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Ce que les médias font à l’expertise. Quels enjeux pour l’expertise médiatique ?

Numéro 3 - 2017 - communication Expert journalisme média Médias par Baptiste Campion

avril 2017

Si la fonc­tion d’expert est fort ancienne, le déve­lop­pe­ment des médias a favo­ri­sé l’émergence de formes spé­ci­fiques de cette fonc­tion. Au-delà des codes et sym­boles per­met­tant d’assoir le sta­tut de l’expert média­tique, la ques­tion des fon­de­ments et des limites de son exper­tise néces­site un exa­men attentif.

Dossier

La fonc­tion « d’expert » est très ancienne. L’histoire des sciences et tech­niques nous enseigne qu’émerge en Angle­terre dès le XVIe siècle la figure de « l’expert-médiateur », c’est-à-dire un arti­san capable de théo­ri­ser son expé­rience et sa com­pé­tence pour les trans­po­ser à n’importe quel objet. Cela per­met à l’artisan expert de se situer comme un média­teur entre les patrons (sou­vent res­tés à Londres) et le ter­rain (Gra­ber, 2009). Le terme « exper­tise » est uti­li­sé en fran­çais au XVIIe siècle, défi­ni comme « mode d’instruction d’usage cou­rant ». Sous l’Ancien Régime, celui qui la pra­tique est prin­ci­pa­le­ment un expert judi­ciaire rédi­geant des rap­ports jus­ti­fiés par une habi­le­té par­ti­cu­lière géné­ra­le­ment liée au métier (Bérou­jon, 2008). Les « experts » sont donc avant tout des hommes de métier dont la pra­tique recon­nue leur per­met d’éclairer les juges sur des cas contro­ver­sés : l’expert ne l’est pas de pro­fes­sion, mais en rai­son de com­pé­tences ciblées dont il fait preuve par ailleurs. Dans le cou­rant du XIXe siècle, paral­lè­le­ment à l’expertise judi­ciaire qui conti­nue de se déve­lop­per, l’avènement de la socié­té indus­trielle per­met l’émergence d’une exper­tise tech­nique et scien­ti­fique de plus en plus dis­tincte de l’artisanat. Mais dans les deux cas, l’expertise elle-même se pro­fes­sion­na­lise, notam­ment à tra­vers la défi­ni­tion de pro­cé­dures ou d’un jar­gon ten­dant à dis­tin­guer pro­gres­si­ve­ment l’activité de l’expert de celle des déten­teurs des com­pé­tences ini­tiales. L’expert devient un pro­fes­sion­nel de l’expertise, celui dont « la pro­fes­sion consiste à éva­luer la valeur de quelque chose » (Larousse) au pro­fit d’instances déci­sion­naires qu’elles soient juri­diques, poli­tiques, admi­nis­tra­tives ou tech­niques. En France, l’expertise s’inscrit dans une stra­té­gie de légi­ti­ma­tion et de ratio­na­li­sa­tion de l’action de l’État, à tra­vers notam­ment l’institutionnalisation de corps « d’experts d’État » (comme l’ENA ou Poly­tech­nique?; Del­mas, 2011).

