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C’était en Pologne, il y a vingt ans…

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Roland Baumann

juillet 2009

Sui­vant les accords de la table ronde entre le gou­ver­ne­ment, l’Église et les lea­ders de l’opposition déci­dant de la tran­si­tion éco­no­mique et poli­tique en Pologne, les élec­tions par­le­men­taires du 4 juin 1989, pre­mier scru­tin libre dans un pays du bloc sovié­tique, voyaient le triomphe abso­lu des can­di­dats de Soli­dar­nosc. Jour­née mémo­rable et temps fort d’un processus […]

Sui­vant les accords de la table ronde entre le gou­ver­ne­ment, l’Église et les lea­ders de l’opposition déci­dant de la tran­si­tion éco­no­mique et poli­tique en Pologne, les élec­tions par­le­men­taires du 4 juin 1989, pre­mier scru­tin libre dans un pays du bloc sovié­tique, voyaient le triomphe abso­lu des can­di­dats de Soli­dar­nosc. Jour­née mémo­rable et temps fort d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire qui abou­tit à la chute des régimes com­mu­nistes et à l’avènement de la démo­cra­tie en Europe de l’Est. Une suite effré­née d’événements, par­mi les­quels la mémoire occi­den­tale n’a rete­nu que la chute du Mur… 1989, tout a com­men­cé en Pologne !

4 juin 2009, de la « Tâche commune »

Le 4 juin der­nier, à Bruxelles, un éton­nant cor­tège se mani­fes­tait d’abord au pied de l’Atomium, puis devant les ins­ti­tu­tions euro­péennes (Ber­lay­mont et Par­le­ment euro­péen) et Grand-Place. Rap­pel sym­bo­lique du ving­tième anni­ver­saire des élec­tions de 1989 en Pologne, quelque cent cin­quante « aliens », en com­bi­nai­sons dorées, étaient arri­vés de Var­so­vie, sur un avion doré, pour une « esca­pade tou­ris­tique » d’une jour­née, dans notre capitale.

Katar­zy­na Mazur­kie­wicz du Centre natio­nal de la culture (Naro­dowe Cen­trum Kul­tu­ry) explique sa par­ti­ci­pa­tion à cette sin­gu­lière per­for­mance, ima­gi­née par Pawel Altha­mer dans le cadre de son pro­jet d’art col­lec­tif « Tâche com­mune » : « Nous pen­sons que de grands évé­ne­ments his­to­riques peuvent être com­mé­mo­rés par des expé­riences nova­trices d’art contem­po­rain. Au contraire du concert de Cho­pin ou de la céré­mo­nie au flam­beau du sou­ve­nir avec les auto­ri­tés, qu’on orga­nise d’habitude lors de telles com­mé­mo­ra­tions, il s’agit ici d’un pro­jet col­lec­tif, cen­tré sur une acti­vi­té spec­ta­cu­laire, réa­li­sée dans l’espace public par Pawel Altha­mer et ses voi­sins de Bród­no, un quar­tier popu­laire de Var­so­vie qu’il habite et où il réa­lise dif­fé­rents pro­jets artis­tiques. Ces “astro­nautes de la liber­té” sont des gens ordi­naires. À l’époque com­mu­niste, leur vie quo­ti­dienne à Bród­no se par­ta­geait entre la gri­saille des blocs d’immeubles à appar­te­ments et l’usine locale de voi­tures Fiat. Le doré sym­bo­lise la com­mu­ni­ca­tion, la connais­sance et l’harmonie, les aspi­ra­tions à trans­for­mer le monde et réa­li­ser un futur meilleur. Revê­tus de ces com­bi­nai­sons dorées, qui évoquent la science-fic­tion et les contes de fées, ils donnent ins­tan­ta­né­ment à la réa­li­té une dimen­sion car­na­va­lesque, qui met entre paren­thèses le monde de la nor­ma­li­té urbaine. Pla­çant l’accent sur les idéaux de liber­té et de démo­cra­tie, ils explorent les fron­tières entre la réa­li­té quo­ti­dienne et le fan­tas­tique, nous incitent à rejoindre cette “Tâche com­mune” et œuvrer ensemble à l’avènement d’un uni­vers plus humain. »

Certes, l’absence totale des poli­tiques, bruxel­lois ou euro­péens, a déçu les « astro­nautes de la tâche com­mune » qui, en fin de jour­née, après un grand lâcher de bal­lons dorés, place Fla­gey, sont repar­tis à Var­so­vie sur leur avion doré. À l’approche des élec­tions du 7 juin, cette com­mé­mo­ra­tion ori­gi­nale n’a donc pas rem­por­té dans l’espace public bruxel­lois le suc­cès popu­laire espé­ré par ses inven­teurs polo­nais. Le sou­ve­nir de la lutte pour la liber­té et la démo­cra­tie menée en Pologne dans les années quatre-vingt, se trans­met pour­tant à tra­vers la fran­co­pho­nie, comme l’indique le suc­cès édi­to­rial de Mar­zi, une bande des­si­née « fran­co-belge », sélec­tion­née cette année au fes­ti­val inter­na­tio­nal de BD d’Angoulême. Chro­nique, drôle et émou­vante à la fois, de la vie d’une enfant, dans une ville indus­trielle du sud-est de la Pologne, il y a plus de vingt ans.

