », la pro­duc­tion est légi­time si sa vente per­met de réa­li­ser un pro­fit. Son uti­li­té sociale, son cout envi­ron­ne­men­tal, son effet sur la san­té, sur la qua­li­té de vie, etc., n’entrent pas en ligne de compte : il faut que ça se vende et que ça rap­porte un pro­fit. Le sys­tème de vali­da­tion de la « véri­té » est donc, in fine, le pro­fit. Pour que le sys­tème fonc­tionne bien, il faut dimi­nuer tout ce qui empêche le pro­fit d’augmenter (le salaire, les couts des condi­tions de tra­vail notam­ment) et aug­men­ter tout ce qui per­met au pro­fit d’augmenter (la taille du mar­ché, la pro­duc­ti­vi­té, la quan­ti­té de biens pro­duits, etc.). La « ges­tion des res­sources humaines » et l’innovation tech­no­lo­gique sont entiè­re­ment ten­dues vers cet objec­tif puisque, en fin de compte, c’est le pro­fit réa­li­sé qui vali­de­ra ou non leur pertinence.

Sortir des logiques marchandes

Cette façon d’organiser la créa­tion de valeur n’est ni natu­relle ni une fata­li­té. Elle résulte de choix poli­tiques qui reflètent l’évolution des rap­ports de force res­pec­tifs du tra­vail et du capital.

Dans le sys­tème capi­ta­liste, cer­taines créa­tions de valeur échappent théo­ri­que­ment à cette logique, celles du sec­teur public et non mar­chand. Des impôts et des taxes pré­le­vées sur les reve­nus de tous, et du défi­cit bud­gé­taire, financent un bud­get dont une par­tie sert à géné­rer des acti­vi­tés non mar­chandes, au sens où ce n’est pas leur vente avec pro­fit sur le mar­ché qui ser­vi­ra de vali­da­tion de leur per­ti­nence, mais leur uti­li­té sociale, leur effet posi­tif sur l’égalité, l’environnement, la san­té, la qua­li­té de vie, la cohé­sion sociale, le loge­ment, la sécu­ri­té, la mobi­li­té, etc.

Cer­taines de ces acti­vi­tés sont vitales pour l’activité capi­ta­liste parce qu’elles lui per­mettent de dimi­nuer une par­tie de leurs couts (qua­li­fi­ca­tion du tra­vail, mobi­li­té, etc.) prise en charge par la col­lec­ti­vi­té (éco­no­mies d’échelle, exter­na­li­sa­tion des couts). Les acti­vi­tés des ser­vices publics et du sec­teur non mar­chand sont donc par­tiel­le­ment sou­mises aux logiques du sec­teur capi­ta­lise qui veulent que cha­cun cherche à dimi­nuer ce que ça lui coute (les impôts, taxes et prix de ces pro­duits) tout en aug­men­tant ce qui per­met d’augmenter son pro­fit — l’abondance et l’adéquation de ces pro­duits à ses besoins, des prix éle­vés quand c’est le pri­vé qui vend et le public qui paie (médi­ca­ments, soins de san­té, etc.).

Cette pres­sion a peu à peu dis­cré­di­té dans le sec­teur non mar­chand et dans le sec­teur public toutes les logiques qui n’étaient pas entiè­re­ment ten­dues vers la ren­ta­bi­li­té finan­cière (rap­port entre le capi­tal inves­ti et le pro­fit réa­li­sé). Ces sec­teurs n’échappent plus aux logiques mar­chandes bien que leur fina­li­té ne soit pas le pro­fit. Et pour­tant ces logiques ont toutes les chances d’y échouer. Leur obses­sion de la réduc­tion des couts et de contrôle de qua­li­té n’y a pro­duit que le dis­cré­dit sur le tra­vail : « fonc­tion­naire » est deve­nu une insulte ; dis­cré­dit sur les cadres : recours aux « experts indé­pen­dants », soup­çon d’incompétence ; dis­cré­dit sur le poli­tique : soup­çon d’incompétence et de corruption.

