Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Bruxelles. Le bourgmestre et la limitation des naissances

Numéro 4 Avril 2013 par Tim Meijers

avril 2013

Dans le cou­rant de la pre­mière semaine d’octobre 2012, à quelques jours seule­ment des élec­tions com­mu­nales, le bourg­mestre de Bruxelles, Fred­dy Thie­le­mans, com­men­ta la ques­tion de la limi­ta­tion des nais­sances. À l’occasion du débat Wij Brus­se­la­ren, à une ques­tion por­tant sur la crois­sance démo­gra­phique à Bruxelles il répon­dit être dis­po­sé à débattre des dif­fi­cul­tés engen­drées par cette crois­sance et être ouvert à une dis­cus­sion sur la limi­ta­tion des nais­sances. La polé­mique qui sui­vit fut brève, intense, mais peu argu­men­tée. Or en trai­tant la ques­tion comme un tabou, on s’interdit de voir ses aspects mul­tiples et, notam­ment, celui de consi­dé­rer les migra­tions comme une occa­sion de dimi­nuer la pau­vre­té et la sur­po­pu­la­tion dans le reste du monde.

Mais les remarques de Fred­dy Thie­le­mans furent mal reçues, « ça me laisse incré­dule1 » (Ham­za Fas­si-Fih­ri), « Je ne le recon­nais pas2 » (Marion Lemesre) ou encore « ce que dit Fred­dy Thie­le­mans est scan­da­leux3 » (Alain Des­texhe). Le débat qui s’ensuivit dans les médias belges et sur Twit­ter nous inté­resse tant par sa briè­ve­té, que par son ton et par le conte­nu des réflexions sus­ci­tées par Thielemans.

Pour iden­ti­fier cer­tains des motifs qui ont émer­gé au cours de ce débat, je m’appuierai essen­tiel­le­ment sur les com­men­taires parus dans la presse écrite belge au cours de la période du 1er au 4octobre 2012 et sur cer­taines remarques for­mu­lées en ligne par des inter­nautes sur les sites des jour­naux concer­nés4. Mon but n’est ici ni de défendre, ni de com­battre les idées de Thie­le­mans, ni plus géné­ra­le­ment de prendre posi­tion sur ce qui devrait être fait par rap­port à la crois­sance démo­gra­phique bruxel­loise. Il s’agit plu­tôt de mettre en lumière cer­taines des intui­tions sous-ten­dant le débat sous nos lati­tudes — ou plus pré­ci­sé­ment, l’absence de débat — sur la ques­tion de la limi­ta­tion des nais­sances. Pour­quoi les poli­tiques anti­na­ta­listes sont-elles si contro­ver­sées ? Pour­quoi l’existence de poli­tiques nata­listes sous nos lati­tudes, le constat d’un vieillis­se­ment de nos popu­la­tions ou l’hypothèse d’une sur­po­pu­la­tion mon­diale font-ils l’objet de réac­tions bien dif­fé­rentes de celles sus­ci­tées par les remarques de Thie­le­mans sur la limi­ta­tion des nais­sances ? L’importance de cette ques­tion s’étend au-delà du contexte bruxel­lois, si l’on consi­dère que la popu­la­tion mon­diale risque d’atteindre 9 mil­liards en 2100 selon les Nations unies.