Cette auto­no­mi­sa­tion pro­gres­sive de l’expertise dou­blée d’une exten­sion de ses champs pose plu­sieurs ques­tions, comme en témoigne le nombre éle­vé de tra­vaux sur la ques­tion en socio­lo­gie ou en science poli­tique. D’un côté, fai­sant de l’expert un pro­fes­sion­nel de l’expertise, elle tend à le pla­cer dans une posi­tion sur­plom­bante par rap­port aux ques­tions à exper­ti­ser posi­tion qui sera, en théo­rie, gage d’indépendance. De l’autre, comme La Revue nou­velle le mon­trait dans un pré­cé­dent dos­sier (Bas­te­nier, 2012b), elle inter­roge la démo­cra­tie, l’expert acqué­rant une posi­tion qui lui per­met de contes­ter au peuple sou­ve­rain la posi­tion de source légi­time (?) du pou­voir poli­tique1. Fina­le­ment, pour­quoi avoir recours au vote du peuple, non spé­cia­liste et tra­ver­sé de pas­sions sub­jec­tives, pour conduire les affaires du pays lorsqu’on pour­rait fon­der les poli­tiques sur la com­pé­tence ration­nelle et, pré­ten­du­ment, non par­ti­sane des experts ? Cette évo­lu­tion amène à s’interroger sur le rôle exact à don­ner aux experts en régime démo­cra­tique et sur la place lais­sée au citoyen sur ces ques­tions poin­tues. Quelle inté­gra­tion de l’expertise au pro­ces­sus démo­cra­tique ou, dit plus sim­ple­ment : qui contrôle qui et au nom de quoi ? Dès lors qu’il n’est pas (ou plus?) un pri­mus inter pares, mais un pro­fes­sion­nel de l’évaluation, com­ment s’assurer que l’expert est légi­time dans ce rôle ? Selon quels cri­tères ? Com­ment consi­dé­rer sa pré­co­ni­sa­tion dans un contexte d’avis diver­gents ? Une pos­ture d’expertise répu­tée tech­nique est-elle poli­tique ou idéo­lo­gique ou à consi­dé­rer en dehors de ces champs ? L’expertise trans­forme poten­tiel­le­ment le poli­tique en gou­ver­nance et mana­ge­ment public, les vidant poten­tiel­le­ment de leur sub­stance. Albert Bas­te­nier le consta­tait dans le numé­ro de 2012 : « On est là en face d’une exi­gence nou­velle de la démo­cra­tie contem­po­raine : inven­ter les pro­to­coles qui, sans refu­ser l’apport de l’expertise, nous pré­mu­nissent néan­moins des risques réels du tech­no­cra­tisme » (Bas­te­nier, 2012a, p. 44).

La cri­tique des limites de l’expertise nour­rit, para­doxa­le­ment, l’émergence d’autres formes d’expertise conçues pour s’opposer sur le même ter­rain aux recom­man­da­tions des experts ins­ti­tu­tion­nels jugés par­tiels ou par­tiaux. Cette exper­tise contes­ta­taire est autant une aide à la déci­sion qu’une aide à sa contes­ta­tion. On a ain­si vu fleu­rir ces der­nières années nombre d’analyses, études et rap­ports pro­duits par des asso­cia­tions, des syn­di­cats, des orga­ni­sa­tions mili­tantes, des­ti­nés à étayer scien­ti­fi­que­ment et tech­ni­que­ment des points de vue envi­sa­gés par leurs pro­mo­teurs en oppo­si­tion à une pen­sée vue comme domi­nante, sur des ques­tions d’intérêt public plus ou moins emblé­ma­tiques (en par­ti­cu­lier, l’environnement et l’économie).

Comment les médias réinventent l’expertise

Tou­te­fois, ce rapide « his­to­rique » de l’expertise laisse de côté un aspect impor­tant, sou­vent négli­gé : les rela­tions entre exper­tise et socié­té média­tique. Si elle tend à s’autonomiser, l’activité d’expertise n’évolue pas en vase clos. Au contraire, on constate que la média­ti­sa­tion, à tra­vers la notion d’actualité, tend à renou­ve­ler la notion et son rôle. On peut, sché­ma­ti­que­ment, iden­ti­fier deux mou­ve­ments oppo­sés, mais tou­te­fois complémentaires.

D’une part, la média­ti­sa­tion sol­li­cite l’expertise publique. Les experts sont avant tout man­da­tés par les auto­ri­tés ou les médias, pour des rai­sons légi­times, sur les ques­tions qui sont au cœur du débat public et, par consé­quent, sur ce qui s’articule plus immé­dia­te­ment à l’actualité. Dans ce cadre, les experts se retrouvent dans une cer­taine mesure et, éven­tuel­le­ment mal­gré eux, char­gés d’alimenter ou de tran­cher l’actualité.

D’autre part, les experts eux-mêmes peuvent être ame­nés à « s’auto-saisir » en por­tant sur la place publique des ques­tions qu’ils estiment d’importance et qui, sans cette média­ti­sa­tion sus­ci­tée, n’auraient pas (ou peu) de visi­bi­li­té, comme on a pu le voir dans l’émergence de la thé­ma­tique cli­ma­tique en tant que pro­blème poli­tique et public. Dans ce cadre, les experts reven­diquent eux-mêmes un rôle expli­cite de trans­for­ma­tion sociale.

Dans les deux cas, la média­ti­sa­tion trans­forme l’expertise et sa place dans l’espace social. Elle ouvre la porte à son inter­ro­ga­tion voire et éga­le­ment à sa mise en cause, par exemple pour éva­luer sa contri­bu­tion au débat public, pour « lan­cer » un dos­sier, pour s’interroger sur son bien­fon­dé ou encore pour la contes­ter. Les médias ou les acteurs sociaux ten­dant alors à reven­di­quer une place d’experts de l’expertise, dépar­ta­geant les experts éven­tuel­le­ment en désac­cord voire les « bons » des « mau­vais » experts.