Les plus « ren­tables » de ces sec­teurs ont été trans­fé­rés par­tiel­le­ment ou tota­le­ment au sec­teur pri­vé (éner­gie, san­té, trans­port, pen­sion, etc.) et ce qui en reste subit la loi du moindre cout, jau­gé à l’aune de logiques mana­gé­riales qui ne peuvent pro­duire que de l’impuissance. Ces logiques mar­chandes, pri­vées du sys­tème de vali­da­tion de la véri­té qu’est le pro­fit, ne peuvent rai­son­ner qu’en termes de couts bud­gé­taires à réduire, de pro­duc­ti­vi­té de la main‑d’œuvre à aug­men­ter, de frais de fonc­tion­ne­ment à dimi­nuer, sans qu’on puisse en voir la per­ti­nence autre­ment que par le ratio « poids » dans le PIB du défi­cit public (encore un cout) ou, des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, des écarts de couts par rap­port à la moyenne qui, du coup, deviennent des objec­tifs en soi et finissent par tirer la moyenne vers le bas.

Et la logique ne peut que s’emballer. Puisqu’il n’y a pas de mesure cré­dible de l’efficacité (où est le pro­fit géné­ré?), la mesure de l’efficience ne peut se mesu­rer qu’à l’ampleur de la réduc­tion des couts, rédui­sant peu à peu, mais sur­ement les tra­vailleurs des ser­vices publics à l’impuissance et à des stra­té­gies de résis­tances for­cé­ment indi­vi­duelles puisque per­çues comme illégitimes.

Réfor­mer l’enseignement, c’est d’abord sor­tir de cette logique-là.

Un management « moderne » ?

Si le ser­vice public a un sens, c’est parce qu’il fait mieux que le pri­vé ce qui lui est confié. S’il fait mieux que le pri­vé, c’est parce que la vali­da­tion par le pro­fit est impuis­sante à géné­rer la ren­contre des objec­tifs qui lui sont assignés.

Les socié­tés démo­cra­tiques le restent
si les gou­ver­nants qu’elles choi­sissent sont capables de pro­duire autre chose que ce que pro­duit le mar­ché, si elles sont capables de pro­duire de la régu­la­tion en fonc­tion d’autre chose que le pro­fit, en fonc­tion d’objectifs que ces socié­tés se donnent, de valeurs aux­quelles elles tiennent, et qui créent de la cohé­sion sociale.

Dans l’enseignement, la fina­li­té « ser­vice public » est l’émancipation sociale. Au-delà des besoins de main‑d’œuvre des dif­fé­rents sec­teurs éco­no­miques, au-delà de la sélec­tion et du tri qui attri­buent les places dans la socié­té, il s’agit de rendre cré­dible l’idéal de l’école démo­cra­tique : l’égalité.

Une fois les fina­li­tés fixées (éman­ci­pa­tion sociale, lutte contre la repro­duc­tion des inéga­li­tés, mixi­té sociale, for­ma­tion citoyenne), il s’agit de savoir com­ment chaque acteur, à son niveau, doit être responsabilisé.

L’approche « éta­tique » qui confie toutes les res­pon­sa­bi­li­tés à l’État (son exé­cu­tif et son admi­nis­tra­tion) et réduit pro­gres­si­ve­ment tout au long de la ligne hié­rar­chique les acteurs au sta­tut d’exécutant s’est dis­cré­di­tée en pro­dui­sant bureau­cra­tie, len­teur d’exécution et déres­pon­sa­bi­li­sa­tion des acteurs. Tout le monde attend que la solu­tion aux dif­fi­cul­tés vienne d’en haut et le haut ne prend connais­sance des dif­fi­cul­tés que quand elles ont été rem­pla­cées par d’autres.

