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Bouddha dans tous ses véhicules

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Bernard De Backer

juillet 2009

À bonne dis­tance des repor­tages conve­nus et des fic­tions éthé­rées, un film récent et bien docu­men­té montre les mul­tiples visages du boud­dhisme en Bel­gique. Son auteur, cinéaste bilingue et boud­dhiste zen, nous entraîne dans un mon­tage astu­cieu­se­ment éla­bo­ré. Asso­ciant fon­da­men­taux de la Bonne Loi, témoi­gnages de pra­ti­quants et por­traits croi­sés de groupes, Kon­rad Maques­tiau donne à voir de quelle manière l’en­sei­gne­ment du Bien­heu­reux s’in­carne de manière diverse dans la vie d’in­di­vi­dus et de com­mu­nau­tés. Ce fai­sant, il nous en apprend peut-être bien plus qu’il n’en a l’air.

La légende raconte que le Boud­dha his­to­rique, Gau­ta­ma Sakya­mu­ni, le « sage de la tri­bu des Sakya », avait été pré­ser­vé de la vie souf­frante et mor­telle des hommes pen­dant toute sa jeu­nesse. Demeu­rant cloî­tré dans le palais royal de ses parents, il vivait sépa­ré des mal­heurs du monde jusqu’au jour où il fran­chit la porte qui lui ouvrit l’espace de la cité. Une fois pas­sé ce seuil, ses yeux s’ouvrirent sur la mala­die, la vieillesse et la mort. En lan­gage boud­dhique, l’impermanence et la vacui­té de toute chose, ain­si que l’insatisfaction et la souf­france qui résultent de l’attachement (duk­kha en pâli, la langue que par­lait Gau­ta­ma)1. Certes, la ville qu’il décou­vrit, Kapi­la­vas­tu, était une cité ancienne, sans voi­tures et sans pol­lu­tion, mais le mal­heur des hommes devait y être aus­si pré­gnant qu’aujourd’hui. L’entrée de Boud­dha dans la ville consti­tue dès lors le moment inau­gu­ral du che­min qui le mène­ra à la déli­vrance par cela même qui le confron­ta à la souffrance.

Boud­dha dans la ville, le film docu­men­taire2de Kon­rad Maques­tiau, ancien pré­sident de l’Association Zen de Bel­gique, nous plonge dans un uni­vers urbain méta­phore de la vacui­té moderne3. Son sujet étant la pré­sence des dif­fé­rentes formes de boud­dhisme qui se côtoient en Bel­gique, l’on y voyage de Bruxelles à Anvers, de Gand à Huy et Char­le­roi, en pas­sant par auto­routes, gares et aéro­ports. Mais à l’intérieur de cet espace et au-delà des groupes boud­dhistes que le film nous fait décou­vrir, le fil conduc­teur semble bien être la confron­ta­tion de la « Bonne Loi » à la moder­ni­té, sym­bo­li­sée par la mobi­li­té inces­sante, les non-lieux et les sans-lieux qui en forment la trame de fond : l’automobile, le train, l’avion, l’hélicoptère, l’autoroute, la rue, l’aéroport, les pas­sants soli­taires et les sans-abri. Comme cette vision sur­réa­liste d’un lama tibé­tain rou­lant en Mer­cedes noire sur l’autoroute de Wal­lo­nie pour conduire une médi­ta­tion à Charleroi…

Ce par­cours ciné­ma­to­gra­phique à tra­vers la Bel­gique urba­ni­sée et la diver­si­té des boud­dhismes est struc­tu­ré par l’enseignement du Bien­heu­reux. Les dif­fé­rentes par­ties du film portent des inti­tu­lés qui rap­pellent l’itinéraire de Sakya­mu­ni, de sa décou­verte de la souf­france dans sa ville de Kapi­la­vas­tu à la déli­vrance finale, le Nir­va­na, en pas­sant par les « quatre nobles véri­tés » et le « noble octuple sen­tier ». De manière à la fois pré­cise et sen­sible, le tra­vail de Maques­tiau est un tis­sage sub­til qui unit la contem­po­ra­néi­té urbaine, la varié­té des incar­na­tions boud­dhistes et le fon­de­ment com­mun de son ensei­gne­ment. En d’autres mots, le mes­sage semble bien être : la voie ouverte par Boud­dha est adap­tée à la moder­ni­té, ses formes sont mul­tiples, mais son mes­sage est unique. Sa pra­tique per­met de prendre conscience de duk­kha et de ses causes — de « voir les choses telles qu’elles sont » — puis de faire un pas de côté pour se déprendre de la souf­france engen­drée par l’attachement.

