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Choisir sa fin de vie ?

Numéro 10 Octobre 2013 par Marie-Luce Delfosse

octobre 2013

L’extension du champ d’application de la loi dépé­na­li­sant l’euthanasie sous condi­tions est à l’ordre du jour des débats par­le­men­taires. Bien que ceux-ci se foca­lisent sur l’euthanasie, il est évident que leur enjeu est plus large : c’est de la fin de vie dans son ensemble qu’il s’agit, c’est-à-dire des moda­li­tés diverses sous les­quelles elle peut être vécue […]

L’extension du champ d’application de la loi dépé­na­li­sant l’euthanasie sous condi­tions est à l’ordre du jour des débats par­le­men­taires. Bien que ceux-ci se foca­lisent sur l’euthanasie, il est évident que leur enjeu est plus large : c’est de la fin de vie dans son ensemble qu’il s’agit, c’est-à-dire des moda­li­tés diverses sous les­quelles elle peut être vécue et de la ques­tion cru­ciale de l’autonomie des malades face à elle.

Au cours des années 2000 à 2002, ces trois ques­tions ont été pour une bonne part dis­cu­tées conjoin­te­ment. Sur cette base, la Bel­gique a adop­té presque simul­ta­né­ment, en 2002, trois lois qui sont étroi­te­ment soli­daires : le 28 mai la loi rela­tive à l’euthanasie, le 14 juin la loi rela­tive aux soins pal­lia­tifs et 22 aout la loi rela­tive aux droits du patient. Elle a ain­si don­né une assise juri­dique à deux muta­tions cultu­relles fort impor­tantes. La pre­mière est la recon­nais­sance tou­jours plus éten­due du pou­voir d’autodétermination des per­sonnes. La deuxième concerne la com­pré­hen­sion du res­pect de la vie.

La mise en ques­tion de tous les pater­na­lismes, dont le pater­na­lisme médi­cal, et l’accent mis cor­ré­la­ti­ve­ment sur l’autonomie et l’autodétermination des per­sonnes ont ali­men­té la pre­mière muta­tion cultu­relle et trans­for­mé pro­gres­si­ve­ment, depuis le milieu du XXe siècle, la manière de conce­voir la rela­tion thé­ra­peu­tique. La loi rela­tive aux droits du patient y fait écho en visant à intro­duire une plus grande éga­li­té entre le patient et son méde­cin. Ce fai­sant, elle recon­nait — à tra­vers les dif­fé­rents droits qu’elle lui accorde — que le patient n’est pas seule­ment défi­ni par sa patho­lo­gie, qu’il n’est pas qu’un orga­nisme malade, mais aus­si une per­sonne qui a une opi­nion, des sen­ti­ments et des sou­haits à pro­pos de ce qu’elle vit, les­quels méritent d’être enten­dus, écou­tés et, le cas échéant, réa­li­sés. Certes, depuis long­temps, la rela­tion thé­ra­peu­tique avait été pro­mue comme une rela­tion humaine, et c’est bien ce que le code de déon­to­lo­gie médi­cale a tou­jours exi­gé. Néan­moins, plu­sieurs pas sup­plé­men­taires sont fran­chis ici : le patient n’est pas seule­ment une per­sonne à res­pec­ter lors du trai­te­ment de son corps malade, il est capable de com­pré­hen­sion, de dis­cer­ne­ment et de déci­sion : com­pré­hen­sion de son état de san­té, dis­cer­ne­ment de sa volon­té en dépit du tour­billon d’émotions qu’il peut res­sen­tir, déci­sion quant à l’information ou aux soins à rece­voir. De la recon­nais­sance de cha­cune de ces capa­ci­tés découle celle de droits spé­ci­fiques : droit à l’information sous ses diverses facettes (état de san­té, trai­te­ments, dos­sier médi­cal…), droit à consen­tir libre­ment et expres­sé­ment aux trai­te­ments pro­po­sés, droit de reti­rer ou de refu­ser son consen­te­ment, droit de ne pas savoir. Autre­ment dit, le patient est désor­mais consi­dé­ré comme une per­sonne qui est sus­cep­tible d’exercer une mai­trise sur sa vie et qui en est capable. C’est aus­si la recon­nais­sance de cette mai­trise pos­sible qui sous-tend la loi rela­tive à l’euthanasie et la loi rela­tive aux soins pal­lia­tifs. La per­sonne malade se voit recon­naitre un droit aux soins pal­lia­tifs et, dans cer­taines condi­tions, un droit à deman­der l’euthanasie.

La deuxième muta­tion cultu­relle est liée à l’extension des pos­si­bi­li­tés de mai­tri­ser les phé­no­mènes natu­rels qu’offrent les avan­cées scien­ti­fiques et tech­niques. Dis­po­ser d’une mai­trise trans­forme le rap­port que l’on entre­tient avec la réa­li­té. Celle-ci cesse en effet d’être per­çue comme une fata­li­té qui s’impose ; s’ouvre au contraire un espace pour la créa­tion et la déci­sion humaines. La com­pré­hen­sion du droit fon­da­men­tal au res­pect de la vie peut s’en trou­ver modi­fiée. En effet, la vie qui mérite res­pect n’est plus seule­ment enten­due comme un pro­ces­sus bio­lo­gique devant lequel on est impuis­sant ou qui relève du sacré. Désor­mais, elle est appro­chée aus­si de façon plus com­plexe dans sa qua­li­té, et elle met alors au défi de cher­cher les moda­li­tés qui per­met­tront le res­pect de la per­sonne. Le res­pect lui aus­si change de sens : il ne s’agit plus seule­ment de s’incliner devant ce qui s’impose, mais de répondre à la souf­france et à la dou­leur des per­sonnes. C’est ce que les trois lois évo­quées visent ensemble à rendre possible.