À ce mode de gou­ver­nance a été sub­sti­tuée l’approche mana­gé­riale dès les années 1980. Le pri­vé, ayant mon­tré son effi­ca­ci­té sur le mar­ché, devait ser­vir de modèle. L’idée est de gérer les ser­vices publics et le sec­teur non mar­chand selon les stan­dards du sec­teur pri­vé (réduc­tion des couts, réduc­tion du per­son­nel, inten­si­fi­ca­tion du tra­vail, sup­pres­sion de la sta­bi­li­té de l’emploi, fra­gi­li­sa­tion des sta­tuts, éva­lua­tion selon les résul­tats et mise en concur­rence des tra­vailleurs entre eux et des éta­blis­se­ments entre eux). Ce modèle a pro­duit ce qu’il devait pro­duire : l’organisation du sys­tème sco­laire en qua­si-mar­ché et un sys­tème sco­laire qui fait de manière plus cou­teuse ce qu’un sec­teur pri­vé de l’enseignement ferait bien mieux : orga­ni­ser la sélec­tion en repro­dui­sant les inéga­li­tés sociales, en les trans­for­mant en inéga­li­tés sco­laires, inéga­li­tés sco­laires qui deviennent à leur tour des inéga­li­tés socioé­co­no­miques (accès aux emplois, accès aux res­sources, au loge­ment, à la san­té, etc.).

L’idéal démo­cra­tique de l’école n’est plus cré­dible, et ce n’est pas seule­ment la panne de la crois­sance et l’existence d’un chô­mage struc­tu­rel qui en sont la cause. En adop­tant la logique mana­gé­riale, l’école est deve­nue un ins­tru­ment de domi­na­tion de plus pour ceux qui en subissent déjà le plus.

Il est deve­nu indis­pen­sable de réin­ven­ter le para­digme de la gou­ver­nance, dans les ser­vices publics en géné­ral, et dans le sys­tème sco­laire en par­ti­cu­lier. La fina­li­té doit deve­nir de res­tau­rer la cré­di­bi­li­té de l’idéal démo­cra­tique de l’école avec deux prio­ri­tés : la lutte contre les inéga­li­tés sco­laires qui sont fon­dées sur l’origine socioé­co­no­mique des élèves, d’une part, et la mixi­té sociale et cultu­relle dans les éta­blis­se­ments sco­laires, d’autre part.

Mais comment les atteindre ?

Aujourd’hui, l’autorité publique régule à la fois trop près des ensei­gnants (la logique bureau­cra­tique a la vie dure) et pas assez près des struc­tures inter­mé­diaires (la logique entre­pre­neu­riale s’est installée).

Trop près des ensei­gnants parce qu’elle ne leur laisse que peu de marge. Ce contrôle s’exerce à la fois sur les aspects orga­ni­sa­tion­nels et pro­cé­du­riers (com­ment faire, quand et avec quoi, le pro­gramme, les conte­nus, le res­pect des méthodes pres­crites et pros­crites, les éva­lua­tions internes, externes non cer­ti­fi­ca­tives, externes cer­ti­fi­ca­tives, etc. — logique bureau­cra­tique) et sur les résul­tats (le niveau des études, les taux de réus­site… — logique mana­gé­riale). La pré­oc­cu­pa­tion pour le « résul­tat » est essen­tiel­le­ment cen­trée sur le res­pect des pres­crits, un « bon » résul­tat ser­vant de preuve du res­pect des pres­crits. Sauf que rien ne prouve que le res­pect des pres­crits, dans la situa­tion par­ti­cu­lière de tel ou tel éta­blis­se­ment, est bien en mesure de pro­duire le résul­tat atten­du. Mais les ensei­gnants, les équipes édu­ca­tives ne peuvent rien entre­prendre (ou si peu) qui remette en ques­tion soit les pres­crits, soit les résul­tats atten­dus. Et comme ça ne marche pas, les ensei­gnants sont éva­lués en termes de manques : pas assez for­més, pas assez au fait des résul­tats de la recherche en péda­go­gie, engon­cés dans leur sta­tut de la fin du XIXe siècle et dans le mythe de l’enseignant savant qui trans­met son savoir, trop bien ins­tal­lés dans leurs « pri­vi­lèges » qui les rendent intou­chables. Les ensei­gnants refu­se­raient de s’adapter et résis­te­raient aux chan­ge­ments que l’évolution de la socié­té imposerait.

