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Colombie : le déminage, premier visage de la paix à venir

Numéro 4 - 2015 par Laurence Mazure

juin 2015

Il n’existe pas de négo­cia­tions de paix sans sou­bre­sauts — le pro­ces­sus de paix colom­bien enga­gé depuis 2012 entre le gou­ver­ne­ment du pré­sident San­tos et la gué­rilla des Farc ne fait pas excep­tion à la règle. Une crise récente vient jus­te­ment de révé­ler que le che­min par­cou­ru avait aus­si atteint un point de non-retour. Ain­si, le 15 avril, […]

Le Mois

Il n’existe pas de négo­cia­tions de paix sans sou­bre­sauts — le pro­ces­sus de paix colom­bien enga­gé depuis 2012 entre le gou­ver­ne­ment du pré­sident San­tos et la gué­rilla des Farc ne fait pas excep­tion à la règle. Une crise récente vient jus­te­ment de révé­ler que le che­min par­cou­ru avait aus­si atteint un point de non-retour.

Ain­si, le 15 avril, dans la zone de Bue­nos Aires, onze sol­dats des forces armées sont tués et vingt-et-un autres bles­sés lors d’une attaque menée par les Farc. Cet inci­dent grave vient ébran­ler une période por­teuse d’espoir sur laquelle il est néces­saire de reve­nir : depuis le 20 décembre der­nier, les Farc ont mis en place un ces­sez-le-feu uni­la­té­ral pour une durée indé­ter­mi­née — une déci­sion sans pré­cé­dent. Le 10 mars, le pré­sident San­tos, en accord avec les forces armées, annonce la sus­pen­sion pour une durée d’un mois des bom­bar­de­ments contre la gué­rilla — un geste en géné­ral per­çu comme avant-cou­reur d’un éven­tuel ces­sez-le-feu bila­té­ral. Cette mesure est ensuite recon­duite par le pré­sident San­tos le 9 avril, jour­née à forte teneur sym­bo­lique en Colom­bie où l’on com­mé­more l’assassinat du lea­deur popu­laire Jorge Elie­cer Gaitán en 1948, et qui hono­re­ra doré­na­vant la mémoire de toutes les vic­times du conflit Mais six jours plus tard, la mort des onze sol­dats for­ce­ra M. San­tos à réac­ti­ver les bom­bar­de­ments contre les Farc.

Les causes mêmes de l’incident semblent com­plexes : le quo­ti­dien régio­nal de Cali El País indique que « plu­sieurs ana­lystes s’accordent à dire que durant ces évè­ne­ments […] il y a eu des failles de sécu­ri­té et de ren­sei­gne­ments ». Le spé­cia­liste en ques­tions de sécu­ri­té John Maru­lan­da explique que, selon lui, « il y a eu une erreur tac­tique de l’armée qui a faci­li­té l’action des Farc, et cela s’explique par le mau­vais moral des troupes et le peu d’enthousiasme des sol­dats ». Quant à l’analyste Ariel Ávi­la, il sou­ligne que les gué­rillé­ros contac­tés dans la région ont certes l’ordre de faire une trêve, mais qu’ils ne sont pas prêts à lais­ser les troupes de l’armée s’installer sur les ter­ri­toires contrô­lés par les Farc.

Rien de cela n’a tou­te­fois empê­ché la sous-com­mis­sion tech­nique sur le désar­me­ment et la fin du conflit de reprendre ses tra­vaux à La Havane trois jours après l’attaque des Farc. Or c’est à l’aune de ce tra­vail qu’on peut juger du point de non-retour atteint par les négociations.

Les mines antipersonnel

En effet, la sous-com­mis­sion est un ins­tru­ment clé, mis en place le 22 aout 2014, mais qui a réel­le­ment pris ses fonc­tions début février. Son but ? L’étude et l’application des mesures tech­niques du pro­ces­sus désar­me­ment, démo­bi­li­sa­tion et réin­ser­tion (DDR). Ses tra­vaux se déroulent en paral­lèle à ceux des négo­cia­teurs. La sous-com­mis­sion est inté­grée par de hauts gra­dés en acti­vi­té et des chefs gué­rillé­ros connais­sant par­fai­te­ment le ter­rain du conflit. En effet, un des points essen­tiels concerne tout d’abord le démi­nage — depuis la rati­fi­ca­tion de la conven­tion d’Ottawa en 2000 par la Colom­bie, seule la gué­rilla uti­lise tou­jours des mines anti­per­son­nel pour sécu­ri­ser l’accès des zones qu’elle contrôle contre les forces armées.

Tous les jours, pour des mil­lions de Colom­biens, par­ti­cu­liè­re­ment dans les zones rurales, les mines incarnent la réa­li­té de la guerre : un site du gou­ver­ne­ment colom­bien indique qu’entre 1990 et mars 2015, 11.097 per­sonnes ont été vic­times de mines, 38 % civils et 62% membres des forces de sécu­ri­té, et que 98% des acci­dents sur­viennent dans les zones rurales du pays. Cer­taines régions sont par­ti­cu­liè­re­ment tou­chées comme celle d’Antioquia (région de Medel­lin), ain­si que le Meta (centre du pays).