Cette exper­ti­sa­tion du débat public appelle de nou­velles formes d’experts : à côté des experts ins­ti­tu­tion­nels « tra­di­tion­nels » et éven­tuel­le­ment média­ti­sés, appa­raissent ceux que nous nom­mons dans ce dos­sier les experts média­tiques, spé­cia­listes convo­qués volon­tai­re­ment par les médias pour éclai­rer leurs publics sur des ques­tions pré­su­mées com­plexes (éco­no­miques, scien­ti­fiques, socié­tales), le plus sou­vent lors d’interviews : que pen­ser de telle décou­verte scien­ti­fique, de tel retour­ne­ment de la conjonc­ture, de telle pra­tique cultu­relle nou­velle ? Sans la demande média­tique, ils n’endosseraient pas de parole publique. Contrai­re­ment à l’expert « tra­di­tion­nel » dont la fonc­tion est jus­ti­fiée par la néces­si­té de gui­der le com­man­di­taire-déci­deur, l’expert (plus rare­ment l’experte2) média­tique est sollicité(e) par un acteur qui n’est pas déci­deur (le média), au pro­fit d’acteurs qui sont indi­rec­te­ment déci­deurs (notam­ment à tra­vers l’expression de leur vote), mais qui ne l’ont pas sol­li­ci­té. Le dis­po­si­tif jour­na­lis­tique construit néces­sai­re­ment la figure de l’expert média­tique comme un com­men­ta­teur plus infor­mé que la moyenne ou un pro­fes­seur média­teur-vul­ga­ri­sa­teur, com­pé­tent, mais déta­ché des enjeux immé­diats des ques­tions qu’il exper­tise (au risque de le réduire à sa seule exper­tise, le déra­ci­nant de ses propres ancrages ins­ti­tu­tion­nels, dis­ci­pli­naires sinon mili­tants). Enfin, si les experts média­tiques doivent pou­voir éclai­rer les choses, dis­tin­guer le vrai du faux comme devait le faire l’expert judi­ciaire « his­to­rique », les médias leur donnent aus­si par­fois un rôle de pré­dic­tion : tel par­ti va-t-il payer élec­to­ra­le­ment telle affaire, les mesures gou­ver­ne­men­tales vont-elles réduire le chô­mage, la mer va-t-elle mon­ter autant que ne l’annonce le der­nier rap­port du Giec, etc.? L’expert n’est alors plus tant celui qui per­met de débrouiller une situa­tion com­plexe que celui dont on attend qu’il pré­dise la suite des évè­ne­ments, ce qui n’entre pas néces­sai­re­ment dans le champ de com­pé­tence des per­sonnes sollicitées.

Les logiques médiatiques de l’expertise

Puisque c’est la connais­sance ou la com­pé­tence qui confèrent à l’expert sa qua­li­té, un des enjeux impor­tants du dis­po­si­tif d’expertise média­tique consiste à attes­ter des qua­li­tés des inter­ve­nants sol­li­ci­tés de manière lisible et accep­table par son public. Sans pré­tendre à l’exhaustivité de tous les cas de figure pos­sibles, on peut iden­ti­fier trois grands « modèles » récurrents.

L’expert jour­na­liste dont la com­pé­tence affi­chée repose sur une spé­cia­li­sa­tion jour­na­lis­tique liée à la thé­ma­tique à exper­ti­ser (par exemple, un jour­na­liste connais­sant bien un mou­ve­ment politique).

L’expert par sa pro­fes­sion dont la com­pé­tence affi­chée repose sur un métier lui confé­rant une place de choix pour mettre un phé­no­mène en pers­pec­tive (par exemple le ban­quier pour com­men­ter le com­por­te­ment des épargnants).

L’expert scien­ti­fique dont la com­pé­tence affi­chée s’ancre dans la légi­ti­ma­tion aca­dé­mique ins­ti­tu­tion­nelle et, par consé­quent, scien­ti­fique (par exemple, un uni­ver­si­taire ame­né à com­men­ter les tra­vaux du nou­veau prix Nobel).