La roue du Dharma

Voi­ci com­ment l’histoire débute : c’est la fin de la nuit, les rues sont désertes, on entend les pre­miers chants d’oiseaux et le hur­le­ment d’une sirène dans le loin­tain. Un arbre aux branches grêles et nues, éclai­rées par les lumières de la ville, se découpe sur un ciel noir. Puis un texte défile en haut de l’écran. « Lorsque Sakya­mu­ni, assis en des­sous d’un arbre, com­men­ça sa longue nuit de médi­ta­tion, il concen­tra son esprit sur la des­truc­tion des illu­sions men­tales. Voi­ci ce qui se révé­la à lui : ceci est la souf­france, ceci en est la cause, ceci est la libé­ra­tion de la souf­france, ceci est la voie qui mène à cette libé­ra­tion. Alors son esprit fut libé­ré de l’ignorance et il atteint l’éveil. Il devint Boud­dha, l’Éveillé. »

La sor­tie de la nuit com­mence, le titre du film appa­raît et l’on devine au loin les sphères de l’Atomium cli­gno­tant comme l’auréole du Boud­dha dans une pagode lao­tienne. Quelque part dans les fau­bourgs de la ville, un homme quitte sa mai­son et pénètre dans une voi­ture pro­je­tant ses phares sur la rue. La camé­ra capte la roue au moment du démar­rage. Par un clin d’œil qui per­met de relier l’enseignement boud­dhique à l’un des objets culte de la moder­ni­té, la roue du véhi­cule se trans­forme en roue du dhar­ma4 dont la mise en mou­ve­ment sym­bo­lise la dif­fu­sion pro­gres­sive de la Voie du Milieu.

L’homme s’arrête devant une mai­son dans laquelle il pénètre pour médi­ter avant de rendre à son tra­vail. On le voit immo­bile en kimo­no noir, en com­pa­gnie d’autres occi­den­taux fai­sant zazen dans le gre­nier trans­for­mé en dojo. Dans la séquence sui­vante, ce sont des Viet­na­miens qui méditent face au mur dans la pagode Linh Son. De pagode en dojo, de monas­tère en temple, le tour­nage du cinéaste nous conduit dans tout ce que la Bel­gique compte de boud­dhistes, ou presque. Boud­dha dans la ville se pré­sente en effet comme un tra­jet dans ce monde mul­tiple — scan­dé par des retours vers la voi­ture inau­gu­rale et sa roue emblé­ma­tique — avec des arrêts dans dif­fé­rents lieux où le réa­li­sa­teur dia­logue en voix off avec ses inter­lo­cu­teurs : pra­ti­quants euro­péens et asia­tiques, bik­khus (moines) bir­mans, khmers ou lao­tiens, roshi (maîtres) japo­nais, lamas tibé­tains, res­pon­sables laïcs, moines chré­tiens qui font zazen dans des monas­tères trappistes.

La ren­contre de ces hommes et de ces femmes per­met de per­ce­voir non seule­ment la sin­gu­la­ri­té rela­tive des che­mi­ne­ments qui conduisent à la pra­tique boud­dhiste, voire à la « prise de refuge » (conver­sion), mais aus­si la diver­si­té des concep­tions et des expres­sions du boud­dhisme. Celles-ci vont de la ratio­na­li­té scien­ti­fique quelque peu abrupte d’un bio­lo­giste adepte du zen au pié­tisme de « parois­siens » asia­tiques qui récitent des man­tras dans un temple fleu­ri où s’élèvent des volutes d’encens, en pas­sant par la vision thé­ra­peu­tique d’un bik­khu bir­man (« The Noble foot­path is the best mede­cine »).