Les remarques de Thielemans et leur contexte

Le débat sur la crois­sance démo­gra­phique à Bruxelles a été lan­cé après que le jour­nal fla­mand De Stan­daard du 1er octobre 2012 a fait écho aux pro­pos de Thie­le­mans en réponse à une ques­tion rela­tive au « boom démo­gra­phique » à Bruxelles. Thie­le­mans a affir­mé en néer­lan­dais que : « La limi­ta­tion des nais­sances doit pou­voir être un sujet de débat. Avoir autant d’enfants que pos­sible est irres­pon­sable. » Il a pré­ci­sé à ce moment-là qu’il n’avait aucun groupe eth­nique par­ti­cu­lier en ligne de mire : « Ce pro­blème, vous le trou­ve­rez aus­si bien dans les familles musul­manes que dans les familles juives, et même par­mi les chré­tiens5. » Peut-être en rai­son de la proxi­mi­té des élec­tions com­mu­nales, Thie­le­mans s’est empres­sé ensuite de nuan­cer ses pro­pos, se ren­dant compte qu’il venait de tou­cher à un sujet sen­sible. Son porte-parole a pré­ci­sé qu’«il est essen­tiel de res­pec­ter les liber­tés indi­vi­duelles et le choix des familles. Il n’est donc pas ques­tion de faire une loi limi­tant les nais­sances de quelque manière que ce soit6 ». Il n’a cepen­dant pas remis en cause le fait qu’il pen­sait qu’il y avait bien un pro­blème : « Mais c’est un fait : nous avons, à Bruxelles, beau­coup de familles nom­breuses comp­tant sept ou huit enfants. Elles demandent un appar­te­ment social, mais ces appar­te­ments n’existent habi­tuel­le­ment pas. »

Thie­le­mans a à l’esprit au moins deux pro­blèmes qui sans être indé­pen­dants l’un de l’autre sont dis­tincts. D’abord, selon le Bureau fédé­ral du Plan, la popu­la­tion totale de Bruxelles devrait pas­ser d’environ 1,1 mil­lion aujourd’hui à envi­ron 1,5 mil­lion en 2060. En réa­li­té, cette crois­sance s’explique certes par une fer­ti­li­té bruxel­loise supé­rieure à la moyenne belge7. Mais elle s’explique de manière bien plus signi­fi­ca­tive par le fait que Bruxelles soit le lieu d’accueil pri­vi­lé­gié des migrants, pas néces­sai­re­ment les plus défa­vo­ri­sés d’entre eux d’ailleurs8. La crois­sance démo­gra­phique qui pré­oc­cupe Thie­le­mans ne s’explique donc pas prin­ci­pa­le­ment par la nata­li­té, même si cette der­nière joue un cer­tain rôle. L’autre pré­oc­cu­pa­tion de Thie­le­mans a trait au fait que l’augmentation des familles nom­breuses s’accompagne d’un besoin crois­sant de loge­ments sociaux, d’écoles, etc. C’est ce qu’a bien sai­si Pierre Kroll, le cari­ca­tu­riste du Soir, pré­sen­tant Thie­le­mans debout près d’un couple en train de faire l’amour, sans doute avec l’objectif de conce­voir un enfant sup­plé­men­taire, et se disant : « Dites donc, c’est pas bien­tôt fini ? Vous en avez déjà cinq ? On va loger tout ça où ? »

Réactions

Les réac­tions dans la presse aux pro­pos de Thie­le­mans furent de l’ordre de l’indignation et l’on ne peut pas dire qu’elles don­nèrent lieu à un échange très argu­men­té. Exa­mi­nons-les de plus près pour cla­ri­fier les intui­tions qui s’y logent. L’une des pre­mières réac­tions ayant rete­nu l’attention des médias fut celle d’un autre bourg­mestre socia­liste bruxel­lois de l’époque, Phi­lippe Mou­reaux, sur Twit­ter : « Dans une socié­té libre, avoir un enfant est un droit et une richesse qui ne se négo­cient pas. » Cette brève réac­tion de Phi­lippe Mou­reaux est por­teuse de deux intui­tions. D’abord, affir­mer qu’avoir un enfant est une « richesse » sug­gère que c’est néces­sai­re­ment un enri­chis­se­ment pour les parents eux-mêmes, mais poten­tiel­le­ment aus­si pour l’ensemble de la socié­té. Limi­ter la nata­li­té signi­fie­rait donc néces­sai­re­ment appau­vrir tant les parents que la socié­té dans son ensemble. C’est la légi­ti­mi­té même de l’objectif d’une poli­tique de limi­ta­tion des nais­sances qui est donc radi­ca­le­ment remise en cause par cette affirmation.