Chaque « type » d’expert média­tique est sym­bo­li­que­ment co-construit par le spé­cia­liste et le média. D’une part, l’expert s’exprime géné­ra­le­ment comme on s’attend à voir un expert s’exprimer, à savoir tenant un lan­gage nuan­cé, mesu­ré et par­fois tech­nique : le jar­gon et son expli­ca­tion tendent à jus­ti­fier à la fois la pos­ture experte et la capa­ci­té de vul­ga­ri­sa­tion pour laquelle il est sol­li­ci­té. D’autre part, les appa­ri­tions média­tiques impliquent un fais­ceau d’indicateurs sym­bo­liques d’expertise : des titres aca­dé­miques ou pro­fes­sion­nels (pro­fes­seur, ana­lyste, spé­cia­liste) et, pour la télé­vi­sion, des images signifiantes.

Lorsque l’interviewé n’est pas sur le pla­teau, la télé­vi­sion mène géné­ra­le­ment ses inter­views dans des lieux emblé­ma­tiques contri­buant à défi­nir l’identité de l’interviewé. Les choix faits lors de la réa­li­sa­tion des entre­tiens sont certes en par­tie dic­tés par des contraintes pra­tiques et logis­tiques (la dis­po­ni­bi­li­té de l’équipe de télé­vi­sion et de l’interviewé, la lumi­no­si­té, la météo, etc.), mais ils sont aus­si pen­sés par rap­port à leur dimen­sion signi­fiante : rue de la Loi pour le ministre, devant son école pour l’élève, dans sa voi­ture pour l’automobiliste, dans son entre­prise pour le patron, etc. La « gram­maire » de l’image construit la pos­ture de l’intervenant autant que ce qu’il est impose une cer­taine mise en scène. Dans le cas de l’expertise média­tique, ces indices sym­bo­liques sont sou­vent plei­ne­ment mobi­li­sés, en par­ti­cu­lier avec les experts aca­dé­miques pour qui les ima­gi­naires col­lec­tifs rela­tifs à la science four­nissent des signes faciles à mettre en scène et aisé­ment recon­nais­sables. Le méde­cin ou le scien­ti­fique appa­rai­tront ain­si fré­quem­ment en blouse blanche ou dans un labo­ra­toire encom­bré d’appareils divers ou dans lequel on voit en arrière-plan des labo­ran­tins au tra­vail. Les spé­cia­listes des sciences sociales se retrou­ve­ront plu­tôt, soit devant une biblio­thèque, méta­phore et méto­ny­mie de l’intellectuel, soit dans un lieu public ren­voyant à la dimen­sion sociale de la ques­tion trai­tée (l’entrée de la facul­té, une place fré­quen­tée, etc.).

Cette mise en sym­boles par le dis­po­si­tif média­tique contri­bue à ren­for­cer la repré­sen­ta­tion d’un expert exté­rieur, dés­in­té­res­sé, qui com­mente et ana­lyse. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai en ce qui concerne les uni­ver­si­taires à qui font fré­quem­ment appel les médias (socio­logues, cli­ma­to­logues, poli­to­logues, cri­mi­no­logues, toxi­co­logues, etc.). L’académique inter­viewé endosse plei­ne­ment le rôle de pro­fes­seur (sou­vent son titre), fina­le­ment éva­lua­teur et sage dont les connais­sances per­mettent de dis­cer­ner le vrai du faux ou les impli­ca­tions futures.

L’habit fait-il le moine ? Ou les questions qui fâchent

Si le dis­po­si­tif média­tique se carac­té­rise par une cohé­rence forte, il inter­roge aus­si sur ce qui fonde l’expertise. Nous l’avons vu en intro­duc­tion de cet article, la com­pé­tence experte se situe néces­sai­re­ment à l’interface de « mondes » sociaux dif­fé­rents : entre les pièces du dos­sier et le juge, entre les pro­fes­sion­nels et les autres, entre les scien­ti­fiques et les déci­deurs, etc. C’est encore plus vrai pour l’expert média­tique qui est pen­sé pour le « grand public »3. Il est par consé­quent dif­fi­cile d’évaluer la com­pé­tence et la per­ti­nence d’un expert puisque cela impli­que­rait en quelque sorte d’être plus com­pé­tent que lui dans chaque champ (expert de l’expertise). Le média se trouve poten­tiel­le­ment face à une contra­dic­tion4 : celle de sol­li­ci­ter un expert pour appor­ter des élé­ments d’analyse sur un dos­sier com­pli­qué qu’il ne mai­trise (éven­tuel­le­ment) pas, tout en assu­rant à son public que celui qui est sol­li­ci­té comme expert l’est réel­le­ment, et dans quelle mesure.