Dès lors, face à ce qui appa­rait comme les effets d’une bureau­cra­tie para­ly­sante, il semble légi­time d’y aller à coups d’évaluation axée sur les résul­tats, de lea­deur­ship ren­for­cé des mana­geurs pour débar­ras­ser l’enseignement de tous ses maillons faibles ! Le renou­veau de l’enseignement est à por­tée de ges­tion des res­sources humaines (GRH). Il fau­drait obli­ger les ensei­gnants à tra­vailler plus que leurs 20 à 24 périodes de cours dans leur éta­blis­se­ment, les sou­mettre à une éva­lua­tion-sanc­tion, les obli­ger à se for­mer, à tra­vailler en équipe, leur apprendre qu’un emploi ça se mérite et que ça peut aus­si se perdre quand on n’est pas effi­cace. Le tra­vail de l’enseignant du XXIe siècle est désor­mais un tra­vail de coach, d’accompagnateur des appren­tis­sages. Il faut mieux contrô­ler son tra­vail et son temps de tra­vail, en finir avec ce gas­pillage de res­sources qui rend notre ensei­gne­ment si cher et si inefficace.

De l’identité professionnelle à la culture professionnelle

Que ce soit de manière bureau­cra­tique ou avec des logiques mana­gé­riales (sou­vent dépas­sées par ailleurs), l’obsession reste le contrôle du tra­vail. Cette foca­li­sa­tion sur le contrôle du temps de tra­vail des ensei­gnants pro­vient de la conti­nua­tion d’une poli­tique pas­sée qui vise, chaque fois un peu plus et un peu plus fort, à obte­nir par l’augmentation du contrôle et de la contrainte ce que le sys­tème sco­laire s’obstine à refu­ser aux petits chefs : des résul­tats signi­fi­ca­tifs sur le terrain.

Si on s’entête dans cette voie, on ne fera que rajou­ter une couche de contrôle sur une couche de résis­tance et on rédui­ra tout le monde un peu plus à l’impuissance. Cette impuis­sance, tant des direc­tions à obte­nir ce qu’elles veulent que des ensei­gnants à récon­ci­lier les pra­tiques péda­go­giques pres­crites et leur expé­rience pro­fes­sion­nelle, sera à son tour appe­lée « résis­tance au chan­ge­ment » pour jus­ti­fier une nou­velle aug­men­ta­tion du niveau de contrôle du tra­vail des ensei­gnants. Que ce contrôle soit bureau­cra­tique (mana­ge­ment d’État) ou managérial.

Il y a, depuis les grèves des années 1990, une cer­taine ambigüi­té à tout attendre de chan­ge­ments dans les pra­tiques des ensei­gnants et à leur dénier toute com­pé­tence et toute légi­ti­mi­té pour dire les condi­tions d’exercice de leur métier. Les ensei­gnants ont été peu à peu consi­dé­rés comme incom­pé­tents et peu impli­qués, mais pro­cla­més comme poten­tiel­le­ment acteurs prin­ci­paux du chan­ge­ment. Dans chaque réforme, la liste des tâches qu’ils devraient accom­plir s’allonge.

Or, les chan­ge­ments dans les pra­tiques ne pour­ront s’obtenir qu’en s’appuyant sur les com­pé­tences ren­for­cées des ensei­gnants et, sur­tout, leur capa­ci­té à s’emparer, col­lec­ti­ve­ment, des leviers du chan­ge­ment (leviers péda­go­giques et organisationnels).

Du point de vue de leur temps de tra­vail, les ensei­gnants se situent à la croi­sée de deux mondes. D’une part, un monde du tra­vail dont le temps sert de mesure (nombre de périodes de cours à pres­ter). Il s’agit du temps de tra­vail en classe. D’autre part, un monde du tra­vail dont le temps n’est pas expli­ci­te­ment mesu­ré et dont la mesure s’exprime en termes de tâches à accom­plir (le temps du cher­cheur, du concepteur).

