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Cinquante ans, rebondir
Dix, vingt, vingt-cinq, quarante, cinquante, le compte est bon. Cinquante ans. Nous sommes un peu surpris de nous trouver en charge d’un tel anniversaire. Il n’y a pourtant là rien d’imprévisible. Et les cinquantenaires guerriers, les atroces et les fondateurs qui se sont multipliés ces dernières années nous avaient rappelé qu’un jour ce serait le tour de la revue. Le […]
Dix, vingt, vingt-cinq, quarante, cinquante, le compte est bon. Cinquante ans. Nous sommes un peu surpris de nous trouver en charge d’un tel anniversaire. Il n’y a pourtant là rien d’imprévisible. Et les cinquantenaires guerriers, les atroces et les fondateurs qui se sont multipliés ces dernières années nous avaient rappelé qu’un jour ce serait le tour de la revue. Le temps et ses rythmes soutiennent le souvenir, l’empêche de vaciller et de trébucher dans l’oubli.
Surpris. Il y a certes une tradition, une bibliothèque derrière le numéro dix de l’année 1995. Mais face à l’expérience du numéro à faire ou à lire, toujours différente, toujours pleine des bruits du monde et de son urgence, de la discussion d’hier soir, du dernier livre lu, du voyage entrepris il y a peu, à quoi rime l’addition, la mise en série… Bien sûr, certains fils s’étirent dans le temps, certaines élucidations apparaissent plus durables que d’autres et justifient qu’on y revienne, qu’on raccroche, qu’on oublie pas. Jusqu’à se satisfaire d’une auto-référence permanente ? Sans doute non. Bien qu’au-delà des générations qui ont logé leur projet dans la revue et s’y sont succédé, il y ait des liens personnels, des témoins transmis, le monde a changé et la place qu’y tient une publication mensuelle aussi. À tel point que le sens même de l’entreprise est soumise constamment à une nouvelle évaluation qui n’évacue jamais complètement le doute de la pratique1.
Le sens du réel
Tant d’années ne suffisent donc pas pour enfin s’asseoir et jouir des dividendes d’une respectabilité durement acquise ? Alors, finies les fredaines, les incartades ? C’est sans doute vrai pour les institutions auxquelles l’âge achève de conférer une autorité.
Mais le point de vue de l’autorité n’a jamais été celui de La Revue Nouvelle, ni celui de ceux qui l’ont faite et la font encore, ni de ceux qui la lisent. Elle n’a jamais voulu en imposer à personne ; elle n’a créé aucun gourou, ne s’est jamais confondue avec aucun appareil. Ce qui s’est construit dans cette existence mensuelle n’est pas un corps de doctrine de mieux en mieux charpenté exerçant un magistère doctrinaire.
Au-delà d’une communauté de pensée fragile à se dire, nous sommes pourtant bien situés par ceux qui ont, par dessus tout, le sens du réel. Même si les paramètres historiques qui nous définissent depuis un demi-siècle ont été largement perturbés : être Européen de l’Ouest, Belge francophone ancré dans une tradition chrétienne, de gauche, autant d’identités mouvantes, ballottées par l’histoire. Fédéralisation du pays, construction européenne, décolonisation, construction puis effondrement du grand Mur ; la revue est d’avant Hiroshima et d’après Mururoa. Frontières, idéologies et cultures, convictions et engagements ont été bouleversés et les points de repères dispersés.
Phare dans l’aube de la reconstruction, ilot dans un archipel de publications concurrentes et discutantes, la revue ne se meut plus aujourd’hui dans le paysage culturel et médiatique de ses origines. Le présent a fait d’elle une publication extrêmement minoritaire. Le statut de l’écrit, celui de l’«intellectuel » n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient. Tout cela incite plutôt à la modestie, mais renforce aussi la conscience de tenir là, dans la conception, l’écriture et la lecture de la revue une réserve très précieuse d’indépendance, une capacité d’indignations et d’idées nouvelles. Luxe pour l’esprit d’un « petit nombre » ou marge indispensable pour une société qui n’adhère pas complètement à elle-même ? Parade intellectuelle d’universitaires exaltés de se frotter à l’histoire ou exercice de responsabilité des mêmes, à la recherche d’une parole authentiquement engagée en lutte avec l’indifférence et le cynisme de l’époque ? La fatigue chaque mois recommencée attise le doute ; le plaisir du travail ensemble et l’ironie devraient nous préserver de toute prétention, mais alors n’est-ce pas le tourbillon du nombrilisme qui risque de nous emporter…
Tantôt héros de toutes les bonnes causes, mieux encore, derniers gardiens d’un des seuls lieux d’où elles peuvent être défendues. Tantôt ringards menant des combats d’arrière-garde avec des tromblons ridicules, fossiles évoluant dans un espace-temps virtuel complètement décalé de la réalité commune. Qui faut-il être pour lire ou écrire une revue sans image à l’âge d’Internet et de CNN, à l’époque de Greenpeace et de Jean-Paul II ? Qui faut-il être pour s’exprimer et communiquer dans des formes de pensée et avec une exigence intellectuelle qui échappe parfois à ceux que nous prétendons, au nom de la justice, défendre ?