Lors de pro­cès ou contro­verses publiques, on parle par­fois de « batailles d’experts » lorsque plu­sieurs exper­tises ont été sol­li­ci­tées et n’aboutissent pas à un consen­sus. Il est évident que sur les nom­breuses inter­ro­ga­tions pour les­quelles les médias sol­li­citent des éclai­rages exté­rieurs, la ques­tion se pose éga­le­ment. Face à des ques­tions poten­tiel­le­ment abs­conses pour le non-ini­tié (pen­sons à des contro­verses tech­niques très spé­ci­fiques dans le champ scien­ti­fique), le choix des experts média­tiques consti­tue un enjeu en soi : à qui don­ner la parole, pour­quoi et dans quel cadre. Aux États-Unis, un débat récur­rent répé­ti­tif oppose ceux qui pensent que les médias doivent don­ner « tous les points de vue » sur les ques­tions scien­ti­fiques et tech­niques (y com­pris au risque d’opposer un scien­ti­fique à un mili­tant créa­tion­niste, par exemple) à ceux qui consi­dèrent que leur rôle consiste à ne mettre en avant que des connais­sances dument vali­dées par la science. Si ces thé­ma­tiques font moins débat chez nous, la ques­tion est néan­moins per­ti­nente : lorsqu’ils sol­li­citent une exper­tise, les médias doivent-ils pri­vi­lé­gier une thèse par­ti­cu­lière ou rendre compte de la diver­si­té qui existe, au risque d’accroitre la confu­sion du public plus qu’il ne l’éclaire ? Et en fonc­tion de quels critères ?

S’il est néces­saire que les médias se posent ces ques­tions, on ne sau­rait faire repo­ser sur eux toute la res­pon­sa­bi­li­té inhé­rente à « l’expertisation » dans l’espace public. L’expertise étant une média­tion entre milieux dif­fé­rents, les ins­ti­tu­tions pour­voyeuses d’experts poten­tiels, comme les uni­ver­si­tés, jouent éga­le­ment un rôle impor­tant : celui d’être cette inter­face entre savoirs spécialisés/science et socié­té. La dif­fi­cul­té est que ces ins­ti­tu­tions sont elles-mêmes en proie à des impé­ra­tifs dif­fi­ciles à conci­lier, voire contra­dic­toires : la recherche de visi­bi­li­té dans un contexte concur­ren­tiel, l’arbitrage entre les dif­fé­rents cou­rants qui peuvent exis­ter en leur sein, ou sim­ple­ment la dis­po­ni­bi­li­té pour ces mis­sions du per­son­nel com­pé­tent. C’est pour­quoi les per­sonnes sol­li­ci­tées à titre d’expert ont aus­si une res­pon­sa­bi­li­té en la matière, au-delà de leur pos­sible appa­ri­tion média­tique : celle de gui­der et ren­sei­gner les jour­na­listes en les aidant à accor­der le ques­tion­ne­ment « grand public » aux réa­li­tés de la recherche, ou sim­ple­ment en recom­man­dant des col­lègues plus com­pé­tents sur un sujet poin­tu. C’est sou­vent fait natu­rel­le­ment, au sein d’associations dis­ci­pli­naires aus­si, mais le champ scien­ti­fique reste sou­vent pour les médias (hors médias spé­cia­li­sés) une « boite noire » dans laquelle il est dif­fi­cile de s’orienter. On reproche par­fois aux experts média­tiques d’être « tou­jours les mêmes », mais cela tient pro­ba­ble­ment en par­tie à l’état du « mar­ché » des experts média­tiques : trop peu de noms connus, trop peu de réponses posi­tives aux sol­li­ci­ta­tions des médias, la dif­fi­cul­té à sor­tir de son champ de recherche étroit ou les ambigüi­tés du sta­tut de la parole du scien­ti­fique inter­ve­nant dans les médias5. Enfin, ces experts peuvent eux-mêmes cumu­ler plu­sieurs cas­quettes (par exemple pro­fes­seur d’économie et ban­quier) ce qui ren­force l’idée que la per­sonne est com­pé­tente en la matière tout en brouillant le mes­sage : à quel titre s’exprime-t-elle ? Doit-elle elle-même le pré­ci­ser et comment ?