C’est cette deuxième par­tie de leur temps de tra­vail qui leur pro­cure la plus grande valo­ri­sa­tion sociale puisqu’implicitement, elle leur recon­nait les com­pé­tences pour le conce­voir libre­ment aus­si bien en termes de conte­nus qu’en termes d’organisation. C’est la mai­trise de cette deuxième par­tie de leur tra­vail que les logiques mana­gé­riales cherchent à leur reti­rer. Et c’est for­cé­ment là que le chan­ge­ment pro­duit le plus de résistances.

Il n’y aura de chan­ge­ment dans l’enseignement que si l’on fonde la dyna­mique de ce chan­ge­ment sur la mobi­li­sa­tion des équipes péda­go­giques et de leurs com­pé­tences. C’est se don­ner une chance de faire évo­luer les pra­tiques et de ren­for­cer les appren­tis­sages des élèves que de cher­cher, non pas à contrô­ler ce temps de tra­vail, mais à le faire évo­luer vers une pra­tique plus col­lec­tive. Le déve­lop­pe­ment du tra­vail col­la­bo­ra­tif au sein des équipes édu­ca­tives est en mesure de créer les condi­tions favo­rables à l’organisation à l’intérieur de l’établissement, de lieux et de temps qui rendent pos­sible la réflexion péda­go­gique des acteurs sur leurs pra­tiques (col­lec­tifs accul­tu­rants et orga­ni­sa­tions appre­nantes). Les ins­tances régu­la­trices, les direc­tions et les cher­cheurs pour­raient ain­si deve­nir, non pas des pres­crip­teurs d’injonctions, de pro­cé­dures et d’évaluations qui réduisent les tra­vailleurs au sta­tut d’exécutants, mais des par­te­naires qui accom­pagnent cette pra­tique réflexive et la conso­lident au niveau du sys­tème scolaire.

Mais on peut dou­ter que, sans com­bat des ensei­gnants, on aille dans cette direc­tion car cela implique que le tra­vail dans l’enseignement ne soit plus per­çu comme un cout à mini­mi­ser, mais comme une res­source dont les com­pé­tences doivent être valo­ri­sées (sor­tir des logiques mar­chandes, sor­tir des solu­tions sous formes de manques à com­bler). Cela implique que le tra­vail dans l’enseignement se conçoive dans une logique de ser­vice public, comme un tra­vail col­lec­tif dont les fina­li­tés en elles-mêmes sont source de valo­ri­sa­tion du métier (rendre sa cré­di­bi­li­té à l’idéal démo­cra­tique de l’école, l’enseignant acteur de chan­ge­ment social et d’émancipation sociale) et dans lequel cha­cun peut s’impliquer, prendre des res­pon­sa­bi­li­tés et des ini­tia­tives. Et qui a vrai­ment inté­rêt à ce que l’école devienne un ins­tru­ment d’émancipation sociale ?

Il n’y aura de chan­ge­ment dans l’enseignement que si les ensei­gnants sont en mesure de se sai­sir de cet objec­tif, non comme un acquis à pré­ser­ver, ce qu’il n’est pas, non comme une consé­quence « natu­relle » du finan­ce­ment public, mais comme un com­bat fon­da­men­tal, au sens propre, celui de refon­der la légi­ti­mi­té de leur culture pro­fes­sion­nelle sur cet idéal démo­cra­tique de l’École.

Des impasses

Il faut redon­ner de l’autonomie aux équipes édu­ca­tives pour leur redon­ner de la confiance, de la capa­ci­té de réflé­chir et d’agir sur leurs pra­tiques en fonc­tion des dif­fi­cul­tés qu’elles ren­contrent. Mais les obs­tacles sont nom­breux. Consi­dé­rons-en ne fût-ce que trois, pour mon­trer l’ampleur du défi.