Ensuite, avoir un enfant est pré­sen­té comme un droit non négo­ciable — un point sur lequel Mou­reaux est rejoint par exemple par le repré­sen­tant CDH Ham­za Fas­si-Fih­ri9. En se réfé­rant aux exi­gences d’une « socié­té libre », Mou­reaux sug­gère qu’à sup­po­ser même l’objectif d’une limi­ta­tion des nais­sances jus­ti­fié, il ne revien­drait de toute façon pas à l’État de s’immiscer dans les prises de déci­sion de ses citoyens en matière de repro­duc­tion. Ce serait une ingé­rence inac­cep­table dans la manière dont les gens conçoivent leur plan de vie dans une socié­té qui valo­rise une cer­taine neu­tra­li­té libé­rale — au sens phi­lo­so­phique du terme. Les droits fon­da­men­taux qui garan­tissent la pos­si­bi­li­té de déci­der de la taille de sa famille ne devraient pas être com­pro­mis, même s’ils impliquent des couts impor­tants pour une ville, par exemple l’obligation de construire des loge­ments sociaux pour tous. Cela exprime l’intuition selon laquelle cer­taines liber­tés fon­da­men­tales auraient une prio­ri­té abso­lue sur les consi­dé­ra­tions éco­no­miques10.

De plus, lorsqu’on dis­cute des poli­tiques visant une réduc­tion des nais­sances et de l’intrusion d’un État dans la sphère pri­vée, le pre­mier pays qui vient à l’esprit est bien évi­dem­ment la Chine. C’est ce à quoi fait réfé­rence Marie Nagy (Éco­lo) lorsqu’elle affirme : « Notre modèle démo­cra­tique n’est pas la Chine. C’est propre aux régimes tota­li­taires de s’inviter dans les chambres à cou­cher11. »

La cita­tion est elle aus­si riche de deux sous-enten­dus, qui ne recouvrent que pour par­tie ceux de la cita­tion de Mou­reaux. D’une part, l’idée de régime tota­li­taire sug­gère une atteinte inac­cep­table aux droits fon­da­men­taux, et en cela, Marie Nagy rejoint Phi­lippe Mou­reaux. Mais, d’autre part, la réfé­rence à la chambre à cou­cher sug­gère aus­si une atteinte à la vie pri­vée. Or, on pour­rait sans doute envi­sa­ger la pos­si­bi­li­té de poli­tiques de limi­ta­tion des nais­sances tou­chant à des droits fon­da­men­taux sans por­ter néces­sai­re­ment atteinte à la vie pri­vée des per­sonnes concer­nées. Marie Nagy sous-entend, au contraire, que pour que des poli­tiques publiques rela­tives à la popu­la­tion soient mises en œuvre, il faut néces­sai­re­ment que l’État s’immisce dans la vie pri­vée et que c’est pour cette rai­son que ces poli­tiques publiques seraient inacceptables.

Les remarques de Thie­le­mans ne lui ont pas seule­ment valu d’être asso­cié aux régimes tota­li­taires com­mu­nistes. Il s’est aus­si vu asso­cier à l’autre extrême de l’échiquier poli­tique. Alain Des­texhe affir­ma ain­si qu’«un type du MR qui aurait dit cela aurait été taxé d’extrême droite ». Des­texhe semble vou­loir poin­ter du doigt le fait que par­ler de familles nom­breuses dans une ville comme Bruxelles ten­drait à se réfé­rer à des familles de migrants. S’attaquer aux familles nom­breuses pour­rait alors être inter­pré­té comme une attaque voi­lée des mino­ri­tés eth­niques, ce qui pour­rait être vu comme une manière de flir­ter avec des sen­ti­ments racistes ou xéno­phobes. Thie­le­mans s’en est bien ren­du compte puisqu’il a pré­ci­sé pen­dant le débat Wij Brus­se­la­ren qu’il ne visait pas un groupe par­ti­cu­lier. Il y a là une vraie dif­fi­cul­té : à sup­po­ser que soit éta­blie la néces­si­té d’une limi­ta­tion des nais­sances, com­ment tenir compte du fait que les groupes dont la fer­ti­li­té est la plus éle­vée et qui seraient donc les plus affec­tés par les mesures anti­na­ta­listes, sont aus­si sou­vent des groupes cultu­rels particuliers ?