Marzi, chronique d’une enfance polonaise

Récit gra­phique pré­pu­blié dans le jour­nal Spi­rou depuis 2004 et sor­ti en albums car­ton­nés — Petite Carpe (2005), Sur la terre comme au ciel (2006), Rezys­tor (2007) —, puis objet d’une publi­ca­tion en un seul volume, fin 2008, Mar­zi1 nous plonge dans la réa­li­té polo­naise des années Soli­da­ri­té. Le des­si­na­teur Syl­vain Savoia illustre les his­toires « exo­tiques » de sa com­pagne, Mar­ze­na Sowa, qui revi­site son enfance en Pologne et nous fait décou­vrir de l’intérieur la vie quo­ti­dienne d’un pays que nous connais­sons mal ou pas du tout. Auto­bio­gra­phie d’une petite fille, racon­tée sim­ple­ment et avec émo­tion, mise en images par un artiste de talent qui n’est pas Polo­nais et a décou­vert une his­toire qui n’était pas la sienne dans un pays à pro­pos duquel il ne savait qua­si rien.

Mar­zi com­mence avec le rituel de Noël : chaque année, il y a une jour­née excep­tion­nelle pour ache­ter quelque chose d’exceptionnel… quelque chose qu’on ne mange qu’une fois par an… une carpe… Consom­mée en famille au repas du soir, le 24 décembre, la carpe est ache­tée vivante et conser­vée dans la bai­gnoire avant d’être mise à mort. « Le com­mu­nisme ne coupe pas l’appétit », titre ce pre­mier récit d’enfance de Mar­ze­na Sowa, dont le père, membre de Soli­dar­nosc, sans être pour autant un syn­di­ca­liste mili­tant, tra­vaille à l’usine locale (Huta Sta­lo­wa Wola). Long­temps asso­ciée à la pro­duc­tion d’armements, la ville de Sta­lo­wa Wola (« volon­té d’acier ») s’est déve­lop­pée à la suite de l’implantation d’aciéries par l’État polo­nais, avant 1939, à côté du shtetl de Roz­wadów, une bour­gade juive de Gali­cie orien­tale anéan­tie durant la Deuxième Guerre mondiale.

Mar­zi évoque les jeux avec les enfants des voi­sins sur le « palier social » de leur immeuble à appar­te­ments, ces enfants dont les jeux s’inspirent de l’actualité poli­tique et n’hésitent pas à « jouer au pape », mimant les voyages de Jean-Paul II. Affu­blée de la robe de mariée de sa mère, Mar­zi repré­sente son arri­vée en Pologne. L’avion, c’est l’ascenseur de l’immeuble ou alors le local à pou­belles qui se trouve entre deux étages. Comme si elle sor­tait d’un vrai avion, Mar­zi, qui trouve « vrai­ment génial d’être le pape » salue le peuple, tous les autres enfants, qui chantent des can­tiques en son hon­neur… Cette vie « banale » est mar­quée par les dif­fi­cul­tés d’approvisionnement, les files inter­mi­nables lors des arri­vées d’oranges ou de cho­co­lat, la queue noc­turne pour la viande, au cœur de l’hiver… le papier de toi­lette qu’on stocke, etc. C’est aus­si la Pologne de l’«état d’effroi » : ce vague sou­ve­nir d’un soir de neige, lorsqu’à la télé­vi­sion, après l’interruption bru­tale des émis­sions, l’image revint tout à coup et, assis à la place du jour­na­liste habi­tuel, le géné­ral Jaru­zels­ki s’adressa à tous les citoyens, décla­rant que « La Pologne est en état de guerre ! ». Mar­zi se sou­vient : on était le 13 décembre 1981. Elle revoit les tanks qui pas­saient dans l’avenue en bas de son immeuble, le len­de­main de cette pro­cla­ma­tion his­to­rique, évoque la répres­sion des grèves dans les usines par la ter­ri­fiante police anti-émeute, le Zomo. Mar­zi ne com­prend pas grand-chose à cette guerre dont les adultes parlent tout le temps. Elle a peur parce que « per­sonne ne parle ». Comme elle le sou­ligne, Mar­zi est « seule avec son lapin et les his­toires qui naissent dans sa tête ».

