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Cher Didier, Nous n’avons pas gardé les cochons…
Cher Didier, Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, mais qui peut encore se targuer aujourd’hui d’avoir gardé des cochons ? Bref, tu ne me connais pas. Je ne te connais pas. Aujourd’hui, moins on se connait, plus on se tutoie… Quand tu m’envoies une e‑letter, elle commence toujours par « Cher Dan », alors, pour une fois […]
Cher Didier,
Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, mais qui peut encore se targuer aujourd’hui d’avoir gardé des cochons ? Bref, tu ne me connais pas. Je ne te connais pas. Aujourd’hui, moins on se connait, plus on se tutoie… Quand tu m’envoies une e‑letter, elle commence toujours par « Cher Dan », alors, pour une fois que je te réponds, je ne crois pas abuser.
En t’écrivant, je pense à Serge. Lui aussi il est dans la com. Lui aussi, il fait dans le service public privatisé. Il vend des pains au chocolat le matin, des sandwichs à midi et des bonbons et des boissons à toute heure. Il se lève si tôt tous les matins que nous, à cette heure-là, on ne connaitrait plus notre nom, je veux dire, chacun le nôtre, parce que je sais bien que tu ne connais pas le mien. Serge termine tard ses journées, et là, j’imagine que c’est lui, parfois, qui ne connait plus son nom. Il compte et recompte les pièces et les billets et parvient vaille que vaille à boucler ses fins de mois ; les débuts ne sont pas mal non plus, dans le genre. Par contre, ceinture pour les bonbons, les sandwiches et les pains au chocolat (très peu pour lui). Je te disais que, lui aussi, il était dans la com : beaucoup de clients passent chez Serge pour leurs besoins de bouche, certes, mais ils reçoivent aussi ce qui ne se vend pas : un bon mot, un mot drôle, une main sur l’épaule, un fou rire, un coup de gueule et son inénarrable « qui sers-je ? » quand on fait la file jusque sur le trottoir qui n’existe pas.
Bien sûr, ce serait facile de comparer vos revenus respectifs, mais comme tu le dis si bien, il ne faut pas parler que de l’argent. C’est vrai que c’est mesquin. Je voulais te parler d’autre chose : le temps. Je vais te dire une chose (peut-être deux, en fait) : la différence entre tes millions et les centaines d’euros de mon ami Serge n’est rien à côté de la différence entre les temps dans lesquels vous vivez tous les deux. Ton temps, Didier, se compte en nanosecondes, il se mesure, s’additionne, se retranche et se multiplie aussi vite qu’à la bourse, virtuel et sans vertu. D’ailleurs c’est ton temps qui donne son rythme à la bourse, et vice-versa. (À propos, ton ami Bruno passe parfois chez Serge en nanocoup de vent.) Tu es le maitre de ce temps sans consistance, qui se mange lui-même avant qu’une forme de vie — une forme de vie que je connaisse, excuse, je ne connais pas grand-chose — ait pu s’y installer. Chez Serge, même si on est trop pressé pour manger autre chose qu’un sandwich dans la rue, le temps, lui, bat au rythme de la vie des gens, tu sais, les petites gens, les nanogens. La nanoseconde n’existe pas pour eux, même s’ils la paient. Au fond, cette histoire de temps, c’est une histoire de mondes. Tu viens d’une nanogalaxie, Didier, peut-être d’une nanodimension improbable, et t’envier ou t’exécrer n’y changera rien. Serge est d’un nanomonde que tu ne connais pas. Serge et moi, on habite aussi des nanomondes différents, mais nous avons déjà échangé quelques nanoparticules de vie, à travers des mots qui semblaient vouloir dire quelque chose.
Dès le septième mot (« cochons »), tu auras arrêté de lire cette lettre et tu l’auras jetée dans la nanocorbeille de ta tablette, avec indifférence, colère ou déception, qui sait ? Peut-être un coup d’œil sur la signature ? La signature est sans importance, je suis nanonyme.
La doxa, cultivée par le multiculturalisme touristique que tu lis sur les CV de tes futurs ex-employés — « j’aime les voyages, rencontrer d’autres cultures… » — fait de la différence une valeur. Tes nanocollaborateurs ont bien compris le capitalisme : une différence crée de la valeur. Pourtant, il me semble que cette association est inverse dans la vie : une valeur, dans la vie, et même en art, c’est ce qui crée une différence. Toi et moi, par exemple, on partage un énorme point commun : on est différent. Et bien, je m’excuse d’avance, mais on est laid, on est déjà mort, on ne vaut rien de plus que tous les n’importe qui, que nous sommes, même sans jamais avoir gardé de cochons. Depuis que tu ne lis plus ma lettre, depuis la septième nanoseconde de ce message, je n’écris plus pour toi, j’écris pour tout le monde. Et ça ne fait aucune différence, ça n’a aucune valeur. Chaque nanoseconde de ton temps te vaut un euro, mais cela n’a pas d’importance : ne réduisons pas tout à l’argent, tu as raison. Moi, par exemple, à chaque nanoseconde écoulée, j’ai perdu un nanosigne de cette lettre, je l’ai perdu sur cette page. Il vogue longtemps ou se noie sans crier gare. Peu importe, il est perdu. Cette perte — je crains que tu ne comprennes pas — je la cultive. Mais ne réduisons pas tout à la culture. Tu as encore raison. Ne réduisons pas tout. N’oublions pas l’argent, celui que je gagne — je n’ai pas à me plaindre — et qui m’offre ce luxe honteux de perdre mon temps à t’écrire. Cultivons notre indifférence mutuelle, cher Didier. Cultivons-la comme le bonheur de ne pas vivre la même nanovie et la certitude de ne jamais nous rencontrer chez Serge, même si, j’en suis sûr, il aurait un bon mot pour toi.
Ton cher Dan