Mais au-delà de cette diver­si­té — qui résulte du croi­se­ment des nom­breuses branches, écoles et lignées boud­dhistes avec l’origine natio­nale (occi­den­tale ou asia­tique) — l’on per­çoit bien trois grands ensembles : les groupes résul­tant de l’adhésion indi­vi­duelle et « choi­sie » des pra­ti­quants occi­den­taux, ceux issus de l’adhésion col­lec­tive et héri­tée des com­mu­nau­tés asia­tiques, et cer­tains groupes viet­na­miens réunis­sant à la fois des adeptes asia­tiques et euro­péens5. Les pre­miers sont sur­tout cen­trés sur la médi­ta­tion et l’enseignement de textes, les seconds sur des pra­tiques com­mu­nau­taires de type pié­tiste (réci­ta­tions, psal­mo­dies, « prières»…) dans des pagodes qui sont aus­si des lieux où l’on célèbre des fêtes et par­tage des repas, les troi­sièmes, comme les groupes liés au moine viet­na­mien Thich Nhât Hanh, pra­ti­quant la médi­ta­tion et des rituels plus collectifs.

Le réel mis à nu

Dans des échanges sobres, mais sou­vent poi­gnants, les pre­miers témoins évoquent ce « pénible bon­heur » que nous ne par­ve­nons que rare­ment à atteindre. Une jeune femme, répon­dant à une ques­tion du réa­li­sa­teur rela­tive à ce qui l’a le plus frap­pée dans le boud­dhisme, raconte : « Que la vie entière est insa­tis­fai­sante. Je savais que l’on n’était pas heu­reux tout le temps, mais il y a quand même des moments de joie et de bon­heur. Mais pour le Boud­dha, non, c’est tota­le­ment insa­tis­fai­sant. » Ain­si, duk­kha de l’enseignement boud­dhiste désigne plus lar­ge­ment l’insatisfaction fon­cière de la condi­tion humaine que la seule souf­france à laquelle on l’a sou­vent assimilé.

Même les moments de bon­heur sont flé­tris par la conscience que nous avons de leur carac­tère éphé­mère, insub­stan­tiel, déce­vant. Comme en témoigne cette jeune femme viet­na­mienne, pra­ti­quant la médi­ta­tion dans la pagode Lin Sonh : « Je ne trou­vais pas la paix, le bon­heur entier, je ne sais pas ce que je cher­chais. Même dans les vacances, à la mer, je ne trou­vais pas. Quelque chose me man­quait, mais je ne savais pas ce que c’était. » La dou­leur se lit sou­vent sur les visages, tel celui d’une moniale très âgée ayant déci­dé de consa­crer sa vie à la recherche de la Voie après le décès de son mari — retour­né au Viet­nam pour y vivre ses der­niers ins­tants — et l’éducation de ses enfants. Son arthrose l’empêche de pra­ti­quer la médi­ta­tion et elle récite les cinq cents noms du Boud­dha dans la pagode Hoa Nghiem, près de la porte d’Anderlecht. Indice de la gen­tillesse qui perce l’imbroglio des cultures, le taxi­man maro­cain qui l’a dépo­sée devant la pagode lui sou­haite « un bon année chi­nois », en réponse à sa phrase décli­nant son iden­ti­té : « Nous sommes des Vietnamiens. »

Au-delà des récits de vie et des témoi­gnages qui nous sont offerts, c’est tout le cli­mat du film qui incarne duk­kha dans sa maté­ria­li­té sonore et visuelle : chaos de l’environnement urbain, lumières sou­vent cré­pus­cu­laires, vio­lence de la rue, sirènes hur­lantes des ambu­lances, cru­di­té des éclai­rages arti­fi­ciels, envi­ron­ne­ment glauque des bâti­ments ano­nymes. Un groupe zen fait une « retraite de rue » dans le centre de Bruxelles : cinq jours sans argent, sans lieu où dor­mir, vivant de men­di­ci­té, se lavant au robi­net d’un par­king sou­ter­rain et médi­tant sous des porches d’église. Un camion de la voi­rie charge les ordures en face de leur petit cercle, une jeune femme men­die auprès des pas­sants. « Men­dier est une situa­tion très pénible, cela fait très mal, mais cela vous ouvre tota­le­ment ; on aban­donne ses cer­ti­tudes et on s’ouvre. »