Un exa­men de l’espace réser­vé aux com­men­taires sur les sites web des jour­naux concer­nés confirme la crainte d’une asso­cia­tion entre poli­tique anti­na­ta­li­té et poli­tique anti-immi­grants. Dans leurs com­men­taires, plu­sieurs inter­nautes évoquent le fait que nombre de per­sonnes qui « pro­fitent » des allo­ca­tions fami­liales et contri­buent à la nata­li­té bruxel­loise appar­tiennent à des com­mu­nau­tés issues de l’immigration. En voi­ci un exemple : « Je me suis lais­sé dire que quatre enfants sur cinq qui nais­saient à Bruxelles-Ville n’étaient pas vrai­ment “belges”… Suf­fit de voir les pré­noms de nais­sance à la commune. »

Le lien entre les poli­tiques démo­gra­phiques et les sen­ti­ments xéno­phobes est vite fait dans un envi­ron­ne­ment où cer­tains y per­çoivent une « nata­li­té de conquête de Bruxelles et d’ailleurs » et sou­hai­te­raient cibler cer­tains groupes eth­niques. Lier des poli­tiques démo­gra­phiques avec l’objectif d’une modi­fi­ca­tion de la com­po­si­tion eth­nique d’une popu­la­tion rap­pelle des poli­tiques injustes12. Cette inquié­tude dif­fère en par­tie de celles men­tion­nées plus haut : elle concerne le carac­tère poten­tiel­le­ment injuste des buts et moti­va­tions des poli­tiques démographiques.

D’autres libé­raux que Des­texhe ont accueilli posi­ti­ve­ment l’invitation de Thie­le­mans à débattre davan­tage de cette ques­tion. C’est le cas de Vincent de Wolf qui sug­gé­ra de dis­cu­ter de la pos­si­bi­li­té de rendre dégres­sives les allo­ca­tions fami­liales. Pour ceux qui défendent une telle mesure, il importe d’insister plus for­te­ment qu’aujourd’hui sur la res­pon­sa­bi­li­té des parents13. Dans cer­tains com­men­taires d’internautes sur les sites des jour­naux concer­nés, une pro­po­si­tion par­ti­cu­liè­re­ment bien reçue14 fai­sait réfé­rence au fait que les parents devaient être tenus pour res­pon­sables de leur déci­sion d’avoir plu­sieurs enfants. L’un des inter­nautes écrit ain­si : « Toutes ces familles “irres­pon­sables” devraient être condam­nées pour inci­visme. Pour tous ces pro­créa­teurs indé­cents, les allo­ca­tions fami­liales (incon­si­dé­rées) plus tous les avan­tages affé­rents sont uni­que­ment leur leit­mo­tiv : vivre sur le compte de la société. »

On note­ra que l’incivisme dénon­cé ici ne fait nul­le­ment réfé­rence aux consé­quences éco­lo­giques d’une aug­men­ta­tion de la popu­la­tion, mais au fait que les enfants concer­nés béné­fi­cie­ront d’allocations payées par le contri­buable. On note­ra aus­si qu’une telle cita­tion passe sous silence le fait que ces enfants seront de futurs contri­buables et par­ti­ci­pe­ront, par exemple, au finan­ce­ment des pen­sions. Enfin, cette pro­po­si­tion quant à une dégres­si­vi­té des allo­ca­tions fami­liales a sans doute amor­cé un autre débat, por­tant non plus sur la ques­tion de savoir com­ment influen­cer les niveaux de fer­ti­li­té, mais sur l’étendue du bud­get que l’État a à pré­voir pour finan­cer les pré­fé­rences des familles sou­hai­tant avoir plu­sieurs enfants15.

