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Chroniques de l’Insulinde. Chassez le naturel sans réserve

Numéro 8 Août 2007 - Asie par Alex Vanherveland

août 2007

C’est une forêt clas­sée, avec à l’en­trée un pan­neau vous annon­çant solen­nel­le­ment que vous péné­trez non seule­ment dans une réserve de la bio­sphère, mais de sur­croit en un lieu réper­to­rié offi­ciel­le­ment par le Fonds mon­dial pour la nature, l’Or­ga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale des bois tro­pi­caux, le minis­tère indo­né­sien des Forêts, et même le Fonds social de l’ar­mée de […]

C’est une forêt clas­sée, avec à l’en­trée un pan­neau vous annon­çant solen­nel­le­ment que vous péné­trez non seule­ment dans une réserve de la bio­sphère, mais de sur­croit en un lieu réper­to­rié offi­ciel­le­ment par le Fonds mon­dial pour la nature, l’Or­ga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale des bois tro­pi­caux, le minis­tère indo­né­sien des Forêts, et même le Fonds social de l’ar­mée de terre (une orga­ni­sa­tion connue en Indo­né­sie pour son atta­che­ment indé­fec­tible aux prin­cipes de conser­va­tion de nature, de déve­lop­pe­ment durable et de gou­ver­nance démocratique).

Le long du che­min d’ac­cès, de petits écri­teaux indiquent, en indo­né­sien et en latin, le nom de quelques arbres. Plus loin, le visi­teur tra­verse une plan­ta­tion un peu incon­grue. Devant elle, un pan­neau aux cou­leurs criardes, plus grand que les arbris­seaux qu’il com­mente, célèbre l’a­mi­tié indé­fec­tible entre les peuples nip­pon et indo­né­sien. Je n’au­rais pas eu l’i­dée d’af­fir­mer l’a­mi­tié éter­nelle de la Bel­gique pour l’In­do­né­sie en plan­tant des saules pleu­reurs ou des sor­biers des oise­leurs dans une forêt équa­to­riale pro­té­gée, mais soit : les voies de la sym­bo­lique orien­tale nous sont par­fois impé­né­trables. La forêt, elle, ne l’est pas à ce stade : pas­sons notre chemin.

Je croise pas mal de pay­sans voi­sins et cela ne m’é­tonne guère : ayant visi­té nombre de réserves natu­relles dans le tiers monde, je sais que leur imper­méa­bi­li­té est tou­jours un prin­cipe assez relatif.

Les pre­miers bra­con­niers ren­con­trés redes­cendent chez eux qui avec des fruits des bois, qui char­gé d’un régime de banane, d’un sac de manioc, et j’ai, à ce pre­mier stade de mon approche de cette réserve natu­relle inté­grale, une pen­sée atten­drie pour ceux de mes amis natu­ra­listes qui défendent le concept de coexis­tence paci­fique entre une réserve natu­relle et les vil­lages voisins.

Un pre­mier doute m’as­saille cepen­dant à pro­pos de cette entente har­mo­nieuse quand j’ap­prends que, ne se conten­tant pas de récol­ter et de cueillir les fruits, ils abattent volon­tiers quelques grands arbres peu ren­tables à leur avis, pour les rem­pla­cer par leur plan­ta­tion (papayer, giro­flier, maïs, épi­nard bette, piment rouge). Plus tard, on m’ex­pli­que­ra qu’ab­so­lu­ment tous les pay­sans des alen­tours ont leur par­celle jar­di­née à l’in­té­rieur de la forêt. Va donc pour l’a­gro­fo­res­trie, une théo­rie qui a, je le déclare sans une ombre d’i­ro­nie, toute ma sym­pa­thie. Bien sûr, il est un peu embar­ras­sant d’a­voir depuis mon entrée dans la « réserve » ren­con­tré tant de mes sem­blables et si peu d’oi­seaux ou d’autres ani­maux. Il me semble d’ailleurs plau­sible que la rare­té de ces der­niers ne soit pas étran­gère au pul­lu­le­ment des premiers…