Enfin, l’expertise média­tique implique néces­sai­re­ment une inter­pé­né­tra­tion des registres. La « bonne » exper­tise ne s’évaluant ni direc­te­ment au prisme du tra­vail scien­ti­fique (car ce n’est pas l’objet direct de la science que d’éclairer le pro­fane) ni au prisme du dis­cours jour­na­lis­tique (car le recours à un expert vise pré­ci­sé­ment, au moins sym­bo­li­que­ment, à étayer l’analyse au-delà du champ « nor­mal » du dis­cours d’information). Par exemple, le cli­ma­to­logue sol­li­ci­té sur les impli­ca­tions d’une règle­men­ta­tion envi­ron­ne­men­tale est-il encore dans son rôle (en tant qu’expert), et jusqu’à quel point ? Dis­cours hybride, l’expertise média­tique risque de pas­ser pour un dis­cours dégra­dé voire dévoyé, tant pour la science (qui pour­ra le consi­dé­rer comme sim­pliste ou hors-champ) que pour les médias (qui risquent de la consi­dé­rer comme rele­vant du registre scien­ti­fique en rai­son de la per­son­na­li­té de son auteur). Elle devrait par consé­quent s’inventer des cri­tères de vali­da­tion expli­cites propres à l’interface des sphères sociales qu’elle met en contact : la science, le monde pro­fes­sion­nel, le dis­cours média­tique acces­sible et le grand public (osons le terme : de « bonnes pra­tiques » fai­sant consen­sus). Elle devrait aus­si per­mettre à l’usager des médias de s’approprier le dis­po­si­tif lui per­met­tant ain­si de le ques­tion­ner de manière construc­tive. Un dis­po­si­tif bien pen­sé devrait, idéa­le­ment, ame­ner le citoyen, lec­teur ou télé­spec­ta­teur, à pou­voir répondre à deux ques­tions. D’une part, qu’est-ce qui relève de l’analyse et pour­quoi (expli­quant notam­ment ce qu’est une ana­lyse experte)? D’autre part, qu’est-ce qui relève du conseil avi­sé ou de la prise de posi­tion et pour­quoi ? Le bon expert média­tique ne serait pas celui qui sait tout sans dis­cus­sion ou, au contraire, celui par rap­port auquel toutes les opi­nions se vau­draient, mais celui qui aide à pen­ser la com­plexi­té du monde par-delà les opi­nions de cha­cun, lui y com­pris. Il ne s’agit pas de trans­for­mer à son tour chaque citoyen en expert (ou expert de l’expertise), mais de lui don­ner des balises per­ti­nentes pour com­prendre les enjeux et les limites d’une per­for­mance média­tique6.

  1. Notons que la ques­tion se pose dans des champs très larges et très divers, allant du rôle des scien­ti­fiques dans la déter­mi­na­tion de poli­tiques sur des thé­ma­tiques impli­quant un haut degré de spé­cia­li­sa­tion tech­nique (comme les poli­tiques cli­ma­tiques, éner­gé­tiques ou en matière de bio­tech­no­lo­gies) à la ques­tion récur­rente de la place des jurés popu­laires aux côtés des juges pro­fes­sion­nels dans les cours d’assises en pas­sant par les aspi­ra­tions récur­rentes à des gou­ver­ne­ments « tech­niques » (qui ne feraient pas de poli­tique alors même qu’ils gèrent la chose poli­tique). Nous ne déve­lop­pe­rons pas ces aspects ici dans la mesure où ils sortent du champ trai­té dans ce dos­sier, mais il est impor­tant de com­prendre que la ques­tion de l’expertise affecte poten­tiel­le­ment tous les aspects de la vie démocratique.
  2. Sur la thé­ma­tique de la diver­si­té et du genre des experts média­tiques, voir la contri­bu­tion de Caro­line Van Wyns­ber­ghe dans ce même dossier.
  3. Ce qui ne signi­fie pas que ce « grand public » soit néces­sai­re­ment le seul des­ti­na­taire de ces pres­ta­tions. Comme je le montre dans ma seconde contri­bu­tion à ce dos­sier, inter­ve­nir dans les médias c’est aus­si se posi­tion­ner indi­rec­te­ment par rap­port aux pairs mais aus­si aux décideurs.
  4. Pour un regard plus direct sur l’approche jour­na­lis­tique de la ques­tion, voir la contri­bu­tion d’Antonio Soli­man­do dans ce même dossier.
  5. Sur ces deux aspects spé­ci­fiques, voir ma contri­bu­tion « Les aca­dé­miques ont-ils voca­tion à pas­ser à la télé ? », dans ce dossier.
  6. Pour reprendre le terme de Nico­las Bay­gert dans sa contri­bu­tion au pré­sent dossier.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.