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Cinquante ans, rebondir

Numéro 10 Octobre 1995 par La rédaction

janvier 2012

Dix, vingt, vingt-cinq, qua­rante, cin­quante, le compte est bon. Cin­quante ans. Nous sommes un peu sur­pris de nous trou­ver en charge d’un tel anni­ver­saire. Il n’y a pour­tant là rien d’im­pré­vi­sible. Et les cin­quan­te­naires guer­riers, les atroces et les fon­da­teurs qui se sont mul­ti­pliés ces der­nières années nous avaient rap­pe­lé qu’un jour ce serait le tour de la revue. Le […]

Dix, vingt, vingt-cinq, qua­rante, cin­quante, le compte est bon. Cin­quante ans. Nous sommes un peu sur­pris de nous trou­ver en charge d’un tel anni­ver­saire. Il n’y a pour­tant là rien d’im­pré­vi­sible. Et les cin­quan­te­naires guer­riers, les atroces et les fon­da­teurs qui se sont mul­ti­pliés ces der­nières années nous avaient rap­pe­lé qu’un jour ce serait le tour de la revue. Le temps et ses rythmes sou­tiennent le sou­ve­nir, l’empêche de vaciller et de tré­bu­cher dans l’oubli.

Sur­pris. Il y a certes une tra­di­tion, une biblio­thèque der­rière le numé­ro dix de l’an­née 1995. Mais face à l’ex­pé­rience du numé­ro à faire ou à lire, tou­jours dif­fé­rente, tou­jours pleine des bruits du monde et de son urgence, de la dis­cus­sion d’hier soir, du der­nier livre lu, du voyage entre­pris il y a peu, à quoi rime l’ad­di­tion, la mise en série… Bien sûr, cer­tains fils s’é­tirent dans le temps, cer­taines élu­ci­da­tions appa­raissent plus durables que d’autres et jus­ti­fient qu’on y revienne, qu’on rac­croche, qu’on oublie pas. Jus­qu’à se satis­faire d’une auto-réfé­rence per­ma­nente ? Sans doute non. Bien qu’au-delà des géné­ra­tions qui ont logé leur pro­jet dans la revue et s’y sont suc­cé­dé, il y ait des liens per­son­nels, des témoins trans­mis, le monde a chan­gé et la place qu’y tient une publi­ca­tion men­suelle aus­si. À tel point que le sens même de l’en­tre­prise est sou­mise constam­ment à une nou­velle éva­lua­tion qui n’é­va­cue jamais com­plè­te­ment le doute de la pra­tique1.

Le sens du réel

Tant d’an­nées ne suf­fisent donc pas pour enfin s’as­seoir et jouir des divi­dendes d’une res­pec­ta­bi­li­té dure­ment acquise ? Alors, finies les fre­daines, les incar­tades ? C’est sans doute vrai pour les ins­ti­tu­tions aux­quelles l’âge achève de confé­rer une autorité.

Mais le point de vue de l’au­to­ri­té n’a jamais été celui de La Revue Nou­velle, ni celui de ceux qui l’ont faite et la font encore, ni de ceux qui la lisent. Elle n’a jamais vou­lu en impo­ser à per­sonne ; elle n’a créé aucun gou­rou, ne s’est jamais confon­due avec aucun appa­reil. Ce qui s’est construit dans cette exis­tence men­suelle n’est pas un corps de doc­trine de mieux en mieux char­pen­té exer­çant un magis­tère doctrinaire. 

Au-delà d’une com­mu­nau­té de pen­sée fra­gile à se dire, nous sommes pour­tant bien situés par ceux qui ont, par des­sus tout, le sens du réel. Même si les para­mètres his­to­riques qui nous défi­nissent depuis un demi-siècle ont été lar­ge­ment per­tur­bés : être Euro­péen de l’Ouest, Belge fran­co­phone ancré dans une tra­di­tion chré­tienne, de gauche, autant d’i­den­ti­tés mou­vantes, bal­lot­tées par l’his­toire. Fédé­ra­li­sa­tion du pays, construc­tion euro­péenne, déco­lo­ni­sa­tion, construc­tion puis effon­dre­ment du grand Mur ; la revue est d’a­vant Hiro­shi­ma et d’a­près Muru­roa. Fron­tières, idéo­lo­gies et cultures, convic­tions et enga­ge­ments ont été bou­le­ver­sés et les points de repères dispersés.