Débattre de la limitation des naissances

Que faire des intui­tions sous-jacentes aux réac­tions sus­ci­tées par les décla­ra­tions du bourg­mestre Thie­le­mans ? Insis­tons d’abord sur le fait que cha­cune d’elles touche à des dimen­sions impor­tantes du pro­blème. Les poli­tiques de limi­ta­tion des nais­sances sont sus­cep­tibles de res­treindre l’exercice du droit à la vie fami­liale, voire de vio­ler des droits fon­da­men­taux, d’interférer avec la vie pri­vée des per­sonnes, de revê­tir une nature exces­si­ve­ment coer­ci­tive, d’être mues par des motifs xéno­phobes et/ou racistes, ou encore de contri­buer à une aug­men­ta­tion des inéga­li­tés16. Cela vaut d’ailleurs aus­si pour le recours aux inci­tants — par exemple à tra­vers le type de régime d’allocations fami­liales17.

Il importe cepen­dant de gar­der à l’esprit que le débat rela­tif aux poli­tiques démo­graphiques concerne deux niveaux, cha­cun don­nant poten­tiel­le­ment lieu à des désac­cords. Il y a d’abord une ques­tion de diag­nos­tic sur la situa­tion exis­tante : quelle est l’évolution démo­gra­phique et est-elle pro­blé­ma­tique ? On peut aisé­ment ima­gi­ner des désac­cords sur la ques­tion de savoir si l’augmentation de la popu­la­tion à Bruxelles ou dans le monde, ou le vieillis­se­ment de la popu­la­tion sous nos lati­tudes doivent être vus comme des pro­blèmes, et dans quelle mesure. La ques­tion est loin d’être réso­lue, en ce com­pris sur le plan phi­lo­so­phique18. L’autre niveau de débat porte sur les moyens à mettre en œuvre dans l’hypothèse où l’on consi­dè­re­rait effec­ti­ve­ment que la situa­tion démo­gra­phique exis­tante pose problème.

Ces deux niveaux sont bel et bien dis­tincts. On peut très bien être d’accord sur le diag­nos­tic sans s’accorder pour autant sur les moyens — voire sur la pos­si­bi­li­té même que des moyens, quels qu’ils soient, puissent être légi­ti­me­ment mis en œuvre pour réa­li­ser de tels objec­tifs. On peut aus­si s’opposer à l’inverse sur le plan des moyens parce qu’en réa­li­té on serait en désac­cord sur le diag­nos­tic ini­tial. Enfin, il n’est pas exclu que l’on puisse être d’accord sur la nature des moyens à mettre en œuvre tout en s’opposant sur la nature et/ou l’ampleur du pro­blème à résoudre. Un débat pro­pre­ment démo­cra­tique, c’est-à-dire sup­po­sant une lisi­bi­li­té suf­fi­sante pour le citoyen, doit être suf­fi­sam­ment expli­cite sur cette dis­tinc­tion de niveaux, sur le conte­nu des prises de posi­tion à cha­cun d’eux et sur la nature de leurs liens.

Il est inté­res­sant de noter à cet égard que cer­taines des craintes for­mu­lées à l’encontre de la prise de posi­tion de Thie­le­mans portent sur le pre­mier niveau, celui de savoir s’il y a effec­ti­ve­ment un pro­blème de sur­po­pu­la­tion à Bruxelles qui appel­le­rait non seule­ment qu’on prenne en charge ses consé­quences, mais aus­si qu’on veille à en réduire l’ampleur. Ain­si, lorsque Phi­lippe Mou­reaux pré­sente les enfants comme étant néces­sai­re­ment une richesse, il sug­gère que consi­dé­rer une popu­la­tion comme trop impor­tante est une posi­tion à reje­ter. De même, lorsque d’aucuns expriment une inquié­tude quant à des ten­ta­tives de modi­fi­ca­tion de la com­po­si­tion eth­nique d’une popu­la­tion, c’est là aus­si d’une prise de posi­tion sur l’objec­tif même des poli­tiques démo­gra­phiques qu’il s’agit. Enfin, le désac­cord sur le diag­nos­tic peut por­ter sur le plan des valeurs, comme dans les deux exemples pré­cé­dents. Mais il peut aus­si avoir trait à des ques­tions factuelles.