Affron­ter en face la péni­bi­li­té et l’insatisfaction de la vie, la nature éphé­mère et non sub­stan­tielle de ses diverses mani­fes­ta­tions est un pas­sage obli­gé, que ce soit par la mise en jeu des habi­tudes de vie ou par la pos­ture incon­for­table du médi­tant, qui tente d’appréhender le réel de son être en le dépouillant de ses voiles sym­bo­liques et ima­gi­naires. Démarche proche de la psy­cha­na­lyse, sauf que, selon le boud­dhisme, un au-delà de l’irréductible dimen­sion tra­gique de la condi­tion humaine est pos­sible, alors que la vision freu­do-laca­nienne demeure tota­le­ment étran­gère à toute pro­messe de bon­heur et se méfie de l’illimité. Comme l’écrit Éric Vartz­bed au sujet de la concep­tion psy­cha­na­ly­tique du sujet humain : « Plu­tôt que de vivre, il en est réduit à exis­ter, sans remède6 ».

Détruire les illusions mentales

C’est en effet sur le point du remède que la tra­di­tion boud­dhiste véhi­cule une pro­messe et un che­min très sin­gu­lier de salut, sou­vent mal com­pris par ceux qui sont étran­gers à sa pra­tique. On navigue la plu­part du temps entre une vision idyl­lique et un peu mièvre, incar­née par le visage sou­riant et les pro­pos léni­fiants du Dalaï-lama, et une vision angois­sante, proche de la « reli­gion du néant » stig­ma­ti­sée au XIXe siècle, voire un écra­se­ment du phé­no­mène boud­dhique par une socio­lo­gie réduc­trice aux seuls inté­rêts d’une « éco­no­mie des biens du salut ». Un aspect peu connu ou mal com­pris de la démarche boud­dhique — et il y a de bonnes rai­sons à cela — est le but pour­sui­vi par un des moyens qui est au centre de son expé­rience depuis ses ori­gines sup­po­sées : la méditation.

Le film de Maques­tiau — qui n’est pas zen pour rien — tente de nous l’indiquer à tra­vers ses mul­tiples témoi­gnages de médi­tants. D’entrée de jeu, nous sui­vons un homme qui se lève aux aurores et s’en va médi­ter à jeun dans son dojo, immo­bile face à un mur. « Faire zazen, nous dit-il, s’est ten­ter un retour à la condi­tion nor­male de l’être humain, un retour à l’originel. » Quelques séquences plus loin, c’est le pré­sident de l’Union boud­dhique belge, Franz Goet­ghe­beur, qui évoque ce vœu : « Au sein de l’agitation de notre esprit, de l’agitation de notre corps, de tout ce sys­tème per­pé­tuel­le­ment en mou­ve­ment, trou­ver un îlot de paix et reprendre contact avec le noyau de notre être, avoir un petit tapis où s’asseoir. » Un Viet­na­mien, fils de la vieille moniale ren­con­trée au début du film, dis­tingue bien la prière de la médi­ta­tion dont il dit : « C’est être conscient de la réa­li­té des choses, voir la réa­li­té brute, sans être pol­lué par votre ego. »

Il y a quelque chose de l’affrontement dans cette démarche obs­ti­née et patiente, dont le Boud­dha aurait mon­tré l’exemple inau­gu­ral, pas­sant par une cou­pure avec le mode habi­tuel d’être, et qui implique bien sou­vent des pos­tures hié­ra­tiques, un céré­mo­nial plus ou moins éla­bo­ré, voire un ordre qua­si mili­taire. Que font donc ces hommes et ces femmes immo­biles comme des pierres, sou­mis par­fois aux injonc­tions d’un hié­rarque qui mène la danse avec un bâton ? « Détruire les illu­sions men­tales », disait Sakyamuni.