Phare dans l’aube de la recons­truc­tion, ilot dans un archi­pel de publi­ca­tions concur­rentes et dis­cu­tantes, la revue ne se meut plus aujourd’­hui dans le pay­sage cultu­rel et média­tique de ses ori­gines. Le pré­sent a fait d’elle une publi­ca­tion extrê­me­ment mino­ri­taire. Le sta­tut de l’é­crit, celui de l’«intellectuel » n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient. Tout cela incite plu­tôt à la modes­tie, mais ren­force aus­si la conscience de tenir là, dans la concep­tion, l’é­cri­ture et la lec­ture de la revue une réserve très pré­cieuse d’in­dé­pen­dance, une capa­ci­té d’in­di­gna­tions et d’i­dées nou­velles. Luxe pour l’es­prit d’un « petit nombre » ou marge indis­pen­sable pour une socié­té qui n’adhère pas com­plè­te­ment à elle-même ? Parade intel­lec­tuelle d’u­ni­ver­si­taires exal­tés de se frot­ter à l’his­toire ou exer­cice de res­pon­sa­bi­li­té des mêmes, à la recherche d’une parole authen­ti­que­ment enga­gée en lutte avec l’in­dif­fé­rence et le cynisme de l’é­poque ? La fatigue chaque mois recom­men­cée attise le doute ; le plai­sir du tra­vail ensemble et l’i­ro­nie devraient nous pré­ser­ver de toute pré­ten­tion, mais alors n’est-ce pas le tour­billon du nom­bri­lisme qui risque de nous emporter…

Tan­tôt héros de toutes les bonnes causes, mieux encore, der­niers gar­diens d’un des seuls lieux d’où elles peuvent être défen­dues. Tan­tôt rin­gards menant des com­bats d’ar­rière-garde avec des trom­blons ridi­cules, fos­siles évo­luant dans un espace-temps vir­tuel com­plè­te­ment déca­lé de la réa­li­té com­mune. Qui faut-il être pour lire ou écrire une revue sans image à l’âge d’In­ter­net et de CNN, à l’é­poque de Green­peace et de Jean-Paul II ? Qui faut-il être pour s’ex­pri­mer et com­mu­ni­quer dans des formes de pen­sée et avec une exi­gence intel­lec­tuelle qui échappe par­fois à ceux que nous pré­ten­dons, au nom de la jus­tice, défendre ?

Plus qu’une ligne de pen­sée intran­si­geante avec les faits, ce que nous avons pré­ser­vé de la jeu­nesse de la revue, c’est l’es­pace de com­mu­ni­ca­tion qui per­met son exis­tence tou­jours renou­ve­lée ; la fièvre du débat, la volon­té de ne pas écar­ter les ques­tions gênantes, l’in­sou­mis­sion. Nous vou­lons tou­jours être un signe vivant de démo­cra­tie. Et si pour beau­coup d’entre nous l’ab­so­lu n’est plus pré­sent comme une forme auto­nome a prio­ri, nous ne refu­sons pas de nous frot­ter à la den­si­té irré­gu­lière du sens. La culture et les valeurs que nous par­ta­geons, le sens de la jus­tice, le res­pect, la volon­té de com­prendre, ne consti­tuent pas un héri­tage que l’on peut gérer en bon père de famille ; il faut sans arrêt les recher­cher, les recons­truire le moins mal­adroi­te­ment pos­sible dans les nou­velles donnes du monde.

Où qu’elle se trouve assu­mée, cette exi­gence n’a rien d’ob­so­lète. C’est elle qui nous fait tra­vailler, sor­tir de chez nous nui­tam­ment ou nous iso­ler dans le songe de la lec­ture. C’est avec pas­sion et non sans plai­sir que nous reven­di­quons ce « sens du pos­sible » dont Robert Musil cré­dite son homme sans qua­li­té, et son atti­tude tou­jours déca­lée : « Quand on veut les louer au contraire, on dit de ces fous qu’ils sont des idéa­listes, mais il est clair que l’on ne défi­nit jamais ain­si que leur varié­té infé­rieure, ceux qui ne peuvent sai­sir le réel ou l’é­vitent piteu­se­ment, ceux chez qui, par consé­quent le manque de sens du réel est une véri­table défi­cience. Néan­moins le pos­sible ne com­prend pas seule­ment les rêves des neu­ras­thé­niques, mais aus­si les des­seins encore en som­meil de Dieu. Un évé­ne­ment et une véri­té pos­sibles ne sont pas égaux à un évé­ne­ment et à une véri­té réels moins la valeur « réa­li­té », mais contiennent, selon leurs par­ti­sans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une volon­té de bâtir, une uto­pie consciente qui, loin de redou­ter la réa­li­té, la traite sim­ple­ment comme une tâche et une inven­tion per­pé­tuelles. La terre n’est pas si vieille après tout, et jamais, semble-t-il, ne fut dans un état aus­si intéressant. »

Le déclic contre le déclin

Le cin­quan­tième anni­ver­saire est pour nous l’oc­ca­sion de reprendre de façon radi­cale l’exi­gence de trai­ter le réel comme une tâche.

