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Chroniques de l’Insulinde. Chassez le naturel sans réserve
C’est une forêt classée, avec à l’entrée un panneau vous annonçant solennellement que vous pénétrez non seulement dans une réserve de la biosphère, mais de surcroit en un lieu répertorié officiellement par le Fonds mondial pour la nature, l’Organisation internationale des bois tropicaux, le ministère indonésien des Forêts, et même le Fonds social de l’armée de […]
C’est une forêt classée, avec à l’entrée un panneau vous annonçant solennellement que vous pénétrez non seulement dans une réserve de la biosphère, mais de surcroit en un lieu répertorié officiellement par le Fonds mondial pour la nature, l’Organisation internationale des bois tropicaux, le ministère indonésien des Forêts, et même le Fonds social de l’armée de terre (une organisation connue en Indonésie pour son attachement indéfectible aux principes de conservation de nature, de développement durable et de gouvernance démocratique).
Le long du chemin d’accès, de petits écriteaux indiquent, en indonésien et en latin, le nom de quelques arbres. Plus loin, le visiteur traverse une plantation un peu incongrue. Devant elle, un panneau aux couleurs criardes, plus grand que les arbrisseaux qu’il commente, célèbre l’amitié indéfectible entre les peuples nippon et indonésien. Je n’aurais pas eu l’idée d’affirmer l’amitié éternelle de la Belgique pour l’Indonésie en plantant des saules pleureurs ou des sorbiers des oiseleurs dans une forêt équatoriale protégée, mais soit : les voies de la symbolique orientale nous sont parfois impénétrables. La forêt, elle, ne l’est pas à ce stade : passons notre chemin.
Je croise pas mal de paysans voisins et cela ne m’étonne guère : ayant visité nombre de réserves naturelles dans le tiers monde, je sais que leur imperméabilité est toujours un principe assez relatif.
Les premiers braconniers rencontrés redescendent chez eux qui avec des fruits des bois, qui chargé d’un régime de banane, d’un sac de manioc, et j’ai, à ce premier stade de mon approche de cette réserve naturelle intégrale, une pensée attendrie pour ceux de mes amis naturalistes qui défendent le concept de coexistence pacifique entre une réserve naturelle et les villages voisins.
Un premier doute m’assaille cependant à propos de cette entente harmonieuse quand j’apprends que, ne se contentant pas de récolter et de cueillir les fruits, ils abattent volontiers quelques grands arbres peu rentables à leur avis, pour les remplacer par leur plantation (papayer, giroflier, maïs, épinard bette, piment rouge). Plus tard, on m’expliquera qu’absolument tous les paysans des alentours ont leur parcelle jardinée à l’intérieur de la forêt. Va donc pour l’agroforestrie, une théorie qui a, je le déclare sans une ombre d’ironie, toute ma sympathie. Bien sûr, il est un peu embarrassant d’avoir depuis mon entrée dans la « réserve » rencontré tant de mes semblables et si peu d’oiseaux ou d’autres animaux. Il me semble d’ailleurs plausible que la rareté de ces derniers ne soit pas étrangère au pullulement des premiers…
Compères giboyeurs
Voici à présent trois jeunes gens, le kriss à la ceinture, dont l’un porte un fruste pistolet, qu’il a sans doute confectionné lui-même, et l’autre une encore plus inquiétante pétoire, donnant à mon avis des chances assez égales de trépas au tireur et à la cible. Ils sont suivis par une quinzaine de roquets grognant et aboyant, bavant d’agressivité. Votre reporter sur place s’enquiert de l’intérêt d’emmener une telle meute. Ils m’expliquent qu’ils vont à la chasse au sanglier. « Est-ce que cela ne pose pas de problème dans une réserve naturelle ? », risquai-je prudemment. Non, non, les gardes ne viennent que le dimanche matin, pour faire payer l’entrée : il n’y a pas de touristes en nombre suffisant le reste de la semaine. Comme je m’intéresse à leur activité, c’est forcément que j’ai une idée lucrative derrière la tête. Le plus malin de nos compères giboyeurs croit comprendre laquelle : puisque je suis blanc, je suis sans doute mangeur de porc, et j’envisage par conséquent de leur acheter le butin de la chasse à courre sans trompette ni tambour qui se prépare ; il est clair que je payerai plus que leurs clients habituels, Chinois, Coréens ou autres infidèles. Ravi, il se met donc à vendre la peau non de l’ours (ce dernier a disparu des forêts de Java depuis un demi-siècle), mais du sanglier. Un autre, plus circonspect, me demande comment les mangeurs de porc évitent le ténia. J’y vois un indice que nos musulmans javanistes, suivant les préceptes du Coran avec autant de scrupules que moi ceux du Carême, ont déjà goutté la viande défendue. Mais, plutôt que d’expliquer qu’il leur suffirait de cuire le porc ou le sanglier plus longtemps, je m’invente une religion végétarienne et je mets fin à l’entretien. En effet, même si je suis loin de mes forêts ardennaises et que ces pauvres hères n’ont pas grand-chose à voir avec nos « viandeurs » industriels d’Europe, j’éprouve une répulsion à sympathiser avec toute espèce de braconne, et il n’est pas question que je leur donne des recettes.