Ain­si en va-t-il lorsqu’en réponse à la posi­tion de Thie­le­mans et De Wolf qui insistent sur la nata­li­té, Benoît Cerexhe (CDH) sou­ligne qu’il s’agit d’abord d’une ques­tion de migra­tion : « M. De Wolf se trompe de débat : le boom démo­gra­phique dans notre Région est moins le fait d’une nata­li­té sur­abon­dante que d’une arri­vée mas­sive de per­sonnes étran­gères à Bruxelles qui y font choix de domi­cile19. » Cela ne veut pas dire néces­sai­re­ment que B. Cerexhe exclut qu’il puisse y avoir un pro­blème démo­gra­phique à Bruxelles. Mais son insis­tance sur la migra­tion plu­tôt que sur la nata­li­té sug­gère que la nature de ce pro­blème pour­rait être com­prise dif­fé­rem­ment par lui que par Thie­le­mans et de Wolf, et appe­lait aus­si en consé­quence des moyens différents.

Cela dit, si l’on revient aux réac­tions pré­sen­tées, elles ne portent pas d’abord sur le diag­nos­tic ou l’objectif, mais plu­tôt sur le carac­tère accep­table ou non des moyens envi­sa­geables pour réa­li­ser un objec­tif démo­gra­phique don­né. C’est ain­si qu’il faut ana­ly­ser les pro­pos de Phi­lippe Mou­reaux lorsqu’il parle de droit non négo­ciable ou ceux de Marie Nagy lorsqu’elle fait réfé­rence à des poli­tiques tota­li­taires et à nos chambres à cou­cher. De même, la pré­oc­cu­pa­tion pour l’impact dis­pro­por­tion­né sur cer­tains groupes sociaux, tels que ceux issus de l’immigration récente, porte aus­si sur la ques­tion de la légi­ti­mi­té des moyens — à sup­po­ser qu’une poli­tique démo­gra­phique n’ait pas pour objec­tif de défa­vo­ri­ser de tels groupes. Enfin, le débat sur la dégres­si­vi­té des allo­ca­tions fami­liales porte lui aus­si sur l’acceptabilité des moyens, en l’occurrence leur impact sur les inéga­li­tés. On sou­li­gne­ra cepen­dant qu’aucun de ces motifs d’inquiétude n’implique néces­sai­re­ment qu’il faille reje­ter l’idée selon laquelle la démo­gra­phie bruxel­loise puisse être vue comme un problème.

D’ailleurs, Thie­le­mans lui-même est expli­cite sur le fait qu’il ne consi­dère pas la limi­ta­tion des nais­sances comme un moyen appro­prié : « Je n’ai jamais dit vou­loir régu­ler les nais­sances. Il s’agit d’une liber­té indi­vi­duelle et du choix des familles. J’ai été inter­ro­gé sur la pos­si­bi­li­té d’ouvrir le débat sur le contrôle des nais­sances et ai répon­du qu’il était tou­jours pos­sible d’en débattre, mais que ce n’était pas mon option. » Il pré­fère une solu­tion sans contrôle des nais­sances : « Je pense que les grandes villes ont voca­tion à accueillir tout le monde et à conti­nuer à croître. Ma res­pon­sa­bi­li­té est donc de réflé­chir à la meilleure manière de gérer l’explosion démo­gra­phique : édu­ca­tion, loge­ments, accès aux soins de san­té, sou­tien à la paren­ta­li­té, etc. »