Avec la fin de la seconde guerre, on a fait l’in­ven­taire. S’af­fir­mait alors la volon­té de pro­je­ter la lumière aus­si loin que pos­sible, d’ac­com­pa­gner la marche en avant d’une recons­truc­tion qui évi­te­rait les pièges d’une res­tau­ra­tion.  La revue était nou­velle, avec son titre de pro­duit blanc. L’as­su­rance du pro­grès s’est ins­tal­lée, la pers­pec­tive d’une grande inté­gra­tion sociale a don­né un sens nou­veaux aux grands conflits sociaux. En même temps, l’exi­gence se fai­sait plus radi­cale et explo­rait les plis et les replis d’une socié­té et de sa culture : de la fin à mettre à l’a­ven­ture colo­niale au « trai­te­ment » de la folie. La revue était tou­jours nouvelle.

Aujourd’­hui, nous avons à lut­ter contre le sen­ti­ment que la lumière est der­rière nous. Les ombres qui se pro­filent ont l’ap­pa­rence de fan­tômes déjà vus. Les chan­ge­ments ont le plus sou­vent un air de défaite et nous laissent plus réac­tifs que créa­tifs ; ana­ly­tiques et par­fois désenchantés.
Pour­tant, ces « vingt ans de crise » ont appor­té leur lot d’i­dées inédites et ont ache­vé de démas­quer des impos­tures. Mais le déclin éco­no­mique (au moins rela­tif), l’é­pui­se­ment sen­sible des formes clas­siques de mobi­li­sa­tion poli­tique, la réa­li­té des situa­tions d’ex­clu­sion nous accablent. Les contraintes aux­quelles on doit se plier appa­raissent comme les seuls repères nor­ma­tifs du réel. C’est dans ce contexte qu’il faut réédi­ter quo­ti­dien­ne­ment le miracle du vivre ensemble.

Face aux périls de dés­in­té­gra­tions poli­tique et sociale et aux menaces qui pèsent sur les acteurs et les régu­la­tions patiem­ment mises en place, la cris­pa­tion et la volon­té de res­tau­ra­tion ne suf­fisent plus. Le « sens du pos­sible » consiste désor­mais à sai­sir, dans la diver­si­té des évo­lu­tions qui tra­versent notre socié­té, les occa­sions de « sor­tie par le haut ». L’a­ve­nir n’est plus à la nos­tal­gie, mais à l’ap­pro­fon­dis­se­ment des valeurs qui ont trou­vé une expres­sion contin­gente dans une ver­sion de la sociale-démocratie.

Le sens de la démo­cra­tie, c’est la démo­cra­ti­sa­tion ou mieux encore, le pro­grès de la démo­cra­tie. De quelles formes, de quels acteurs sociaux une telle affir­ma­tion est-elle por­teuse pour nous aujourd’­hui ? Quel effort cultu­rel exige-t-elle de nous ? Une socié­té plus trans­pa­rente à elle-même, plus juste et plus res­pec­tueuse, plus atten­tive à appré­hen­der et à gérer les ten­sions qui la tra­versent n’a pas de modèle der­rière elle. Elle reste pour une large part à inven­ter. Même si notre pré­sent déçoit, même si (et cela reste à prou­ver) en Wal­lo­nie et à Bruxelles, le déclin éco­no­mique social et poli­tique était une réa­li­té homo­gène et totale, l’en­fer­me­ment dans le pas­sé ne pour­rait que l’ap­pro­fon­dir de façon pathologique.

Il s’a­git donc de rebon­dir au-delà des contraintes, et de construire des lignes de fuite, des hori­zons, des pro­jets. C’est le pari d’une revue qui entend res­ter nou­velle. Tant ce numé­ro anni­ver­saire que l’a­près-midi du 25 novembre à Namur sont à consi­dé­rer comme un pro­gramme. Encore.

  1. cf. l’ar­ticle de Jean De Munck, « Recommencer »

La rédaction


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