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Bruxelles, capitale du monde ?

Numéro 6 Juin 2013 par Louis Mathoux

juin 2013

Sou­­ve­­nez-vous : c’était en 2007, à l’occasion de la sor­tie en Bel­gique du film Le dos­sier B réa­li­sé par Benoît Pee­ters, Fran­çois Schui­ten et Wil­bur Leguebe. Se basant sur un livre épo­nyme paru près de qua­rante ans plus tôt et deve­nu depuis lors introu­vable, cette œuvre avait exhu­mé des tiroirs pous­sié­reux de notre his­toire natio­nale le mythe […]

Sou­ve­nez-vous : c’était en 2007, à l’occasion de la sor­tie en Bel­gique du film Le dos­sier B réa­li­sé par Benoît Pee­ters, Fran­çois Schui­ten et Wil­bur Leguebe. Se basant sur un livre épo­nyme paru près de qua­rante ans plus tôt et deve­nu depuis lors introu­vable, cette œuvre avait exhu­mé des tiroirs pous­sié­reux de notre his­toire natio­nale le mythe d’une socié­té secrète qui serait appa­rue au cours de la seconde moi­tié du XIXe siècle sous le nom « Brü­sel ». Cette secte pseu­do-maçon­nique aurait réuni des hommes poli­tiques et des archi­tectes influents de l’époque autour d’un objec­tif à prio­ri déli­rant : décons­truire Bruxelles pour bâtir à sa place une cité uto­pique à voca­tion pla­né­taire. Au-delà de l’historicité dou­teuse d’un tel pro­jet — ain­si que de tous les fan­tasmes que sus­cite toute allu­sion au sul­fu­reux thème du com­plot —, cette impro­bable légende ne pour­rait-elle cepen­dant ser­vir de base à un ques­tion­ne­ment sur le deve­nir éven­tuel de Bruxelles, à l’heure où la socié­té humaine pré­sente le double aspect de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mi­co-finan­cière, d’une part, et de la perte des repères poli­tiques et idéo­lo­giques tra­di­tion­nels, d’autre part ?

Si l’on pos­tule par l’affirmative à une telle inter­ro­ga­tion, la réflexion qui en découle s’articulera autour d’un axiome de base peu contes­table : toute col­lec­ti­vi­té humaine orga­ni­sée a besoin d’un centre déci­sion­nel recon­nu par tous ses membres et abri­tant l’autorité qui s’exerce sur cha­cun d’eux. Sur le plan géo­po­li­tique, ce prin­cipe se tra­duit par la notion de « capi­tale ». Cha­cun des États qui mor­cèlent notre pla­nète en pos­sède nor­ma­le­ment une, laquelle peut, le cas échéant, cumu­ler ce rôle à l’échelle natio­nale et trans­na­tio­nale. Ain­si en va-t-il de la cité du Mei­boom, siège aujourd’hui des ins­tances gou­ver­ne­men­tales belges et euro­péennes. Avant de pou­voir peut-être exer­cer un jour cette fonc­tion de métro­pole à l’échelon mondial ?

Mais, objec­te­ront cer­tains, pour­quoi la socié­té humaine par­ve­nue à son stade de déve­lop­pe­ment actuel aurait-elle besoin d’une capi­tale ? Par ce mot, on entend géné­ra­le­ment le siège d’un pou­voir de type poli­tique. Or nul ne contes­te­ra que notre époque se carac­té­rise plus que toute autre par la subor­di­na­tion du poli­tique à l’économique et au finan­cier. Au niveau natio­nal en effet, le jeu démo­cra­tique se borne de nos jours à une mas­ca­rade de pure forme, les man­da­taires élus ne dis­po­sant plus d’aucune marge de manœuvre réelle face aux dik­tats des enti­tés supra­na­tio­nales que consti­tuent par nature les gigan­tesques consor­tiums ban­caires ou commerciaux.

Dès lors, s’il y a urgence à réta­blir la pri­mau­té du pou­voir poli­tique sur les puis­sances du pro­fit, cela ne peut s’effectuer qu’à l’échelle mon­diale. Com­ment ? En enta­mant un pro­ces­sus visant à terme à élire dans chaque État des repré­sen­tants natio­naux qui consti­tue­ront un « Par­le­ment mon­dial » com­mun à tous les hommes. Au sein de celui-ci seront ensuite choi­sis celles et ceux qui seront appe­lés à exer­cer la gou­ver­nance poli­tique effec­tive de notre pla­nète. Certes, une telle vision des choses ne peut qu’apparaitre uto­pique — voire idéa­liste — dans les condi­tions qui sont les nôtres aujourd’hui. Mais si l’on y réflé­chit bien, elle s’inscrit cepen­dant dans le deve­nir logique de l’humanité, toute mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique devant impé­ra­ti­ve­ment s’accompagner tôt ou tard d’une mon­dia­li­sa­tion poli­tique sous peine de som­brer dans le chaos généralisé.