Pre­mier obs­tacle : le sys­tème est-il en mesure de réaf­fir­mer ses fina­li­tés de ser­vice public ? Cela devrait se tra­duire par une aug­men­ta­tion de l’autorité de l’État (le cabi­net, l’administration) sur les fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs et les éta­blis­se­ments sco­laires. Pour cas­ser les logiques de mar­ché et fixer des objec­tifs pré­cis aux éta­blis­se­ments sco­laires en termes de lutte contre les inéga­li­tés sco­laires, en termes de mixi­té sociale et d’émancipation sociale, pour fixer dans des réfé­ren­tiels com­muns, l’articulation des appren­tis­sages sou­hai­tés et une struc­ture com­mune à l’ensemble des élèves. Qui le sou­haite vrai­ment ? On peut dou­ter que les rap­ports de force en pré­sence aujourd’hui aillent en ce sens. Tout ce qu’on peut espé­rer gagner à ce niveau, c’est un peu plus de légi­ti­mi­té pour la lutte contre les inéga­li­tés, et la pos­si­bi­li­té de s’en ser­vir comme argu­ment pour com­battre les situa­tions qui génèrent les inéga­li­tés les plus fla­grantes. C’est bon à prendre, mais le chan­ge­ment ne vien­dra pas de là.

Deuxième obs­tacle : ceux qui dirigent et contrôlent aujourd’hui sont-ils prêts à faire confiance aux ensei­gnants ? Des réformes struc­tu­relles et orga­ni­sa­tion­nelles, tant au niveau du sys­tème sco­laire que des réseaux et des éta­blis­se­ments, devraient favo­ri­ser à la fois le déve­lop­pe­ment du tra­vail col­la­bo­ra­tif des ensei­gnants et l’autonomie des équipes péda­go­giques. Mais qui sou­haite vrai­ment leur don­ner du pou­voir sur les condi­tions d’exercice de leur métier ? Pas seule­ment les obli­ger à du tra­vail col­lec­tif. Qui sou­haite que des équipes édu­ca­tives com­pé­tentes s’emparent du tra­vail réflexif sur les pra­tiques péda­go­giques pour les trans­for­mer et en refaire des outils d’émancipation sociale ? L’idéologie domi­nante est mana­gé­riale et sou­haite gar­der tout le contrôle, et on voit mal com­ment on pour­rait empê­cher qu’elle s’impose une fois de plus. Le tra­vail col­la­bo­ra­tif sans l’autonomie ne pro­dui­ra aucun chan­ge­ment et l’autonomie sans le pou­voir du col­lec­tif est un leurre. Tous les patrons savent cela ou l’apprennent très vite. Tout ce qu’on peut espé­rer gagner à ce niveau, c’est un peu plus d’attention et un peu plus de res­pect pour les pra­tiques inno­vantes de cer­tains ensei­gnants. Mais le chan­ge­ment ne vien­dra pas de là.

Troi­sième obs­tacle : les ensei­gnants sont-ils prêts à se faire confiance ? Confiance en eux et en leurs col­lègues ? La plu­part sont impré­gnés de leur sen­ti­ment d’impuissance et se l’attribuent à eux-mêmes ou à leurs col­lègues. Impuis­sance à agir (manque de temps, manque de moyens), impuis­sance à réus­sir à faire réus­sir (trop d’obstacles, trop de défis insur­mon­tables), impuis­sance à construire (trop de contre­cou­rants, trop d’ordres et de contrordres). Vingt ans à essayer de se construire un petit espace de sécu­ri­té rela­tive, à vivre caché dans sa classe et à fuir les cri­tiques fusant de toutes parts (direc­tions, parents, élèves, médias, péda­gogues, for­ma­teurs et ins­pec­teurs), ça ne laisse pas beau­coup d’espace pour accueillir la confiance en soi et en une équipe édu­ca­tive néces­saire à la mise en place d’un tra­vail col­la­bo­ra­tif et auto­nome de réflexion sur ses propres pra­tiques. Tout ce qu’on peut espé­rer gagner à ce niveau, c’est un peu plus de légi­ti­mi­té et de place pour le tra­vail col­lec­tif dans les éta­blis­se­ments sco­laires. Mais la méfiance règne, et on ne construit pas le chan­ge­ment sur de la méfiance.

