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Comme des poulets sans tête

Numéro 4 – 2019 par Anathème

mai 2019

Depuis long­temps l’idéologie n’est plus qu’une marque. Il ne s’agit plus de croire en quelque chose, encore moins d’agir en confor­mi­té avec une quel­conque croyance. L’idéologie n’est plus utile qu’en tant que moyen de se posi­tion­ner sur un mar­ché. Est-on un pro­duit de luxe pour nan­tis qui veulent se rêver en com­bat­tants de la liberté ? […]

Billet d’humeur

Depuis long­temps l’idéologie n’est plus qu’une marque. Il ne s’agit plus de croire en quelque chose, encore moins d’agir en confor­mi­té avec une quel­conque croyance. L’idéologie n’est plus utile qu’en tant que moyen de se posi­tion­ner sur un mar­ché. Est-on un pro­duit de luxe pour nan­tis qui veulent se rêver en com­bat­tants de la liber­té ? Il faut alors choi­sir pour nom « BMW », « Cacha­rel » ou « Mou­ve­ment réfor­ma­teur ». Sou­haite-t-on au contraire viser un public popu­laire, adepte de plai­sirs simples et pré­oc­cu­pé par la fin du mois ? Il sera alors judi­cieux d’opter pour « Dacia », « Lidl » ou « Par­ti socia­liste ». Et ain­si de suite. Qu’importe que l’acheteur exploite réel­le­ment les pos­si­bi­li­tés de son moteur sur­puis­sant, achète réel­le­ment moins cher son Gou­da jeune (pour une qua­li­té équi­va­lente), obtienne une meilleure cou­ver­ture sociale ou voie ses impôts s’alléger. Ce sont des marques et elles vendent une appar­te­nance, une pres­tance, une expé­rience par­ti­cu­lière au consom­ma­teur… jusqu’à ce qu’il s’en lasse.

La qua­si-tota­li­té du per­son­nel poli­tique l’a com­pris, qui pro­met de négo­cier « sans tabou » et « sans aprio­ri idéo­lo­gique » et qui accuse d’être doc­tri­naire tout qui refu­se­rait de vendre père et mère pour un por­te­feuille ministériel.

Or, ces marques doivent sou­vent faire alliance pour vendre leurs pro­duits : Lego et Star Wars, Vans et Pea­nuts, Vuit­ton et Bri­gitte Macron, PS et MR. Cepen­dant, toutes les asso­cia­tions ne sont pas envi­sa­geables : Cha­nel et C&A, Jaguar et Coca Cola, Apple et Ste­radent, MR et PTB. Voi­là qui rend impro­bables cer­taines coa­li­tions, pour­tant poten­tiel­le­ment fort utiles pour conqué­rir le pouvoir.

On le voit, reven­di­quer une iden­ti­té forte pour vendre son pro­duit peut fer­mer des mar­chés. Certes, une solu­tion peut être trou­vée dans le déve­lop­pe­ment d’une sous-marque, comme les Listes Des­texhe, qui per­mettent d’approfondir les alliances avec l’extrême droite quand la marque prin­ci­pale cherche des accoin­tances au centre. Ce n’est cepen­dant qu’un pis-aller tant le risque est grand de faire naitre des ten­sions autour des stra­té­gies de posi­tion­ne­ment et de voir la sous-marque deve­nir une concur­rente de celle qu’elle était cen­sée épau­ler. L’ambition est de conqué­rir des mar­chés, pas de se par­ta­ger des posi­tions déjà clai­re­ment établies.

C’est pour­quoi il faut aller plus loin. En l’état, une seule option réa­liste semble envi­sa­geable : réduire la marque à un logo, sans signi­fi­ca­tion d’aucune sorte. C’est ce qu’entreprend actuel­le­ment le par­ti le plus nova­teur de l’échiquier poli­tique belge : le MR. En effet, après avoir gou­ver­né aux côtés de l’extrême droite et cau­tion­né l’ensemble de ses posi­tions, il a dû consta­ter que la mode avait chan­gé. Après le dan­ger du Grand Rem­pla­ce­ment et de l’austérité bud­gé­taire, c’est le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et l’interventionnisme éta­tique qui sont en pre­mière page des jour­naux. Les jeunes et les vieux se mobi­lisent, les spé­cia­listes sortent de leurs bureaux pour tirer la son­nette d’alarme, les ini­tia­tives poli­tiques se mul­ti­plient et, sur­tout, les son­dages indiquent une forte pro­gres­sion des par­tis éco­lo­gistes, au Nord comme au Sud du pays. La situa­tion est déli­cate, l’abandon de toute fidé­li­té est la solution.

Bien enten­du, le bilan envi­ron­ne­men­tal du gou­ver­ne­ment sor­tant est lamen­table et l’engagement du MR sur ces ques­tions est depuis tou­jours inexis­tant. Mais ça, c’était avant, quand le MR était de droite et tapait sur l’épaule de l’homme qui a vu l’homme qui a plai­san­té avec Bob Maes ! Ce temps est révo­lu et se cen­trer sur un bilan relè­ve­rait du pas­séisme. Les hommes d’hier peuvent aujourd’hui être des hommes nouveaux !

Dès lors, et sans rien renier de leur action pas­sée, les poli­tiques ayant l’usage du logo « MR » ont entre­pris la mise sur le mar­ché de nou­veaux pro­duits cor­res­pon­dant à la demande actuelle du consom­ma­teur : l’écoréalisme, la taxe sur le kéro­sène, la pri­va­ti­sa­tion des baleines… La thé­ma­tique envi­ron­ne­men­tale n’appartient à per­sonne, répètent-ils à l’envi. Et ils ont par­fai­te­ment rai­son : dans l’ère post­marque qu’ils inau­gurent, rien n’appartient à per­sonne et tout le monde peut vendre n’importe quelle mar­chan­dise. Qu’importe que l’on soit un nou­veau conces­sion­naire ou une ins­ti­tu­tion vénérable ?

Du reste, ceux qui pensent avoir une auto­ri­té par­ti­cu­lière en matière envi­ron­ne­men­tale parce qu’ils s’en sou­cient depuis des décen­nies devraient sus­ci­ter la méfiance de la clien­tèle. Com­ment s’assurer qu’ils seront à même de pro­po­ser de nou­veaux pro­duits et de nou­velles expé­riences une fois l’écologie démo­dée ? Qui vou­drait de man­da­taires qui res­te­raient atta­chés à leurs pro­messes, plu­tôt que de sen­tir l’air du temps et de com­prendre, par exemple, que sont reve­nues en vogue la traque des chô­meurs ou la répres­sion des migrants avec l’aide des ser­vices de sécu­ri­té de dic­ta­tures afri­caines ? Pour l’instant, seul le MR semble en mesure d’accomplir cette prouesse d’être un par­ti tota­le­ment fluide, ce sera la clé de leur succès.

Il faut en effet mettre au cré­dit du Mou­ve­ment sa capa­ci­té à pré­tendre en même temps incar­ner une « N‑VA fran­co­phone » et un par­ti plus envi­ron­ne­men­ta­liste qu’Écolo, et plus social que le PS. Dis­per­sion ? Perte de repères ? Nau­frage intel­lec­tuel ? Oppor­tu­nisme nau­séa­bond ? Que nen­ni ! Sou­plesse et offre diver­si­fiée, voi­là tout ! Le MR est en passe de deve­nir un bou­quet poli­tique, comme il y a des bou­quets média­tiques. Cha­cun pour­ra zap­per constam­ment et pas­ser d’un extrême à l’autre, trou­ver, à tout moment, une décla­ra­tion ras­su­rante, une attaque vivi­fiante, un remugle satis­fai­sant, cor­res­pon­dant à son humeur de l’instant.

Certes, on objec­te­ra que le cen­trisme et les listes d’ouverture ont consti­tué autant de ten­ta­tives en ce sens. Bien enten­du, mais tel­le­ment inabou­ties. Il y a ici une réjouis­sante radi­ca­li­té qui règle d’avance tous les pro­blèmes : le MR pro­meut l’ensemble des idées envi­sa­geables dans le spectre poli­tique, porte sa propre contra­dic­tion, négo­cie avec lui-même. Incar­na­tion ultime de la démo­cra­tie dans toutes ses com­plexi­tés, il entre­prend de concen­trer en son sein la tota­li­té des opi­nions par­mi les­quelles il ne res­te­ra qu’à pui­ser en fonc­tion de l’humeur popu­laire du moment ou des injonc­tions du patronat.

Plus encore, nombre de ses têtes pen­santes ont entre­pris de défendre per­son­nel­le­ment tout et son contraire, de por­ter une parole le matin et une autre le soir venu. Cli­ma­tos­cep­tique de tou­jours signant la « loi cli­mat », porte-parole défen­dant l’irresponsabilité d’une décla­ra­tion de révi­sion de la Consti­tu­tion et la pro­po­si­tion de modi­fier la Consti­tu­tion pour y intro­duire des dis­po­si­tions sur le cli­mat, cri­tique de la radi­ca­li­té des Khmers verts leur repro­chant éga­le­ment de ne pas se sou­cier réel­le­ment de l’environnement, adeptes du lais­ser-faire prô­nant des mesures fortes en matière cli­ma­tique, les ténors du MR sont en passe d’intégrer la diver­si­té contra­dic­toire au plus pro­fond d’eux-mêmes.

Gageons que ce n’est là qu’un assou­plis­se­ment en vue d’une géné­ra­li­sa­tion de ce mode de non-pen­sée. Après le « jamais avec la N‑VA » qui ne fit pas long feu face à la pro­po­si­tion de col­la­bo­ra­tion de cette marque pres­ti­gieuse en Flandre, on peut s’attendre à un « jamais avec le PTB » qui augu­re­ra des plus auda­cieuses pro­po­si­tions d’alliance, fai­sant cette fois fi de toute incli­na­tion natu­relle ou incom­pa­ti­bi­li­té doc­tri­nale. S’ouvrira alors une ère de sti­mu­lante flui­di­té poli­tique, per­met­tant à cha­cun de faire n’importe quoi et de déve­lop­per n’importe quelle non-pen­sée : non seule­ment les clas­siques libé­ra­lisme social et libé­ra­lisme iden­ti­taire, mais aus­si une éco­lo­gie conser­va­trice, un capi­ta­lisme com­mu­niste ou, pour­quoi pas, un cen­trisme socia­liste d’extrême droite.

Et si les autres par­tis résis­taient à ce mou­ve­ment ? Il fau­drait alors s’attendre à une vic­toire encore plus écla­tante du MR. Séduit par une for­mule all inclu­sive lui offrant l’ensemble des pro­po­si­tions aux­quelles il peut rêver, l’électeur ne man­que­ra en effet pas d’abandonner à leur triste sort les for­ma­tions concur­rentes, engon­cées dans leurs convic­tions, pour voter en masse pour le MR. Rapi­de­ment, celui-ci devien­dra un par­ti unique et démo­cra­tique, en un mot, un par­ti-démo­cra­tie, ayant ingé­ré l’ensemble du spectre poli­tique. Ce par­ti unique incar­nant la diver­si­té ren­dra inutile toute alter­nance, car on ne peut faire alter­ner tout et tout. À sa tête, des hommes-démo­cra­tie tien­dront avec fer­me­té et pusil­la­ni­mi­té les rênes du pou­voir, repré­sen­tant tous et cha­cun, sans besoin de repré­sen­ta­tion de la diver­si­té, ni de pari­té homme-femme ni, bien enten­du, de limi­ta­tion des man­dats dans le temps. Étant tout et son contraire, ces par­tis-démo­cra­tie et hommes-démo­cra­tie par­achè­ve­ront la fin de l’histoire.

Alors, sous une incons­tante férule reflé­tant nos chan­geantes humeurs, nous vivrons enfin une démo­cra­tie en phase avec le pays réel. Alors nos maitres nous repré­sen­te­ront tota­le­ment et par­fai­te­ment, comme des pou­lets sans tête.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.