Compères giboyeurs

Voi­ci à pré­sent trois jeunes gens, le kriss à la cein­ture, dont l’un porte un fruste pis­to­let, qu’il a sans doute confec­tion­né lui-même, et l’autre une encore plus inquié­tante pétoire, don­nant à mon avis des chances assez égales de tré­pas au tireur et à la cible. Ils sont sui­vis par une quin­zaine de roquets gro­gnant et aboyant, bavant d’a­gres­si­vi­té. Votre repor­ter sur place s’en­quiert de l’in­té­rêt d’emmener une telle meute. Ils m’ex­pliquent qu’ils vont à la chasse au san­glier. « Est-ce que cela ne pose pas de pro­blème dans une réserve natu­relle ? », ris­quai-je pru­dem­ment. Non, non, les gardes ne viennent que le dimanche matin, pour faire payer l’en­trée : il n’y a pas de tou­ristes en nombre suf­fi­sant le reste de la semaine. Comme je m’in­té­resse à leur acti­vi­té, c’est for­cé­ment que j’ai une idée lucra­tive der­rière la tête. Le plus malin de nos com­pères giboyeurs croit com­prendre laquelle : puisque je suis blanc, je suis sans doute man­geur de porc, et j’en­vi­sage par consé­quent de leur ache­ter le butin de la chasse à courre sans trom­pette ni tam­bour qui se pré­pare ; il est clair que je paye­rai plus que leurs clients habi­tuels, Chi­nois, Coréens ou autres infi­dèles. Ravi, il se met donc à vendre la peau non de l’ours (ce der­nier a dis­pa­ru des forêts de Java depuis un demi-siècle), mais du san­glier. Un autre, plus cir­cons­pect, me demande com­ment les man­geurs de porc évitent le ténia. J’y vois un indice que nos musul­mans java­nistes, sui­vant les pré­ceptes du Coran avec autant de scru­pules que moi ceux du Carême, ont déjà gout­té la viande défen­due. Mais, plu­tôt que d’ex­pli­quer qu’il leur suf­fi­rait de cuire le porc ou le san­glier plus long­temps, je m’in­vente une reli­gion végé­ta­rienne et je mets fin à l’en­tre­tien. En effet, même si je suis loin de mes forêts arden­naises et que ces pauvres hères n’ont pas grand-chose à voir avec nos « vian­deurs » indus­triels d’Eu­rope, j’é­prouve une répul­sion à sym­pa­thi­ser avec toute espèce de bra­conne, et il n’est pas ques­tion que je leur donne des recettes.

Trois pas plus loin, je croise deux hommes armés de cara­bines moins rudi­men­taires. Il n’est que 9 heures du matin et leur gibe­cière est déjà pleine. Ils ne font aucune dif­fi­cul­té pour m’en mon­ter le conte­nu : une dou­zaine d’oi­seaux. Tant que j’y suis, je demande s’ils ne varient pas le gibier : camé­léons, gib­bons, iguanes peut-être ? Non, non : les camé­léons n’in­té­ressent per­sonne d’autre que moi (nous allons y reve­nir), les iguanes ne sont cap­tu­rés que par les enfants et quant aux singes, les chas­seurs tentent sur­tout d’en cap­tu­rer de temps en temps un vivant, pour le vendre bien cher à quel­qu’un de la ville ; quand ça rate et que l’a­ni­mal est bles­sé, on le livre en pâture aux chiens, qui adorent cela : ven­geance sym­bo­lique contre un huma­noïde, peut-être.