Gou­ver­nance poli­tique mon­diale, donc. Ce qui sup­pose un lieu per­ma­nent où accueillir ses organes de fonc­tion­ne­ment, lequel exer­ce­ra en outre une fonc­tion de repère sym­bo­lique apte à uni­fier les États autour d’un centre géo­gra­phique trans­cen­dant les égoïsmes par­ti­cu­liers. D’aucuns s’empresseront ici de rap­pe­ler qu’une grande cité exerce déjà à titre offi­cieux le rôle de « capi­tale du monde », à savoir New York. La « ville qui ne dort jamais » abrite certes le siège de l’ONU, et l’on y parle, dit-on, toutes les langues. Tou­te­fois, outre le fait que l’organisation onu­sienne consti­tue davan­tage un « club d’États » qu’une enti­té poli­tique indé­pen­dante de ceux-ci et dont les déci­sions s’appliqueraient à cha­cun de leurs citoyens, le choix de « Big Apple » comme siège des organes d’une gou­ver­nance mon­diale authen­tique appa­rait cepen­dant plus que problématique.

New York, c’est en effet l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleur, mais aus­si de pire. Pre­mière puis­sance mon­diale depuis des lustres, la patrie de Ben­ja­min Frank­lin et d’Abraham Lin­coln semble avoir per­du depuis long­temps la sym­pa­thie que lui avait value en son temps la noblesse de ses idéaux fon­da­teurs. Aujourd’hui assi­mi­lés au capi­ta­lisme effré­né, au culte du « dieu » dol­lar et à la domi­na­tion poli­ti­co-éco­no­mique exer­cée sur la pla­nète entière, les États-Unis seraient pour le moins mal pla­cés pour accueillir sur son sol des ins­tances poli­tiques visant à réhu­ma­ni­ser le monde. D’autant plus que c’est pré­ci­sé­ment à New York que se trouve la bourse de Wall Street, épi­centre de la finance mon­diale, et ce à quelques enca­blures à peine de ce lieu de paci­fi­ca­tion par excel­lence que repré­sente l’enceinte des Nations unies. Étrange oxy­mo­ron géo­gra­phique que cette coexis­tence dans une même cité de deux ins­ti­tu­tions incar­nant, l’une la soif de pro­fit et l’individualisme for­ce­né, et l’autre la fra­ter­ni­té des peuples, le sou­ci du déve­lop­pe­ment authen­tique, et la valo­ri­sa­tion de la culture sous ses mul­tiples aspects !

Sur ce plan, Bruxelles par contre pos­sède un cer­tain nombre d’atouts dont ne pour­ra jamais se pré­va­loir la métro­pole amé­ri­caine. Située au point de conver­gence de l’Europe latine et de l’Europe ger­ma­nique, notre capi­tale peut faire état d’une longue tra­di­tion de coha­bi­ta­tion paci­fique de deux peuples appar­te­nant à des sphères eth­ni­co-cultu­relles dis­tinctes — et ain­si ser­vir de modèle de réso­lu­tion non vio­lente des conflits pour le monde entier. En effet, ville cos­mo­po­lite et elle aus­si mul­ti­lingue, Bruxelles applique depuis long­temps au quo­ti­dien la règle bien connue du « com­pro­mis à la belge ». Mais sur­tout, le conti­nent sur lequel elle exerce ses pré­ro­ga­tives de capi­tale n’est pas n’importe lequel : c’est en Europe en effet que sont nés his­to­ri­que­ment la démo­cra­tie, les droits de l’homme et la sépa­ra­tion des pou­voirs. C’est en Europe que les Romains ont les pre­miers concep­tua­li­sé la double notion d’État et de Loi, garants tous deux de la pri­mau­té de l’intérêt géné­ral sur les égoïsmes par­ti­cu­liers. C’est en Europe que, tant dans l’Antiquité que lors de la Renais­sance, l’art et la culture ont brillé de leur éclat le plus vif, aidés en cela par des mécènes qui enten­daient confé­rer à l’argent une autre fina­li­té que son propre accrois­se­ment à l’infini.

Certes, la notion de « civi­li­sa­tion » est par nature uni­ver­selle, et tous les pays ont contri­bué à façon­ner ce sup­plé­ment d’être qui tend à nous éloi­gner tou­jours davan­tage de l’animalité pour nous réa­li­ser plei­ne­ment dans notre spé­ci­fi­ci­té humaine. Il n’empêche, quel extra­or­di­naire éclat sym­bo­lique revê­ti­rait la dési­gna­tion, comme capi­tale de l’humanité, de la ville qui pré­side actuel­le­ment aux des­ti­nées de ce « conti­nent de l’humanisme » qu’est par excel­lence le Vieux Monde ! Évi­dem­ment, on entend déjà les rica­ne­ments de ceux qui, adeptes du déré­gu­la­tion­nisme et du consu­mé­risme à l’anglo-saxonne, ne jurent que par les méga­lo­poles à voca­tion pure­ment éco­no­mi­co-finan­cière. Et pour­tant… Si une telle déci­sion n’augurerait bien sûr pas néces­sai­re­ment d’un ave­nir où tous les pro­blèmes du monde seraient réglés, gageons cepen­dant qu’elle serait gran­de­ment por­teuse de sens de par la direc­tion à suivre qu’elle contri­bue­rait à indi­quer. N’est-ce pas, sans doute, ce qu’espéraient, dans leur folle uto­pie, les pro­mo­teurs de « Brüsel » ?

Louis Mathoux


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