Plus qu’une ligne de pensée intransigeante avec les faits, ce que nous avons préservé de la jeunesse de la revue, c’est l’espace de communication qui permet son existence toujours renouvelée ; la fièvre du débat, la volonté de ne pas écarter les questions gênantes, l’insoumission. Nous voulons toujours être un signe vivant de démocratie. Et si pour beaucoup d’entre nous l’absolu n’est plus présent comme une forme autonome a priori, nous ne refusons pas de nous frotter à la densité irrégulière du sens. La culture et les valeurs que nous partageons, le sens de la justice, le respect, la volonté de comprendre, ne constituent pas un héritage que l’on peut gérer en bon père de famille ; il faut sans arrêt les rechercher, les reconstruire le moins maladroitement possible dans les nouvelles donnes du monde.
Où qu’elle se trouve assumée, cette exigence n’a rien d’obsolète. C’est elle qui nous fait travailler, sortir de chez nous nuitamment ou nous isoler dans le songe de la lecture. C’est avec passion et non sans plaisir que nous revendiquons ce « sens du possible » dont Robert Musil crédite son homme sans qualité, et son attitude toujours décalée : « Quand on veut les louer au contraire, on dit de ces fous qu’ils sont des idéalistes, mais il est clair que l’on ne définit jamais ainsi que leur variété inférieure, ceux qui ne peuvent saisir le réel ou l’évitent piteusement, ceux chez qui, par conséquent le manque de sens du réel est une véritable déficience. Néanmoins le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore en sommeil de Dieu. Un événement et une vérité possibles ne sont pas égaux à un événement et à une vérité réels moins la valeur « réalité », mais contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. La terre n’est pas si vieille après tout, et jamais, semble-t-il, ne fut dans un état aussi intéressant. »
Le déclic contre le déclin
Le cinquantième anniversaire est pour nous l’occasion de reprendre de façon radicale l’exigence de traiter le réel comme une tâche.
Avec la fin de la seconde guerre, on a fait l’inventaire. S’affirmait alors la volonté de projeter la lumière aussi loin que possible, d’accompagner la marche en avant d’une reconstruction qui éviterait les pièges d’une restauration. La revue était nouvelle, avec son titre de produit blanc. L’assurance du progrès s’est installée, la perspective d’une grande intégration sociale a donné un sens nouveaux aux grands conflits sociaux. En même temps, l’exigence se faisait plus radicale et explorait les plis et les replis d’une société et de sa culture : de la fin à mettre à l’aventure coloniale au « traitement » de la folie. La revue était toujours nouvelle.
Aujourd’hui, nous avons à lutter contre le sentiment que la lumière est derrière nous. Les ombres qui se profilent ont l’apparence de fantômes déjà vus. Les changements ont le plus souvent un air de défaite et nous laissent plus réactifs que créatifs ; analytiques et parfois désenchantés.
Pourtant, ces « vingt ans de crise » ont apporté leur lot d’idées inédites et ont achevé de démasquer des impostures. Mais le déclin économique (au moins relatif), l’épuisement sensible des formes classiques de mobilisation politique, la réalité des situations d’exclusion nous accablent. Les contraintes auxquelles on doit se plier apparaissent comme les seuls repères normatifs du réel. C’est dans ce contexte qu’il faut rééditer quotidiennement le miracle du vivre ensemble.
Face aux périls de désintégrations politique et sociale et aux menaces qui pèsent sur les acteurs et les régulations patiemment mises en place, la crispation et la volonté de restauration ne suffisent plus. Le « sens du possible » consiste désormais à saisir, dans la diversité des évolutions qui traversent notre société, les occasions de « sortie par le haut ». L’avenir n’est plus à la nostalgie, mais à l’approfondissement des valeurs qui ont trouvé une expression contingente dans une version de la sociale-démocratie.
Le sens de la démocratie, c’est la démocratisation ou mieux encore, le progrès de la démocratie. De quelles formes, de quels acteurs sociaux une telle affirmation est-elle porteuse pour nous aujourd’hui ? Quel effort culturel exige-t-elle de nous ? Une société plus transparente à elle-même, plus juste et plus respectueuse, plus attentive à appréhender et à gérer les tensions qui la traversent n’a pas de modèle derrière elle. Elle reste pour une large part à inventer. Même si notre présent déçoit, même si (et cela reste à prouver) en Wallonie et à Bruxelles, le déclin économique social et politique était une réalité homogène et totale, l’enfermement dans le passé ne pourrait que l’approfondir de façon pathologique.
Il s’agit donc de rebondir au-delà des contraintes, et de construire des lignes de fuite, des horizons, des projets. C’est le pari d’une revue qui entend rester nouvelle. Tant ce numéro anniversaire que l’après-midi du 25 novembre à Namur sont à considérer comme un programme. Encore.