À la lumière de cette pré­ci­sion impor­tante, il est pos­sible d’analyser sa prise de posi­tion comme une ten­ta­tive de mettre à l’agenda poli­tique la ques­tion démo­gra­phique tant en ce qui concerne le diag­nos­tic (il sug­gère qu’il y a un pro­blème) que sur le plan des moyens (où il sug­gère un débat sur une poli­tique dont il dit ne pas être lui-même l’avocat). Si cette hypo­thèse est exacte, on peut se deman­der — même sans pou­voir y répondre ici — pour­quoi Thie­le­mans a choi­si d’encourager ce débat en l’introduisant par une réfé­rence à des moyens qu’il ne défend pas lui-même. Mais il est inté­res­sant aus­si de se deman­der pour­quoi les réac­tions ont por­té sur­tout sur la légi­ti­mi­té des moyens, comme si, en sug­gé­rant qu’aucun des moyens pos­sibles ne soit accep­table, il s’agissait de relé­guer un débat sur le diag­nos­tic sans doute trop sen­sible. Pour­tant, un tel rejet ne serait jus­ti­fié que si effec­ti­ve­ment tous les moyens pos­sibles s’avéraient inacceptables.

Or, il importe de rap­pe­ler que nombre d’États affectent déjà la fer­ti­li­té de leurs citoyens, que ce soit inten­tion­nel­le­ment ou non, d’une diver­si­té de manières dont voi­ci quelques exemples : cou­ver­ture des frais de contra­cep­tion, mise en place de poli­tiques médi­cales rédui­sant la mor­ta­li­té infan­tile, finan­ce­ment de congés paren­taux ou de sys­tèmes de pen­sion de retraite, pro­gres­si­vi­té des allo­ca­tions fami­liales, accès à l’éducation et à la vie pro­fes­sion­nelle pour les femmes… Cela sug­gère qu’il existe bel et bien des leviers de poli­tiques nata­listes ou anti­na­ta­listes qui ne passent pas par un contrôle direct des nais­sances et pour­raient être accep­tables20. Elles pour­raient même être sou­hai­tables. C’est le cas par exemple lorsque des mesures anti­na­ta­listes passent par des moyens condui­sant à une éman­ci­pa­tion des femmes.

Ain­si, en trai­tant comme tabou la pos­si­bi­li­té d’un diag­nos­tic de sur­po­pu­la­tion à Bruxelles — au contraire du débat sur le vieillis­se­ment de la popu­la­tion qui est bien pré­sent, même s’il se joue sous l’angle des mesures à prendre pour y faire face plus que sur la pos­si­bi­li­té de le réduire —, on renonce à un débat tant sur ce diag­nos­tic que sur la pos­si­bi­li­té d’y réagir. Or ce débat pour­rait éven­tuel­le­ment offrir l’occasion de conclu­sions sur­pre­nantes. Par exemple, l’on ne peut exclure de voir dans la sur­po­pu­la­tion à Bruxelles une situa­tion apte à contri­buer — par la migra­tion qui la nour­rit — à la réduc­tion de la pau­vre­té et à celle de la sur­po­pu­la­tion éven­tuelle dans le reste du monde. Un tel débat, plu­tôt que d’être condam­né à nous conduire à des posi­tions xéno­phobes pour­rait donc éven­tuel­le­ment nous conduire à revi­si­ter la ques­tion des migra­tions à l’aune non seule­ment du néces­saire finan­ce­ment de nos pen­sions, mais aus­si des craintes par rap­port à une sur­po­pu­la­tion mon­diale21.

Tra­duit de l’anglais par Thier­ry Ngos­so et Axel Gos­se­ries. Mer­ci à ce der­nier pour ses com­men­taires sur des ver­sions pré­cé­dentes. Ce tra­vail a béné­fi­cié des finan­ce­ments du FNRS (bourse doc­to­rale Fresh), de l’ARC (pro­jet ARC 09/14 – 018, sus­tai­na­bi­li­ty) et de l’ESF (réseau « Rights to a Green Future »).