Ces lois offrent à cha­cun la liber­té de choi­sir, dans cer­taines cir­cons­tances étroi­te­ment défi­nies, les moda­li­tés de sa fin de vie en connais­sance de cause, tout en don­nant sa place à la liber­té de conscience des méde­cins. Ain­si répondent-elles aux évo­lu­tions cultu­relles qui viennent d’être évo­quées, sans pour autant impo­ser à tous les lignes d’action qui en résultent. La liber­té de cha­cun — du patient comme de son méde­cin — demeure en effet entière. La loi rela­tive à l’euthanasie appelle à la res­pon­sa­bi­li­té, mais ne consti­tue pas la trans­crip­tion d’une morale déter­mi­née qui serait exclu­sive d’une autre. Elle prend bien plu­tôt acte de la plu­ra­li­té éthique vécue dans la socié­té belge et lui donne sa place.

Les muta­tions cultu­relles qui sous-tendent l’adoption de ces trois lois sont déci­sives pour une approche des ques­tions dis­cu­tées par nos par­le­men­taires. C’est pour­quoi La Revue nou­velle a déci­dé de consa­crer un dos­sier, non à l’euthanasie, mais, de façon plus large, à la fin de vie en pro­po­sant une mise en pers­pec­tive plu­ri­dis­ci­pli­naire de celle-ci. S’entrecroisent ain­si des approches bio­lo­gique, cultu­relle, médi­cale, éthique et juri­dique, axées sur la mise en évi­dence d’enjeux sus­cep­tibles tout à la fois d’éclairer les débats actuels et de les ins­crire sur la toile de fond qui per­met d’en sai­sir la dynamique.

Paul Thie­len, bio­lo­giste, offre dans son article une pré­sen­ta­tion et une réflexion sur la bio­lo­gie et la mort qui montre les liens étroits entre vie et mort : la mort est ins­crite dans les orga­nismes vivants, elle y prend diverses formes, elle est inhé­rente à la vie humaine, mais s’y révèle être, non un moment, mais un pro­ces­sus qui, à ce titre, met en jeu la décision.

Albert Bas­te­nier, socio­logue, ins­crit la réflexion dans le temps long des muta­tions cultu­relles qui affectent aujourd’hui la fin de vie : celles conju­guées du déve­lop­pe­ment des connais­sances et des tech­niques qui sus­cite une médi­ca­li­sa­tion de la fin de vie, et de l’affirmation tou­jours plus forte d’un pou­voir d’autodétermination des per­sonnes qui inclut désor­mais l’aspiration, voire la recon­nais­sance d’un droit à la libre dis­po­si­tion de soi, y com­pris dans son corps et dans sa vie. Il en appelle dès lors à un nou­vel huma­nisme de la mort.

Ray­mond Gueibe, méde­cin, réflé­chit pour sa part aux para­digmes mis en œuvre dans la rela­tion thé­ra­peu­tique, par­ti­cu­liè­re­ment face à la mort. Remon­tant aux ori­gines, il montre tout à la fois la conti­nui­té de cer­tains para­digmes au cours du temps, mais aus­si com­ment des para­digmes fort divers se super­posent actuel­le­ment. Il per­met ain­si une com­pré­hen­sion nuan­cée des atti­tudes et des com­por­te­ments des soi­gnants, et de leur diversité.

En écho, Fran­çoise Gen­de­bien, diplô­mée en poli­tique éco­no­mique et sociale, envi­sage l’acharnement thé­ra­peu­tique en adop­tant le point de vue de l’entourage. Elle montre les dif­fi­cul­tés aux­quelles les proches d’un grand malade (et donc ce malade lui-même) sont confron­tés, ain­si que les balises juri­diques exis­tant en Bel­gique et qui sont, en prin­cipe, des­ti­nées à dépas­ser ces difficultés.

Marie-Luce Del­fosse, phi­lo­sophe, rend compte de la loi rela­tive à l’euthanasie : du contexte dans lequel s’est ins­crite son adop­tion, des condi­tions qu’elle fait valoir et des enjeux éthiques qu’elle recèle, de la dyna­mique qu’elle a ouverte, et des aspects dis­cu­tés dans la pers­pec­tive de son élargissement.

Axel Gos­se­ries, juriste et phi­lo­sophe, exa­mine l’un de ces aspects : l’euthanasie des mineurs, et inter­roge tout par­ti­cu­liè­re­ment les enjeux et les impli­ca­tions de l’un des cri­tères dis­cu­tés : celui de l’âge.

Dans un tout autre registre, Béa­trice Cha­paux, magis­trate, et Emma­nuel de Bruyn, libraire, signalent des bandes des­si­nées consa­crées au troi­sième et au qua­trième âge, et évoquent plus par­ti­cu­liè­re­ment Les petits ruis­seaux de Pas­cal Rabaté.

Une constante au moins se dégage. Chaque article, à par­tir de son approche propre, sou­ligne le lien qui existe actuel­le­ment entre mort humaine et déci­sion. Une des rai­sons en est le para­doxe que sus­cite une méde­cine tou­jours plus per­for­mante, mais affec­tant par là même d’une cer­taine incer­ti­tude les signes cli­niques de la sur­ve­nue de la mort : désor­mais, celle-ci sera effec­ti­ve­ment très sou­vent de l’ordre d’une déci­sion prise par le méde­cin ou par le patient.

Marie-Luce Delfosse


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