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Cette fois, Juncker avait raison

Numéro 4 - 2015 par Albert Bastenier

juin 2015

« Le sommet européen sur l’immigration m’a déçu », déclarait le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker le 29 avril dernier, après l’avalanche des drames survenus en mer Méditerranée. « Les désastres qui se sont produits appelaient une action immédiate… Je réclamais un mandat pour la Commission afin qu’elle puisse s’attaquer au problème de la migration légale. […]

Le Mois

« Le sommet européen sur l’immigration m’a déçu », déclarait le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker le 29 avril dernier, après l’avalanche des drames survenus en mer Méditerranée. « Les désastres qui se sont produits appelaient une action immédiate… Je réclamais un mandat pour la Commission afin qu’elle puisse s’attaquer au problème de la migration légale. Mais les États n’y sont pas favorables… Cela est apparu comme trop dangereux à certains de mes collègues du conseil qui ne sont pas des diplomates, mais des décideurs politiques confrontés à leur opinion publique… Courir sans cesse derrière les électeurs ne permet pas de leur parler parce que vous ne les voyez que de dos. »

Cette fois, Juncker avait raison : face aux contradictions économiques et politiques qui se trouvent à la source des flux migratoires actuels, le devoir des politiques est de parler, d’exposer la réalité du monde au plus grand nombre pour que, au sein des démocraties rythmées par les échéances électorales, les citoyens ne courent pas après les solutions populistes qui sont tout sauf des solutions. Cette procédure de communication est la seule à même de lutter contre les mouvements éphémères de l’opinion que suscitent les analyses superficielles et les promesses faciles. Avec l’aide des « grands communicants » dont ils aiment s’entourer aujourd’hui, les politiques doivent entamer le travail pédagogique qu’ils n’ont jamais réellement accompli jusqu’ici : parler vrai, expliquer et expliquer encore, faire comprendre que l’immigration est une composante irréversible du temps présent, de la mondialisation et que l’on ne saurait s’y dérober. Dire cette vérité, qui reconnait la complexité des choses et qui table sur la lucidité des gens, n’est rien moins qu’un préalable indispensable à l’action politique. La première obligation d’authenticité de la parole publique dans notre monde globalisé. Tout autre chose évidemment que le discours de ceux qui aujourd’hui, de plus en plus nombreux à gauche comme à droite, plutôt que de parler vrai à l’opinion publique, préfèrent poursuivre leur commerce électoral en attisant l’imaginaire des frontières et en réanimant le concept d’une souveraineté nationale fantasmée.

Il n’est pas vrai qu’aucune « realpolitik » migratoire autre que purement sécuritaire n’est possible aujourd’hui. Non pas miraculeuse certes et qui parviendrait à vaincre facilement toutes les contraintes que l’action politique rencontre nécessairement. Mais une politique qui s’efforce de rencontrer ces contradictions plutôt que de les taire et, finalement, de les transférer de manière irresponsable dans les mains des trafiquants qui n’attendent que l’occasion d’en faire leurs juteuses et meurtrières affaires. Cela requiert évidemment que les responsables publics fassent preuve de lucidité et de courage, à partir d’une autre vision des choses que celle du carriérisme. Qu’ils en viennent à regarder la réalité du monde avec d’autres lentilles que celles qui conviennent lorsque, à n’importe quel prix, la principale préoccupation est celle que borne l’échéance du prochain scrutin.

La sensibilité issue de la philosophie des droits humains, parce qu’elle est un progrès de la conscience, implique une transformation des exigences du travail politique : celle de concevoir la réalité du monde en y incluant tout aussi bien le droit des personnes qui veulent migrer parce qu’elles recherchent une condition meilleure que celle qui leur est actuellement impartie, que le droit et le devoir des États de décider qui, et dans quelles conditions, peut s’installer sur leur territoire. Il y a là un double impératif éthique de la responsabilité et de la discussion, le devoir démocratique de rechercher la régulation la moins arbitraire possible des flux internationaux de population. On ne peut plus continuer à les ignorer ou prétendre qu’il est pleinement légitime d’unilatéralement les interrompre parce que telle serait l’exigence du réalisme politique des pays les plus riches. En termes de réalisme politique, il y a d’ailleurs autant et même plus de raisons de faire entendre la voix de ceux qui, dans les sociétés de départ et si on leur donnait la parole, pourraient faire valoir que, chez eux, le seuil du tolérable est depuis longtemps dépassé.

Faire face à l’état actuel du monde n’est de toute évidence pas une tâche politique aisée. Et on ne peut guère s’attendre à ce qu’elle soit prise spontanément en charge par un grand nombre des professionnels de cette scène. Cela restera donc l’objet d’un long combat. Celui des minorités actives qui, dans les pays de l’Union européenne, se montreront déterminées à ne pas faire passer leurs propres avantages au premier plan. Et à peser autant que faire se peut dans les décisions publiques qui engagent la vie et la mort de ceux que l’on continue de malmener, que l’on déboute et que l’on refoule sur la base de leur nationalité et du passeport qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas.

Si on ne « civilise » pas les migrations internationales, qui ne sont rien d’autre que l’une des expressions de la question sociale planétarisée, elles deviendront chaque jour un peu plus l’objet d’un gigantesque, sordide et meurtrier marché noir. Les interminables naufrages en Méditerranée auxquels nous assistons depuis des années et qui n’ont fait que se multiplier montrent ce dont sont capables les États membres de l’Union et l’égarement moral qu’entretiennent les décideurs politiques au sein de son conseil des ministres.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.