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Cher Didier, Nous n’avons pas gardé les cochons…

Numéro 11 Novembre 2013 par Dan Kaminski

novembre 2014

Cher Didier, Nous n’avons pas gar­dé les cochons ensemble, mais qui peut encore se tar­guer aujourd’hui d’avoir gar­dé des cochons ? Bref, tu ne me connais pas. Je ne te connais pas. Aujourd’hui, moins on se connait, plus on se tutoie… Quand tu m’envoies une e‑letter, elle com­mence tou­jours par « Cher Dan », alors, pour une fois […]

Cher Didier,

Nous n’avons pas gar­dé les cochons ensemble, mais qui peut encore se tar­guer aujourd’hui d’avoir gar­dé des cochons ? Bref, tu ne me connais pas. Je ne te connais pas. Aujourd’hui, moins on se connait, plus on se tutoie… Quand tu m’envoies une e‑letter, elle com­mence tou­jours par « Cher Dan », alors, pour une fois que je te réponds, je ne crois pas abuser.

En t’écrivant, je pense à Serge. Lui aus­si il est dans la com. Lui aus­si, il fait dans le ser­vice public pri­va­ti­sé. Il vend des pains au cho­co­lat le matin, des sand­wichs à midi et des bon­bons et des bois­sons à toute heure. Il se lève si tôt tous les matins que nous, à cette heure-là, on ne connai­trait plus notre nom, je veux dire, cha­cun le nôtre, parce que je sais bien que tu ne connais pas le mien. Serge ter­mine tard ses jour­nées, et là, j’imagine que c’est lui, par­fois, qui ne connait plus son nom. Il compte et recompte les pièces et les billets et par­vient vaille que vaille à bou­cler ses fins de mois ; les débuts ne sont pas mal non plus, dans le genre. Par contre, cein­ture pour les bon­bons, les sand­wiches et les pains au cho­co­lat (très peu pour lui). Je te disais que, lui aus­si, il était dans la com : beau­coup de clients passent chez Serge pour leurs besoins de bouche, certes, mais ils reçoivent aus­si ce qui ne se vend pas : un bon mot, un mot drôle, une main sur l’épaule, un fou rire, un coup de gueule et son iné­nar­rable « qui sers-je ? » quand on fait la file jusque sur le trot­toir qui n’existe pas.

Bien sûr, ce serait facile de com­pa­rer vos reve­nus res­pec­tifs, mais comme tu le dis si bien, il ne faut pas par­ler que de l’argent. C’est vrai que c’est mes­quin. Je vou­lais te par­ler d’autre chose : le temps. Je vais te dire une chose (peut-être deux, en fait) : la dif­fé­rence entre tes mil­lions et les cen­taines d’euros de mon ami Serge n’est rien à côté de la dif­fé­rence entre les temps dans les­quels vous vivez tous les deux. Ton temps, Didier, se compte en nano­se­condes, il se mesure, s’additionne, se retranche et se mul­ti­plie aus­si vite qu’à la bourse, vir­tuel et sans ver­tu. D’ailleurs c’est ton temps qui donne son rythme à la bourse, et vice-ver­sa. (À pro­pos, ton ami Bru­no passe par­fois chez Serge en nano­coup de vent.) Tu es le maitre de ce temps sans consis­tance, qui se mange lui-même avant qu’une forme de vie — une forme de vie que je connaisse, excuse, je ne connais pas grand-chose — ait pu s’y ins­tal­ler. Chez Serge, même si on est trop pres­sé pour man­ger autre chose qu’un sand­wich dans la rue, le temps, lui, bat au rythme de la vie des gens, tu sais, les petites gens, les nano­gens. La nano­se­conde n’existe pas pour eux, même s’ils la paient. Au fond, cette his­toire de temps, c’est une his­toire de mondes. Tu viens d’une nano­ga­laxie, Didier, peut-être d’une nano­di­men­sion impro­bable, et t’envier ou t’exécrer n’y chan­ge­ra rien. Serge est d’un nano­monde que tu ne connais pas. Serge et moi, on habite aus­si des nano­mondes dif­fé­rents, mais nous avons déjà échan­gé quelques nano­par­ti­cules de vie, à tra­vers des mots qui sem­blaient vou­loir dire quelque chose.

Dès le sep­tième mot (« cochons »), tu auras arrê­té de lire cette lettre et tu l’auras jetée dans la nano­cor­beille de ta tablette, avec indif­fé­rence, colère ou décep­tion, qui sait ? Peut-être un coup d’œil sur la signa­ture ? La signa­ture est sans impor­tance, je suis nanonyme.

La doxa, culti­vée par le mul­ti­cul­tu­ra­lisme tou­ris­tique que tu lis sur les CV de tes futurs ex-employés — « j’aime les voyages, ren­con­trer d’autres cultures… » — fait de la dif­fé­rence une valeur. Tes nano­col­la­bo­ra­teurs ont bien com­pris le capi­ta­lisme : une dif­fé­rence crée de la valeur. Pour­tant, il me semble que cette asso­cia­tion est inverse dans la vie : une valeur, dans la vie, et même en art, c’est ce qui crée une dif­fé­rence. Toi et moi, par exemple, on par­tage un énorme point com­mun : on est dif­fé­rent. Et bien, je m’excuse d’avance, mais on est laid, on est déjà mort, on ne vaut rien de plus que tous les n’importe qui, que nous sommes, même sans jamais avoir gar­dé de cochons. Depuis que tu ne lis plus ma lettre, depuis la sep­tième nano­se­conde de ce mes­sage, je n’écris plus pour toi, j’écris pour tout le monde. Et ça ne fait aucune dif­fé­rence, ça n’a aucune valeur. Chaque nano­se­conde de ton temps te vaut un euro, mais cela n’a pas d’importance : ne rédui­sons pas tout à l’argent, tu as rai­son. Moi, par exemple, à chaque nano­se­conde écou­lée, j’ai per­du un nano­signe de cette lettre, je l’ai per­du sur cette page. Il vogue long­temps ou se noie sans crier gare. Peu importe, il est per­du. Cette perte — je crains que tu ne com­prennes pas — je la cultive. Mais ne rédui­sons pas tout à la culture. Tu as encore rai­son. Ne rédui­sons pas tout. N’oublions pas l’argent, celui que je gagne — je n’ai pas à me plaindre — et qui m’offre ce luxe hon­teux de perdre mon temps à t’écrire. Culti­vons notre indif­fé­rence mutuelle, cher Didier. Culti­vons-la comme le bon­heur de ne pas vivre la même nano­vie et la cer­ti­tude de ne jamais nous ren­con­trer chez Serge, même si, j’en suis sûr, il aurait un bon mot pour toi.

Ton cher Dan

Dan Kaminski


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