Trois pas plus loin, je croise deux hommes armés de carabines moins rudimentaires. Il n’est que 9 heures du matin et leur gibecière est déjà pleine. Ils ne font aucune difficulté pour m’en monter le contenu : une douzaine d’oiseaux. Tant que j’y suis, je demande s’ils ne varient pas le gibier : caméléons, gibbons, iguanes peut-être ? Non, non : les caméléons n’intéressent personne d’autre que moi (nous allons y revenir), les iguanes ne sont capturés que par les enfants et quant aux singes, les chasseurs tentent surtout d’en capturer de temps en temps un vivant, pour le vendre bien cher à quelqu’un de la ville ; quand ça rate et que l’animal est blessé, on le livre en pâture aux chiens, qui adorent cela : vengeance symbolique contre un humanoïde, peut-être.
Un caméléon coriace
Figurez-vous que j’ai même cédé, mea maxima culpa, à la passion kleptomane ambiante, mais une seule fois, je le jure, et fus bien puni. Il faut dire, circonstance atténuante, que l’insecte géant me poursuit de ses assiduités depuis plus de vingt ans. D’abord, séjournant dans les Grand Lacs, j’appris que l’animal était maléfique : on est persuadé dans ces contrées que l’humain qui le touche par mégarde change illico de sexe. À cause de cette légende burundaise tenace, mon collègue Pascalou perdit son spécimen à demeure, prudemment éloigné par le cuisinier burundais qui, comprenez-le, tenait absolument à rester mâle. Ensuite, en Éthiopie, je le rencontrai plusieurs fois, de manière furtive, et je résistai vaillamment quand on essayait de m’en vendre un. Enfin, arrivé à Java, je cru constater qu’il y pullulait, qu’il ne pouvait y être considéré comme en péril et que donc mes scrupules à en capturer un ne se justifiaient guère. Me voilà donc décidé à faire l’acquisition d’un caméléon. J’annonce même le tarif à la cantonade : 2,50 euros. Une armée de jeunes gens désœuvrés me certifie qu’ils feront mon bonheur (et leur argent de poche) dès le lendemain. On me conseille de faire au préalable l’acquisition d’une de ces petites cages-souricières en fer-blanc que l’on affectionne ici, car, une fois le monstre capturé, il s’agira de le garder contre son gré, ce qui n’est pas simple, même pour les spécimens non ailés (oui, vous avez bien lu, il y a ici aussi des caméléons volants, j’en ai même entrevu deux fois, vrai de vrai, on se serait cru dans un dessin animé). Et de fait, dès potron-minet, après moins d’une demi-heure de recherche dans la forêt, ma joyeuse escorte adolescente se répand en hurlement, en courses folles, en escalade hilare, et le plus agile me présente bientôt le caméléon qu’il vient d’attraper. Mon futile bonheur de collectionneur ne durera guère : mon léon m’amuse dix minutes par ses mines offusquées et ses coups de dents dérisoires de dragon contrarié ; il refuse de changer de couleur, il n’accepte d’ingérer aucun des aliments végétaux ou animaux que je lui propose, se blesse constamment en tentant de quitter la cage, bref il ne supporte pas la captivité. Il fait finalement la grève de la faim et de la soif, et me contraint, pour ne pas avoir un cadavre animal de plus sur la conscience, à lui rendre sans tarder sa liberté imprudemment confisquée.
Je retournerai souvent dans cette « réserve », jusqu’à la parcourir en tous sens, pour constater finalement que l’espace protégé ne dépasse guère quelques mètres de part et d’autre de la voie (asphaltée, bien sûr) destinée aux touristes et dont ceux-ci sont sensés, comme tout visiteur sensibilisé, ne pas s’écarter.
Ce qui est extraordinaire, c’est qu’au seuil du XXIe siècle cette forêt soit toujours vivante, formidablement belle par endroits, débordante de vie végétale un peu partout, et qu’elle ait même gardé quelques beaux restes de diversité animale, surtout à l’étage de la canopée — le seul que les humains ne soient pas en mesure de visiter. Bien sûr, il y a longtemps qu’on y a abattu le dernier tigre, le dernier ours. Évidemment, la présence quasi permanente des humains n’est pas le meilleur moyen de préserver la biodiversité. Mais tant que les paysans ne coupent pas trop de grands arbres, tant que la forêt ne séduit pas un promoteur immobilier, elle continuera à jouer une partie de son rôle : réserve d’eau, d’oxygène, de bois, de matériel génétique, de silence, de sérénité.