Or c’est jus­te­ment dans ce domaine qu’une avan­cée cru­ciale vient d’avoir lieu : le 8 mai, un com­mu­ni­qué conjoint du gou­ver­ne­ment colom­bien et de la gué­rilla des Farc a annon­cé l’achèvement, par la sous-com­mis­sion, d’une feuille de route pour mettre en place, dans les jours qui viennent, un pro­gramme pilote de démi­nage. L’organisation nor­vé­gienne Ayu­da Popu­lar Norue­ga (NPA en anglais), connue pour sa par­ti­ci­pa­tion de longue date aux tra­vaux de la Cam­pagne inter­na­tio­nale pour l’interdiction des mines anti­per­son­nel, va accom­pa­gner ce pro­gramme. Fait his­to­rique une fois de plus : les équipes intè­gre­ront à la fois des mili­taires spé­cia­li­sés dans le démi­nage et des membres des Farc connais­sant les ter­rains minés.

Collaboration militaires et guérilléros

À quoi cela va-t-il res­sem­bler ? Dans son édi­tion du 9 mai, ain­si que sur son site le grand quo­ti­dien El Tiem­po décrit, cartes à l’appui, les grandes lignes de cette ini­tia­tive inédite. Les régions où ce pro­gramme pilote sera mis en place cor­res­pondent à celles qui souffrent le plus de la pré­sence de mines, soit Antio­quia et le Meta. Des gué­rillé­ros et mili­taires colom­biens col­la­bo­re­ront donc pour la pre­mière fois à des opé­ra­tions qui concré­ti­se­ront un cer­tain état de paix. La facul­té réelle de col­la­bo­ra­tion des deux enne­mis sera tes­tée sur le ter­rain même du conflit — ce que cer­tains com­men­ta­teurs voient aus­si comme une sorte d’exercice pra­tique en matière de récon­ci­lia­tion, qui anti­cipe la signa­ture d’un accord de paix. Il est sûr que le suc­cès de cette opé­ra­tion pilote sera déter­mi­nant pour recon­qué­rir une opi­nion publique mise à mal par l’attaque du 15 avril et repous­ser les cri­tiques des sec­teurs poli­tiques les plus hos­tiles aux négociations.

Soutien américain

L’accélération du pro­ces­sus concerne aus­si le récent voyage à La Havane, fin avril, du com­man­dant en chef des Farc, Timo­léon Jimé­nez dit « Timo­chen­ko », ain­si que du com­man­dant de la gué­rilla de l’ELN, armée de libé­ra­tion natio­nale, afin d’envisager l’inclusion de cet autre mou­ve­ment dans les négociations.

Certes, des dif­fé­rends existent encore. Mais pour concré­ti­ser ce voyage poli­tique, le minis­tère de la Jus­tice a révé­lé qu’il avait sus­pen­du depuis le 22 décembre 2014, les ordres d’arrestation contre « Timo­chen­ko » — une mesure qui n’a pas été remise en ques­tion lors de l’attaque du 15 avril. C’est d’autant plus impor­tant qu’il revient à Timo­léon Jimé­nez d’informer les troupes des Farc sur le ter­rain, des avan­cées des négo­cia­tions et de la mise en œuvre pro­chaine des pro­grammes de déminage.

Sur le plan inter­na­tio­nal, l’ambassadeur amé­ri­cain Kevin Whi­ta­ker vient de réaf­fir­mer le sou­tien de Washing­ton au pro­ces­sus de paix lors d’une entre­vue publiée le 15 mai dans le quo­ti­dien El Espec­ta­dor. Il laisse même ouverte la pos­si­bi­li­té de prin­cipe de rame­ner en Colom­bie l’intellectuel et cadre poli­tique des Farc Ricar­do Pal­me­ra, plus connu comme « Simon Tri­ni­dad », extra­dé et empri­son­né aux États Unis depuis 2004, et dont la gué­rilla demande régu­liè­re­ment la libération.

Pen­dant ce temps, un autre ter­rain se pré­pare, qui concerne le visage éco­no­mique du post-conflit : ain­si, du 11 au 15 mai, deux forums éco­no­miques orga­ni­sés par Colom­bia Insi­deOut à New York et Londres ont réuni des inves­tis­seurs cen­trés sur les infra­struc­tures et l’exploitation des res­sources natu­relles. Ce modèle est défen­du par le gou­ver­ne­ment et diverge des demandes d’une par­tie de la socié­té civile reprises par les négo­cia­teurs des Farc — et nul doute que sur le ter­rain éco­no­mique aus­si, on peut s’attendre à des blo­cages sui­vis d’avancées âpre­ment négociées.

18 mai 2015

Laurence Mazure


Auteur

http://www.lecourrier.ch/journaliste/laurence_mazure