  1. Le Soir, 2 octobre 2012.
  2. Le Soir, 2 octobre 2012.
  3. Lacapitale.be, 1er octobre 2012.
  4. De Stan­daard, De Mor­gen, Le Soir, La Libre Bel­gique. Ces quatre jour­naux ont publié plus ou moins qua­rante repor­tages et opi­nions sur ce débat. Je ne pré­tends pas pro­po­ser une ana­lyse de toutes les réponses qui ont été appor­tées à Thie­le­mans. Je me concentre plu­tôt sur quelques-unes d’entre elles qui sou­lèvent des ques­tions importantes.
  5. La Libre Bel­gique, 1er octobre 2012. Selon Erasmix.be, Thie­le­mans en a dit davan­tage sur la rela­tion entre reli­gion et la crois­sance démo­gra­phique de Bruxelles.
  6. La Libre Bel­gique.
  7. Deboo­sere P. et al. (2009), « The Popu­la­tion of Brus­sels, a Demo­gra­phic Over­view », dans Brus­sels Stu­dies, Citi­zens forum.
  8. La Libre Bel­gique, entre­tien avec Patrick Deboo­sere, 2 octobre 2012.
  9. « Avoir des enfants est un droit fon­da­men­tal de l’être humain, un droit abso­lu sur lequel on n’a pas à légi­fé­rer », Le Soir, 2 octobre 2012.
  10. Cela a bien été expri­mé par Rawls, même s’il ne consi­dère pas la pro­créa­tion dans sa liste des liber­tés de base. Rawls, J. B. (1971), A Theo­ry of Jus­tice, Belk­nap Press of Har­vard Uni­ver­si­ty, Cam­bridge, MA.
  11. Le Soir, 2 octobre 2012.
  12. Par exemple, le « net­toyage eth­nique » dans les Bal­kans dans les années 1990, ou plus récem­ment l’expulsion des familles pales­ti­niennes de l’est de Jérusalem.
  13. Au moins 9 des 59 com­men­taires répon­dant à un article du Lesoir.be évoquent l’idée de res­pon­sa­bi­li­té et le fait qu’avoir des enfants est une déci­sion des parents.
  14. Sur nieuwsblad.be, 7 sur 30 réac­tions touchent le sujet de la responsabilité.
  15. Puisqu’avoir des enfants est, la plu­part du temps, un choix (et non une situa­tion non choi­sie), cer­tains estiment que les parents doivent être tenus pour res­pon­sables des couts qui en découlent. Par exemple : Casal P. & Williams A (1995) « Rights, Equa­li­ty and Pro­crea­tion » dans Ana­lyse & Kri­tik, (17), p. 93 – 116.
  16. Gos­se­ries et de la Croix ana­lysent les effets de la poli­tique des « tra­dable quo­tas ». Gos­se­ries A. & de la Croix D. (2009) « Popu­la­tion Poli­cy Through Tra­dable Pro­crea­tion Entit­le­ments », dans Inter­na­tio­nal Eco­no­mic Review, 50 (2), p.507 – 542.
  17. Wim van Lan­cker, « Kin­der­bi­js­lag is geen voorbe­hoedsmiddel », De Stan­daard, 3 octobre 2012.
  18. Par­fit D. (1984) Rea­sons and Per­sons, Oxford Uni­ver­si­ty Press. Part IV ; Arhe­nius G. (2009) « Ega­li­ta­ria­nism and Popu­la­tion Change », A. Gos­se­ries & L. Meyer (dir), Theo­ries of Inter­ge­ne­ra­tio­nal Jus­tice, Oxford UP, p.323 – 346.
  19. La Libre Bel­gique, 2 octobre 2012.
  20. Par exemple, May (2012), World Popu­la­tion Poli­cies, Rout­ledge, Lon­don, cha­pitre 7 ; Amar­tya Sen (1999), Deve­lop­ment as Free­dom, Oxford Uni­ver­si­ty Press, cha­pitre 8 et 9.
  21. La ques­tion de l’impact des migra­tions sur la taille de la popu­la­tion est com­plexe. Voir la pré­sen­ta­tion de Beine M., Doc­quier Fr. & Schiff M., 2013, « Inter­na­tio­nal Migra­tion, Trans­fer of Norms, and Home Coun­try Fer­ti­li­ty » Cana­dian Jour­nal of Eco­no­mics, à paraitre. Voir sur­tout la sec­tion 2.

Tim Meijers


Auteur