Travailler dans les interstices

C’est là que le com­bat des ensei­gnants peut prendre toute sa place. Le sys­tème sco­laire a ouvert des inter­stices qu’il faut occu­per et faire gran­dir : la légi­ti­mi­té plus grande de la lutte contre les inéga­li­tés les plus fla­grantes, une atten­tion plus grande pour cer­taines inno­va­tions péda­go­giques et une plus grande évi­dence de la néces­si­té du tra­vail col­la­bo­ra­tif des ensei­gnants. Il s’agit de créer ensemble, dans ces inter­stices, des lieux, du temps et du pou­voir ; de l’organisation, et une vision orga­nique du tra­vail : le tra­vail n’est pas un cout, il crée parce qu’il a du sens, il a du sens parce qu’on peut le créer, l’organiser, le pen­ser ensemble. Des équipes d’enseignants-chercheurs, pour capi­ta­li­ser leurs expé­riences en une culture pro­fes­sion­nelle commune.

Il est pos­sible de créer, dans ces inter­stices, la dyna­mique qui peut enclen­cher un chan­ge­ment. Il y a suf­fi­sam­ment aujourd’hui de pre­neurs dans toutes les écoles, parce que la situa­tion y est deve­nue dif­fi­cile pour beaucoup.

Com­ment obtient-on ça ? Par les col­lec­tifs appre­nant. Puisque le tra­vail hors classe est « libre­ment orga­ni­sable », par­tout où c’est pos­sible, par­tout où il y a ne fût-ce que deux ensei­gnants conscients de la néces­si­té et de la pos­si­bi­li­té d’un chan­ge­ment en ce sens, occu­per ensemble les inter­stices lais­sés par ces trois petites avancées.

La pre­mière, mettre en évi­dence col­lec­ti­ve­ment les inéga­li­tés les plus fla­grantes, les dénon­cer et faire de leur dis­pa­ri­tion une rai­son d’être de la culture pro­fes­sion­nelle ensei­gnante. S’informer et se for­mer, lire, pro­cé­der à des échanges avec d’autres pour mieux com­prendre com­ment les com­battre, infor­mer et for­mer ses col­lègues, mettre en place dans sa classe des dis­po­si­tifs péda­go­giques et didac­tiques qui soient en mesure de les affron­ter, puis les étendre dans son éta­blis­se­ment sco­laire, avoir des échanges avec d’autres sur les dif­fi­cul­tés ren­con­trées et remettre l’ouvrage sur le métier.

La seconde, reven­di­quer col­lec­ti­ve­ment le carac­tère inno­vant et utile socia­le­ment de ces pra­tiques, cher­cher à pro­duire les chan­ge­ments péda­go­giques et orga­ni­sa­tion­nels qui les favo­ri­se­ront, infor­mer et for­mer d’autres col­lègues, cher­cher à mieux s’organiser pour reprendre du pou­voir col­lec­tif sur les pra­tiques, sur leurs condi­tions d’existence.

Enfin, refaire de la fier­té et de la confiance entre ensei­gnants en capi­ta­li­sant par le tra­vail col­la­bo­ra­tif au sein de l’établissement sco­laire d’abord, puis entre éta­blis­se­ments sco­laires, s’autoriser à écrire sur les pra­tiques ensei­gnantes, leurs dif­fi­cul­tés et leurs réus­sites, mon­trer que le temps et les moyens ne manquent que parce qu’on ne peut en dis­po­ser libre­ment, en modi­fier l’organisation, l’affectation, pour créer des solu­tions aux dif­fi­cul­tés rencontrées.

Comme un com­bat, sans attendre d’autorisation, d’abord avec ceux qui ont encore confiance en eux et peu à peu avec ceux qui auront retrou­vé confiance en eux et en leur métier, en leur capa­ci­té à construire une culture pro­fes­sion­nelle fière fon­dée sur l’idéal démo­cra­tique de l’émancipation sociale dans l’école et par l’école.

Pierre Waaub


Auteur

économiste et enseignant dans l’enseignement secondaire de 1989 à 2015. Depuis 2015, chargé de mission auprès de la CGSP-Enseignement et du Setca-Sel, conseiller technique dans le cadre du processus d’élaboration et de mise en œuvre du Pacte pour un enseignement d’excellence, vice-président de Changement pour l’égalité (CGé), www.changement-egalite.be