Le film n’en dira pas beau­coup plus, car il n’a pas d’autre voca­tion que de mon­trer, de faire par­ler les témoins. Et com­ment diable mon­trer ce qui se passe dans la tête d’un médi­tant ? C’est sans doute — comme nous l’avons déjà lais­sé entendre — plus dans sa struc­ture ciné­ma­to­gra­phique que l’on peut déce­ler le mes­sage, ou plu­tôt le per­ce­voir de manière sen­sible, car il induit phy­si­que­ment ce qui consti­tue son objet. Volon­tai­re­ment dur­ci, le monde envi­ron­nant est sou­vent hos­tile, incon­sis­tant, bruyant, insen­sé. Il repré­sente le « sam­sa­ra », ce car­rou­sel dans lequel nous sommes pié­gés comme des écu­reuils dans une cage tour­nante et dont les mou­ve­ments res­serrent encore plus l’emprise, menés par la soif et tenaillé par l’insatisfaction. Par­fois il y a ce bruit d’eau que l’on entend, comme sur­gi de nulle part, ou ce regard qui fait sou­dai­ne­ment mouche, cette parole qui nous dit ce que nous savons sans vou­loir nous le dire. Car le Nir­va­na n’est pas cet état de béa­ti­tude ultime7 que nous pour­rions atteindre une fois le che­min par­cou­ru ; il peut être vécu par moments au sein de notre vie : « Le Nir­va­na est aus­si dans le Sam­sa­ra », dit un moine, dans ces îlots de paix que la médi­ta­tion nous apporte dès maintenant.

Paroissiens et virtuoses

Mais un autre boud­dhisme appa­raît aus­si dans la ville, tan­tôt paral­lèle ou accom­pa­gnant les pra­tiques de médi­ta­tion que nous venons de décrire, comme dans cer­tains lieux de culte viet­na­miens, tan­tôt plus domi­nant et propre aux pagodes du « boud­dhisme trans­plan­té » de cer­taines com­mu­nau­tés asia­tiques, lao­tienne, cam­bod­gienne ou thaï­lan­daise. Comme le dit une moniale, « il faut se pros­ter­ner devant Boud­dha et je me pros­terne pour puri­fier mon kar­ma ». De jeunes Lao­tiennes nous parlent de leur pagode grouillante de monde à l’occasion d’une fête, « c’est un lieu où l’on par­tage des repas, un lieu qui nous ras­sure et où l’on vient pour par­ler et racon­ter ». Un réfu­gié pince-sans-rire qui tra­vaille comme manu­ten­tion­naire ajoute : « Nous sui­vons les tra­di­tions comme les parents, je n’ai pas beau­coup le temps de lire les ensei­gne­ments du Boud­dha, je tra­vaille pour les moines et je donne de l’argent à la pagode. » On y célèbre les fêtes natio­nales ou reli­gieuses, mais on y pra­tique aus­si les cou­tumes comme s’asperger d’eau à l’occasion du nou­vel an pour se puri­fier, « pour que tous les mal­heurs s’en aillent ». Un boud­dhisme parois­sial, en somme.

Ce boud­dhisme com­mu­nau­taire, héri­té et pié­tiste serait-il sans com­mune mesure avec l’approche indi­vi­duelle, choi­sie et cen­trée sur la médi­ta­tion qui a la faveur des Occi­den­taux ? Aurions-nous d’un côté un boud­dhisme « scien­ti­fique » et libre­ment choi­si, seul véri­table, et de l’autre un tis­su de croyances et de super­sti­tions col­lec­ti­ve­ment héri­tées, une « reli­gion de vir­tuose » face à une « reli­gion de masse » ? Le film ne tranche pas, même si son auteur est sans conteste plus proche de la pre­mière moda­li­té. Cepen­dant, à obser­ver cer­taines scènes, on remar­que­ra l’humour et le déta­che­ment des Asia­tiques contras­tant avec l’observance un peu raide des Occi­den­taux, ver­sant par­fois dans le sur­con­for­misme des néo­phytes et se pros­ter­nant plus qu’à leur tour devant un roshi japo­nais à la mine sour­cilleuse. D’autres écoutent béa­te­ment l’enseignement d’un lama tibé­tain qui devise du haut de son trône, récitent des man­tras devant une sta­tue dorée ou un idéo­gramme8. Ces gens-là seraient-ils sans croyances ? On serait plu­tôt ten­té de pen­ser, pour para­phra­ser Simone Weil9, que cha­cun de ces uni­vers sociaux offre à croire ce que l’on a besoin de croire pour vivre. C’est aus­si — peut-être mal­gré lui — ce que nous enseigne le film de Maques­tiau, offrant parole et visage aux nom­breuses incar­na­tions du boud­dhisme en Bel­gique, à ce qui les dis­tingue et à ce qui les unit.

  1. Comme écrit dans les textes du canon pâli : « Naître est duk­kha, vieillir est duk­kha, mou­rir est duk­kha ; la tris­tesse, les lamen­ta­tions, la dou­leur, la peine, et le déses­poir sont duk­kha ; l’association avec ce et ceux qu’on n’aime pas est duk­kha ; la sépa­ra­tion de ce et de ceux qu’on aime est duk­kha ; ne pas obte­nir ce qu’on veut est duk­kha. Bref, les cinq agré­gats de l’attachement sont duk­kha » (source : Dham­ma­cak­kap­pa­vat­ta­na Sut­ta).
  2. Boud­dha in de stad — Boud­dha dans la ville, film bilingue de nonante-deux minutes co-pro­duit par l’auteur et l’asbl Axcent, 2008. Le DVD devrait être dis­po­nible en juin. 
  3. Sur ce sujet, voir notam­ment Ber­nard De Backer, « Vacui­té occi­den­tale et miroir boud­dhique » et « Le kar­ma des moules », La Revue nou­velle, août 2004.
  4. Le Dhar­ma est la Loi, l’enseignement boud­dhiste. Les pre­mières repré­sen­ta­tions du Boud­dha étaient abs­traites et pre­naient sou­vent la forme d’un cercle, évo­quant la roue du Dhar­ma ou Dhar­ma­cha­kra, sym­bole de son ensei­gne­ment. Ce sont notam­ment des arti­sans héri­tiers de la sta­tuaire grecque, éta­blis dans la région du Gand­ha­ra en Afgha­nis­tan, qui lui don­nèrent la forme humaine que nous lui connais­sons. La figure de la roue évoque aus­si le Sam­sa­ra, le « cycle des renais­sances » dans lequel les « êtres errants tournent en rond ».
  5. Sur ce point comme sur beau­coup d’autres, le film dresse un por­trait très proche de ce que nous avons pu obser­ver lors des nom­breuses ren­contres et inter­views pour la rédac­tion de Boud­dhismes en Bel­gique (Crisp, 2002). Cette étude — com­por­tant notam­ment une his­toire du boud­dhisme en Bel­gique et un des­crip­tif des dif­fé­rents grou­pe­ments dans notre pays — peut être consul­tée en ligne. Le lec­teur trou­ve­ra une liste actua­li­sée des centres boud­dhistes belges clas­sés par loca­li­sa­tion et tra­di­tion religieuse.
  6. Voir la confron­ta­tion très ser­rée et sans conces­sion qu’il fait dans Le boud­dhisme au risque de la psy­cha­na­lyse, Seuil 2009. On est loin des conver­gences super­fi­cielles aux­quelles de nom­breux auteurs se sont livrés sur ce thème, dif­fi­cile, mais fon­da­men­tal à nos yeux. Vartz­bed est un psy­cha­na­lyste suisse qui a décou­vert et pra­tique la médi­ta­tion bouddhiste.
  7. Nir­va­na (ou Nib­ba­na en pâli : lit­té­ra­le­ment « extinc­tion ») signi­fie à la fois rup­ture avec les igno­rances et avec les pas­sions. Cette notion com­porte dès lors un élé­ment que l’on pour­rait qua­li­fier de « cog­ni­tif » (une science ou un savoir de l’impermanence du monde) et un élé­ment « actif » qui y est lié (l’extinction de la soif d’être). Nir­va­na est syno­nyme de liber­té, de déga­ge­ment ou d’affranchissement du cycle de la dou­leur et de l’illusion.
  8. L’auteur de ces lignes, ayant vou­lu joindre l’expérience concrète à une approche plus dis­tan­ciée, s’est ins­crit dans un groupe de médi­ta­tion répu­té pour sa rigueur. Il ne put que consta­ter les pro­pos très dog­ma­tiques de l’enseignant accom­pa­gnant les séances de médi­ta­tion, et dans les­quels argu­ments d’autorité et pro­messes de « gué­ri­son de toutes les mala­dies » ne furent pas absents.
  9. « Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre », dans L’enracinement.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur