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Comme la mauvaise herbe après l’incendie de forêt

Numéro 08 – 2020 complotinformationislamophobieréseaux sociaux - par Revue nouvelle -

Il n’aura pas fallu longtemps pour que l’une des membres de notre comité de rédaction, la politologue Corinne Torrekens, soit la cible d’attaques virulentes sur les réseaux sociaux à la suite de la publication d’un billet de blog, « Il y a le feu aux Lumières ».
Les propos qui ont été tenus à son égard furent d’une rare violence. Certains ont évoqué la figure de la collaboration, suggérant qu’elle aurait eu le crâne rasé à l’époque de la libération. D’autres ont mentionné le pilori, le goudron et les plumes. (...)

Il n’aura pas fallu longtemps pour que l’une des membres de notre comité de rédaction, la politologue Corinne Torrekens, soit la cible d’attaques virulentes sur les réseaux sociaux à la suite de la publication d’un billet de blog, « Il y a le feu aux Lumières ».

Les propos qui ont été tenus à son égard furent d’une rare violence. Certains ont évoqué la figure de la collaboration, suggérant qu’elle aurait eu le crâne rasé à l’époque de la libération. D’autres ont mentionné le pilori, le goudron et les plumes. Des expressions comme « nazislamisme, collabo, clientélisme académique, monstre » ont fleuri. Certains ont dénoncé une « complicité objective » avec les « pires terroristes » et le meurtrier de l’enseignant français Samuel Paty, d’autres ont cru bon d’évoquer la fille de notre collègue.

Ces propos ont été, en grande partie, rédigés sur une page Facebook, quelques internautes ayant surenchéri sur Twitter. Mais toutes ces attaques ad personam, toutes ces insultes, toutes ces évocations de tortures, ne sont pas issues de nulle part. L’attaque dont Corinne Torrekens a été la cible est manifestement coordonnée, les utilisateurs agissant en véritable meute, relancée par quelques « leadeurs d’opinion ». L’objectif de ce genre de campagne est clair et est parfaitement résumé par l’une des troles : « bon sang, qu’elle se taise ! ».

Pour une série de groupes d’intérêts, le déferlement de commentaires haineux devient un moyen de faire taire leurs opposants. Cette technique de saturation progressive est extrêmement efficace : l’impossibilité de faire face à des insultes et des menaces à chaque article publié, à chaque intervention publique, à chaque statut ou tweet, amène chaque semaine des personnes publiques à se retirer des réseaux sociaux, à diminuer le nombre de leurs interventions, à se réserver à des cercles plus restreints de lecteurs. Et ce phénomène concerne tout particulièrement les femmes, bien plus fréquemment et plus violemment ciblées par ce type de campagnes.

Après l’incendie

Le contexte n’a évidemment pas aidé : le billet de Corinne Torrekens consistait en un appel à la raison juste après l’assassinat crapuleux de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine. Cet acte abominable a engendré une vague d’islamophobie sur les réseaux sociaux, et celles et ceux qui ont appelé à une contextualisation des faits, à prendre le temps de l’analyse, ont été fréquemment taxés de complices, au milieu de flots d’insultes.

Le ministre français Jean-Michel Blanquer a rapidement instrumentalisé cette vague de haine pour attaquer les milieux universitaires. Ses propos du 22 octobre devant le Sénat français constituent l’une des plus virulentes attaques contre la liberté académique jamais lancées en France : « Il y a des courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprits. Et cela conduit à certains problèmes, que vous êtes en train de constater […]. Ne soyons pas aveugles. Il y a, à l’université, des secteurs qui ont une conception très bizarre de la République […]. » Le plus effarant, c’est qu’une série d’universitaires français ont tenu à soutenir le ministre dans une tribune publiée le 30 octobre dans Le Monde, dénonçant notamment « L’importation des idéologies communautaristes anglo-saxonnes, le conformisme intellectuel, la peur et le politiquement correct […], véritable menace pour nos universités ». Ce qu’il y a de piquant, c’est que celles et ceux qui dénoncent « le politiquement correct », et « l’indigénisme » qui menacerait les universités se parent du slogan de la « lutte contre la censure » pour imposer à leurs collègues… de se taire.

Toutes ces attaques ont en commun de se fonder sur des rumeurs non étayées. Nul n’a démontré un quelconque lien entre les théories dites « décoloniales » ou la sociologie des dominations et des actes terroristes. Mais quand on se penche sur les mécanismes de ce que l’on nomme « la radicalisation », on perçoit au contraire que ces grilles d’analyse sont des outils assez fertiles pour comprendre une partie du processus de radicalisation. Même certains théoriciens néoconservateurs qui ont modélisé les parcours des « homegrown terrorists » reconnaissent l’utilité de ces outils !

Une vague d’anti-intellectualisme

Le poison distillé au travers des attaques contre des intellectuelles et intellectuels après l’attentat du 16 octobre 2020, c’est un anti-intellectualisme extrêmement puissant. Une part significative des élites politiques françaises sombre dans ce travers depuis longtemps. Par exemple, Emmanuel Valls avait déjà mené une attaque en janvier 2016 contre la sociologie, en affirmant que « vouloir expliquer le djihadisme, c’est déjà un peu l’excuser ».

Depuis le milieu des années 1990, les universitaires sont déjà largement attaqués dans ce qui fait leur légitimité, accusés d’être « enfermés dans leur tour d’ivoire » et sommés de mieux adapter leurs recherches et leur enseignement au marché. Progressivement, ce discours a contribué à saper la légitimité de la recherche, singulièrement de la recherche fondamentale et de la recherche en sciences sociales, jugées particulièrement peu utiles.

C’est dans ce contexte d’une légitimité vacillante que les attaques nouvelles contre les chercheuses et chercheurs prennent place. Ce serait sous-estimer gravement la situation que de croire qu’elles ne laisseront pas de séquelles. Progressivement, l’anti-intellectualisme se répand, aidé grandement par les réseaux sociaux où faits et opinions s’entremêlent et se confondent sans cesse, où l’émotion domine et où la prise de distance est généralement impossible.

Cet anti-intellectualisme ne peut être dissocié du succès grandissant des théories complotistes : la confusion entre « comprendre » et « excuser », par exemple, est l’un des ressorts des théories du complot. Elles fonctionnent toujours par des raccourcis, des associations simples et immédiates. L’un des mécanismes rhétoriques symptomatiques est le suivant : vous parlez de ce sujet, c’est que vous vous y intéressez donc c’est que vous avez un intérêt caché. C’est ainsi que toutes les chercheuses et tous les chercheurs amené·e·s à s’intéresser à l’islam sont rapidement suspecté·e·s d’appartenir à un complot des Frères musulmans, à moins qu’iels n’entament toutes leurs interventions par la dénonciation d’un tel complot.

La rumeur et la meute

Sur les réseaux sociaux, ce qui transforme la diffusion des théories complotistes et l’anti-intellectualisme croissant de certains élus en attaques contre un individu, c’est un phénomène bien connu des sciences sociales et humaines : la diffusion de rumeurs. Forgées au moyen de « faits » plus ou moins fabriqués, elles se répandent d’autant plus facilement qu’elles sont soutenues ou relayées par des personnes à qui leur position sociale confère une certaine légitimité. Les plus chevronnés des complotistes, experts en fabrication de rumeurs, l’ont d’ailleurs parfaitement compris, eux qui vont sans cesse chercher quelques universitaires, quelques journalistes, quelques politiciens pour légitimer les récits qu’ils concoctent, quitte à ne garder que des bribes de leur discours et à gonfler quelque peu les titres des « sommités » invoquées. Et, évidemment, ces fabricants n’hésitent pas eux-mêmes à porter en bandoulière tout ce qui peut paraitre titre de noblesse, de leurs diplômes à leur profession en passant par leur longue expérience.

Une rumeur bien fabriquée peut facilement rallier les meutes, unir des gens qui ne partagent qu’une série de frustrations et d’angoisses. Et la désignation d’un probable coupable (même par une formule allusive) agit dans ce cadre comme un catalyseur permettant de souder plus encore le groupe. Le déferlement de haine est, dans ce cadre, parfaitement fédérateur, ses conséquences pour l’individu ciblé devenant absolument négligeables face à l’emballement collectif.

L’immense écrivain ougandais Moses Isegawa dit de la rumeur qu’elle est comme la mauvaise herbe après l’incendie de forêt : une herbe qui envahit tout, qui se gorge des nutriments contenus dans les cendres et qui, si l’on n’y prend garde, empêche la renaissance de la forêt. C’est une herbe malade, qui se développe parce qu’il y a eu un drame et qui étouffe les possibilités d’une renaissance des mécanismes biologiques complexes qui font la beauté et la vie de la forêt.

Les attaques en meute fondées sur le rejet des intellectuels — en fait, sur le rejet de la pensée — sont un phénomène du même ordre. Et, si l’on n’y prend garde, elles vont continuer à se multiplier, se gorgeant des cendres laissées par les attaques islamistes. L’anti-intellectualisme va continuer à se répandre, étouffant toute possibilité d’intervention des universitaires et, plus largement, des intellectuels dans l’espace public. Or, si nous souffrons aujourd’hui, ce n’est certainement pas de trop savoir, de trop comprendre et de trop analyser.

C’est notre responsabilité de refuser ce destin. C’est notre responsabilité de continuer à écrire et à publier une revue intellectuelle généraliste. La Revue nouvelle n’acceptera jamais que l’on cherche à faire taire l’une de ses membres. Et elle continuera à défendre l’importance de cultiver les idées et de contribuer, autant que possible, à en nourrir la forêt.

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