De récits en récits, l’enfant nous décrit les séjours chez les parents de sa mère à la cam­pagne, son voyage en famille à Cra­co­vie et Nowa Huta. Elle évoque le cli­mat d’effroi après la catas­trophe de Tcher­no­byl, s’attarde sur ses ami­tiés, l’école… Elle décrit cet uni­vers enfan­tin au sein duquel pointent ces hié­rar­chies inavouées qui, par exemple, dis­tinguent cer­tains enfants dont les parents pri­vi­lé­giés ont accès aux mondes de la consom­ma­tion occi­den­tale : télé­phone, appa­reil pho­to, voi­ture, télé­vi­sion cou­leur, pou­pée Bar­bie… Ter­mi­nant le volume, Rezys­tor (mot dési­gnant la pièce de résis­tance élec­trique accro­chée par les hommes au revers de leur veste en signe de pro­tes­ta­tion contre les auto­ri­tés com­mu­nistes) docu­mente la mul­ti­pli­ca­tion des formes de résis­tance à l’oppression durant ces « années de guerre ». Bref, Mar­zi accu­mule les vignettes tirées de la mémoire d’une petite fille, nous raconte l’histoire de son cochon d’inde, de son chien, ses amies, sa famille…, mais l’autobiographie inti­miste nous confronte aus­si à la grande his­toire, celle de la Pologne en lutte pour sa liberté.

Marzena Sowa et son travail de mémoire

Les auteurs de Mar­zi, Mar­ze­na Sowa et Syl­vain Sowa, vivent à Bruxelles depuis 2006. Ils se sont ren­con­trés en France où Mar­ze­na est venue s’installer en 2001 pour y conti­nuer des études de lettres modernes com­men­cées à l’université de Cra­co­vie. Elle pré­cise : Mar­zi est une auto­bio­gra­phie. Les enfants y trouvent leur niveau de lec­ture, mais les adultes y voient les pro­blèmes poli­tiques et appré­cient cette des­crip­tion fidèle de la vie quo­ti­dienne d’une petite fille au cœur de ces années dif­fi­ciles. Après avoir lu Mar­zi, cer­tains d’entre eux s’intéressent aus­si à l’histoire de la Pologne. Bien sûr, on trouve par­mi ces lec­teurs beau­coup de per­sonnes d’origine polo­naise, mais aus­si des gens qui ont voya­gé en Pologne, et tous ceux qui ont enten­du par­ler de Soli­da­ri­té, de Jean-Paul II…

Un deuxième volume, cou­vrant la période 1987 – 1989, sort chez Dupuis en octobre 2009. Mar­ze­na com­mente : « Ce sera le ving­tième anni­ver­saire de la chute du Mur et je veux mon­trer au public fran­co­phone com­ment on a vécu ces der­nières années du com­mu­nisme en Pologne. Mar­zi est un voyage dans le pas­sé, un récit très sub­jec­tif racon­té par une enfant, dans lequel tous les Polo­nais qui ont gran­di dans ces années-là peuvent se recon­naître. Il s’agit avant tout pour moi de retrans­crire mes sou­ve­nirs d’enfance. Cette évo­ca­tion gra­phique par­ti­cipe aus­si un peu de ce phé­no­mène de nos­tal­gie dif­fuse de tout un mode de vie dis­pa­ru dont les objets quo­ti­diens sont inti­me­ment liés à nos sou­ve­nirs d’enfance. C’est ce qu’on appelle la nos­tal­gie des “années PRL”» (acro­nyme de Pols­ka Rzecz­pos­po­li­ta Ludo­wa, « Répu­blique popu­laire de Pologne », le nom offi­ciel du pays de 1952 à 1989).

Tra­duit et publié en Pologne en 2007, le livre a été très bien accueilli, en par­ti­cu­lier à Sta­lo­wa Wola dont les habi­tants sont fiers d’un récit qui met en valeur leur loca­li­té. Mar­ze­na remarque : « Ma ville a fort chan­gé. Beau­coup d’immeubles ont été réno­vés et repeints de cou­leurs vives. L’école pri­maire de mon enfance a été détruite à cause de l’amiante. Les acié­ries en déclin licen­cient chaque mois des dizaines de tra­vailleurs. Beau­coup d’habitants galèrent et sont deve­nus chô­meurs. » Sta­lo­wa Wola s’enorgueillit aus­si d’être la ville natale de Grze­gorz Rosins­ki, le père de Thor­gal. Auto-pro­cla­mée « ville de la bande des­si­née », Sta­lo­wa Wola orga­nise à pré­sent un fes­ti­val annuel de BD (Sta­lo­wa Wola — Mias­to Komiksów).

Mar­ze­na tra­vaille actuel­le­ment à une bande des­si­née sur l’insurrection de Var­so­vie : « Le scé­na­rio est prêt et je pense avoir enfin trou­vé un des­si­na­teur pour les cent qua­rante planches de cette BD qui, sans tom­ber dans la cari­ca­ture natio­na­liste, évo­que­ra une his­toire dont on peut aujourd’hui par­ler libre­ment en Pologne, mais qui reste peu connue à l’étranger. Ici, bien peu de gens savent que Var­so­vie a été détruite, à la suite de l’écrasement de l’insurrection du 1er août 1944, un évé­ne­ment qu’on confond sou­vent avec la révolte du ghet­to en 1943. »

  1. Syl­vain Savoia et Mar­ze­na Sowa, Mar­zi 1984 – 1987. La Pologne vue par les yeux d’une enfant, Dupuis, 2008. 

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).