Un caméléon coriace

Figu­rez-vous que j’ai même cédé, mea maxi­ma culpa, à la pas­sion klep­to­mane ambiante, mais une seule fois, je le jure, et fus bien puni. Il faut dire, cir­cons­tance atté­nuante, que l’in­secte géant me pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de vingt ans. D’a­bord, séjour­nant dans les Grand Lacs, j’ap­pris que l’a­ni­mal était malé­fique : on est per­sua­dé dans ces contrées que l’hu­main qui le touche par mégarde change illi­co de sexe. À cause de cette légende burun­daise tenace, mon col­lègue Pas­ca­lou per­dit son spé­ci­men à demeure, pru­dem­ment éloi­gné par le cui­si­nier burun­dais qui, com­pre­nez-le, tenait abso­lu­ment à res­ter mâle. Ensuite, en Éthio­pie, je le ren­con­trai plu­sieurs fois, de manière fur­tive, et je résis­tai vaillam­ment quand on essayait de m’en vendre un. Enfin, arri­vé à Java, je cru consta­ter qu’il y pul­lu­lait, qu’il ne pou­vait y être consi­dé­ré comme en péril et que donc mes scru­pules à en cap­tu­rer un ne se jus­ti­fiaient guère. Me voi­là donc déci­dé à faire l’ac­qui­si­tion d’un camé­léon. J’an­nonce même le tarif à la can­to­nade : 2,50 euros. Une armée de jeunes gens dés­œu­vrés me cer­ti­fie qu’ils feront mon bon­heur (et leur argent de poche) dès le len­de­main. On me conseille de faire au préa­lable l’ac­qui­si­tion d’une de ces petites cages-sou­ri­cières en fer-blanc que l’on affec­tionne ici, car, une fois le monstre cap­tu­ré, il s’a­gi­ra de le gar­der contre son gré, ce qui n’est pas simple, même pour les spé­ci­mens non ailés (oui, vous avez bien lu, il y a ici aus­si des camé­léons volants, j’en ai même entre­vu deux fois, vrai de vrai, on se serait cru dans un des­sin ani­mé). Et de fait, dès potron-minet, après moins d’une demi-heure de recherche dans la forêt, ma joyeuse escorte ado­les­cente se répand en hur­le­ment, en courses folles, en esca­lade hilare, et le plus agile me pré­sente bien­tôt le camé­léon qu’il vient d’at­tra­per. Mon futile bon­heur de col­lec­tion­neur ne dure­ra guère : mon léon m’a­muse dix minutes par ses mines offus­quées et ses coups de dents déri­soires de dra­gon contra­rié ; il refuse de chan­ger de cou­leur, il n’ac­cepte d’in­gé­rer aucun des ali­ments végé­taux ou ani­maux que je lui pro­pose, se blesse constam­ment en ten­tant de quit­ter la cage, bref il ne sup­porte pas la cap­ti­vi­té. Il fait fina­le­ment la grève de la faim et de la soif, et me contraint, pour ne pas avoir un cadavre ani­mal de plus sur la conscience, à lui rendre sans tar­der sa liber­té impru­dem­ment confisquée.

Je retour­ne­rai sou­vent dans cette « réserve », jus­qu’à la par­cou­rir en tous sens, pour consta­ter fina­le­ment que l’es­pace pro­té­gé ne dépasse guère quelques mètres de part et d’autre de la voie (asphal­tée, bien sûr) des­ti­née aux tou­ristes et dont ceux-ci sont sen­sés, comme tout visi­teur sen­si­bi­li­sé, ne pas s’écarter.
Ce qui est extra­or­di­naire, c’est qu’au seuil du XXIe siècle cette forêt soit tou­jours vivante, for­mi­da­ble­ment belle par endroits, débor­dante de vie végé­tale un peu par­tout, et qu’elle ait même gar­dé quelques beaux restes de diver­si­té ani­male, sur­tout à l’é­tage de la cano­pée — le seul que les humains ne soient pas en mesure de visi­ter. Bien sûr, il y a long­temps qu’on y a abat­tu le der­nier tigre, le der­nier ours. Évi­dem­ment, la pré­sence qua­si per­ma­nente des humains n’est pas le meilleur moyen de pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té. Mais tant que les pay­sans ne coupent pas trop de grands arbres, tant que la forêt ne séduit pas un pro­mo­teur immo­bi­lier, elle conti­nue­ra à jouer une par­tie de son rôle : réserve d’eau, d’oxy­gène, de bois, de maté­riel géné­tique, de silence, de sérénité.

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste