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Bolivie. Un pays plus que jamais divisé

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par François Reman

juillet 2009

L’arrivée au pou­voir d’Evo Morales en décembre 2005 a sou­le­vé une vague d’espoir chez une grande par­tie de la popu­la­tion indi­gène boli­vienne qui trou­vait enfin dans cette figure pater­nelle le moyen d’exister sur une scène poli­tique his­to­ri­que­ment domi­née par les classes libé­rales blanches ou métisses. Mais la mise en œuvre d’un véri­table pro­jet de trans­for­ma­tion sociale […]

L’arrivée au pou­voir d’Evo Morales en décembre 2005 a sou­le­vé une vague d’espoir chez une grande par­tie de la popu­la­tion indi­gène boli­vienne qui trou­vait enfin dans cette figure pater­nelle le moyen d’exister sur une scène poli­tique his­to­ri­que­ment domi­née par les classes libé­rales blanches ou métisses. Mais la mise en œuvre d’un véri­table pro­jet de trans­for­ma­tion sociale s’est heur­tée par­fois vio­lem­ment à l’opposition des dif­fé­rents milieux conservateurs.

La vic­toire d’Evo Morales, Indien d’origine ayma­ra et du MAS (Mou­ve­ment vers le socia­lisme), dans ce pays andin de neuf mil­lions d’habitants clas­sé au cent quin­zième rang sur l’échelle de l’Indice de déve­lop­pe­ment humain, trouve une par­tie de son expli­ca­tion dans la conjonc­tion de plu­sieurs fac­teurs qui carac­té­risent plus glo­ba­le­ment l’émergence sur la scène poli­tique lati­no-amé­ri­caine des mou­ve­ments indigènes.

Par­mi ceux-ci, figure le double pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion poli­tique et éco­no­mique qui a vu les mou­ve­ments indi­gènes — pre­mières vic­times des poli­tiques néo­li­bé­rales, occu­per de nou­veaux espaces d’expression poli­tique et gagner ain­si en visi­bi­li­té (Duterme) —, les frus­tra­tions liées à la mau­vaise ges­tion des réformes agraires, l’émergence d’une nou­velle géné­ra­tion d’intellectuels indiens, la fin des dic­ta­tures mili­taires et la trans­po­si­tion vers les mou­ve­ments indiens des aspi­ra­tions anti-impé­ria­listes déçues par la chute de l’Union soviétique.

L’ensemble de ces fac­teurs, sans être uni­voque, peut contri­buer en par­tie à expli­quer l’arrivée au pou­voir d’un par­ti comme le MAS. Mais les ten­sions poli­tiques consé­cu­tives à cette vic­toire puisent quant à elles leur expli­ca­tion dans un autre phé­no­mène que Marc Saint-Upé­ry appelle la crise du colo­nia­lisme interne et du sou­bas­se­ment eth­no-racial de l’exclusion sociale ou « l’aliénation cultu­relle fomen­tée par des élites qui se vivent comme blanches et civi­li­sées et dont la capi­tale ima­gi­naire est sur d’autres rivages1. »

La « guerre » qui a fait rage entre les dépar­te­ments de l’Oriente (Beni, Pan­do, San­ta Cruz et Tari­ja) et le pou­voir cen­tral lors de l’élaboration de la nou­velle Consti­tu­tion s’inscrit en par­tie dans cette logique. Les reven­di­ca­tions auto­no­mistes des dépar­te­ments de l’Orient ne sont pas nou­velles et s’expliquent aus­si par ce qu’Hervé Do Alto nomme une inté­gra­tion heur­tée à la toute jeune répu­blique boli­vienne. « His­to­ri­que­ment, en effet, leur déve­lop­pe­ment passe au second plan jusqu’à la moi­tié du XXe siècle. S’il existe une élite poli­tique à San­ta Cruz, notam­ment grâce au boom de la pro­duc­tion du caou­tchouc, celle-ci se voit mar­gi­na­li­sée par les élites occi­den­tales andines, dont la bonne san­té éco­no­mique est garan­tie par l’extraction des mine­rais2. »

Au départ, le MAS entre­te­nait une posi­tion plu­tôt ambi­guë avec les mou­ve­ments auto­no­mistes avec les­quels il s’est d’ailleurs allié lors des mobi­li­sa­tions qui ont conduit à la chute du pré­sident Car­los Mesa en juin 2005. Les reven­di­ca­tions auto­no­mistes figu­raient d’ailleurs expli­ci­te­ment dans son pro­gramme pour les élec­tions pré­si­den­tielles. De fait, paral­lè­le­ment à l’élection de l’Assemblée consti­tuante qui devait écrire la nou­velle Consti­tu­tion, il a auto­ri­sé la tenue d’un réfé­ren­dum sur les auto­no­mies dépar­te­men­tales qui ver­ra le « non » l’emporter au niveau natio­nal. La loi de convo­ca­tion du réfé­ren­dum sti­pu­lait que : « Les dépar­te­ments qui, à tra­vers le pré­sent réfé­ren­dum, l’approuveront par simple majo­ri­té des votes accé­de­ront au régime des auto­no­mies dépar­te­men­tales immé­dia­te­ment après la pro­mul­ga­tion de la nou­velle Consti­tu­tion. » Mais éton­na­ment tout au long des mois qui mène­ront à l’accouchement de la Consti­tu­tion, les mou­ve­ments auto­no­mistes feront tout pour empê­cher les tra­vaux de l’Assemblée consti­tuante. Pour­quoi ? Réponse d’un consti­tu­tion­na­liste boli­vien : « Ce pro­jet com­porte éga­le­ment les auto­no­mies indi­gènes, régio­nales, muni­ci­pales, etc. Pour­quoi me demande-t-on si je veux l’autonomie dépar­te­men­tale si, après, dans ce ter­ri­toire, appa­raissent d’autres auto­no­mies ? C’est un irres­pect total de la volon­té démo­cra­tique3. »

Les reven­di­ca­tions auto­no­mistes des pro­vinces de l’Orient et les par­ti­sans de cette poli­tique ont notam­ment contri­bué à la chute de deux pré­si­dents de la répu­blique. Orga­ni­sée autour du comi­té civique Pro San­ta Cruz, l’opposition poli­tique a blo­qué les tra­vaux de l’Assemblée consti­tuante et orga­ni­sé des réfé­ren­dums dépar­te­men­taux, jugés illé­gaux par le gou­ver­ne­ment, sur le sta­tut d’autonomie, qui se sont sol­dés par la vic­toire du oui.

La plu­part de ces réfé­ren­dums ont eu lieu au cours des mois de mai et juin 2008 et le pays, selon cer­tains obser­va­teurs, a failli bas­cu­ler dans la guerre civile tant la ten­sion entre les par­ti­sans du MAS et ceux de l’opposition fut vive. À Tri­ni­dad, la capi­tale du Beni, les vio­lences ont fait un mort, un mili­tant du MAS abat­tu de huit coups de feu. Le 24 mai, Sucre la capi­tale du Chui­qui­sa­ca, où était ins­tal­lée l’Assemblée consti­tuante avant de démé­na­ger à Ocu­ro, a connu un véri­table pogrom anti-indien alors qu’elle devait accueillir Evo Morales. Pour sor­tir de la crise, le pré­sident accep­ta de remettre son man­dat en jeu lors d’un réfé­ren­dum révo­ca­toire. Le résul­tat sans appel le confir­ma dans ses fonc­tions avec 67,41% des voix. Néan­moins, la vio­lence ne ces­sa pas et le 11 sep­tembre, dix-huit per­sonnes, essen­tiel­le­ment des agri­cul­teurs et des petits pay­sans furent tués dans une embus­cade dans le dépar­te­ment de Pan­da. L’état de siège fut décré­té, l’armée inter­vient à Cobi­ja et l’ambassadeur des États-Unis, soup­çon­né d’appuyer l’opposition, fut expul­sé. Il fau­dra que l’Unasur (Union des nations sud-amé­ri­caines) réaf­firme son « appui entier et déci­dé au gou­ver­ne­ment consti­tu­tion­nel du pré­sident Evo Morales » pour que la crise s’apaise.

Mais que craint réel­le­ment l’opposition ? Écou­tons David Ceja, lea­der de l’Union juvé­nile san­ta­cru­cienne (un groupe de choc du Comi­té civique): « Evo Morales est en train d’entraîner la Boli­vie dans une guerre raciale, il veut implan­ter un gou­ver­ne­ment hit­lé­rien. Nous ne sommes pas cou­pables des cinq cents ans de sou­mis­sion indi­gène4. » Les décla­ra­tions de Per­cy Fer­nan­dez, le maire de San­ta Cruz, sont tout aus­si « nuan­cées » : « Il fau­dra bien­tôt se mettre des plumes pour se faire res­pec­ter dans ce pays5. »

À tra­vers ces pro­pos, c’est véri­ta­ble­ment la ques­tion du colo­nia­lisme interne qui refait sur­face. Alva­ro Gar­cia Line­ra, le vice-pré­sident boli­vien, s’oppose farou­che­ment à ce genre d’affirmation bru­tale : « C’est absurde, à moins que l’objectif de ceux qui pro­pagent cette théo­rie soit de pro­vo­quer la peur. Dans ce pays, il y a trente-six eth­nies, les Ayma­ras sont 25%, les Que­chuas 30%, les Gua­ra­nis 4% et les métis 32%. Nous sommes un pays de mino­ri­tés. Citez-moi une seule mesure du gou­ver­ne­ment visant à don­ner aux indi­gènes le pou­voir abso­lu ! Nous avions un État où les ins­ti­tu­tions et les gou­ver­ne­ments étaient mono­cul­tu­rels et mono-eth­niques. Aujourd’hui, nous avons un État mul­ti­cul­tu­rel, depuis la pré­si­dence jusqu’au der­nier chauf­feur. Nous vou­lons consti­tuer un État social, qui défi­nisse sa poli­tique sur la base de la consul­ta­tion, de la déli­bé­ra­tion civique, comme la désigne Haber­mas. » Concer­nant les reven­di­ca­tions auto­no­mistes, Gar­cia Line­ra recon­naît néan­moins que « le gou­ver­ne­ment aurait dû se sai­sir de la ban­nière des auto­no­mies en pro­po­sant un type d’autonomie soli­daire, dans le cadre de l’unité, de l’équilibre, de la prise en compte de la spé­ci­fi­ci­té des régions et des peuples indi­gènes6. »

Grâce à la nou­velle Consti­tu­tion, le pari d’Evo Morales est en par­tie gagné alors que les pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles sont pré­vues pour décembre 2009. Mais l’accouchement de cette der­nière a lais­sé des traces et la droite boli­vienne reste ten­tée par la poli­tique du pire7.

Ave­nir incer­tain donc pour le pré­sident boli­vien qui doit aus­si faire face aux attentes d’une par­tie des classes moyennes métis de l’Oriente qui ont adhé­ré au pro­jet du gou­ver­ne­ment, mais peinent de plus en plus à se recon­naître dans une poli­tique qui, selon elles, ne favo­rise que les Indiens de l’Altiplano. La dif­fi­cul­té pour le MAS est donc l’articulation entre une poli­tique tour­née vers les com­mu­nau­tés indi­gènes pour qu’elles rede­viennent de véri­tables acteurs sur l’échiquier poli­tique tout en octroyant des garan­ties claires aux classes moyennes qui pour­raient se lais­ser ten­ter par les dis­cours alar­mistes des défen­seurs de l’autonomie sur le racisme à l’envers. Pari d’autant plus com­pli­qué, comme le note Her­vé Do Alto, que « la révo­lu­tion démo­cra­tique et cultu­relle prô­née par Evo Morales se trouve aujourd’hui por­tée par des classes sociales his­to­ri­que­ment subal­ternes qui, en dépit de leur enga­ge­ment dans les luttes pas­sées et pré­sentes […], maî­trisent encore mal les règles du jeu par­le­men­taire et ins­ti­tu­tion­nel dont elles avaient jusque-là été tota­le­ment écar­tées8. » Là, réside peut-être pour le MAS la clé du suc­cès lors des pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles de décembre 2009, car les conflits, qui ont pol­lué la vie poli­tique boli­vienne depuis presque quatre ans, sont un véri­table obstacle…

  1. Marc Saint-Upé­ry, « Les Indiens, la gauche et la démo­cra­tie », La Revue nou­velle, novembre 2006.
  2. Her­vé Do Alto, « Cette Boli­vie qui se refuse à Evo Morales », Inpre­cor juin 2008, repro­duit sur www.risal.info.
  3. Cité par Mau­rice Lemoine, « Périlleux bras de fer en Boli­vie », Le Monde diplo­ma­tique, sep­tembre 2008.
  4. Cité par Marc Saint-Upé­ry, Le rêve de Boli­var, le défi des gauches sud-amé­ri­caines, La Décou­verte, 2007.
  5. Cité par Her­vé Do Alto, « Révo­lu­tion hors la révo­lu­tion en Boli­vie », Le Monde diplo­ma­tique, février 2008.
  6. idem.
  7. Le 16 avril, une cel­lule « ter­ro­riste » soup­çon­née de vou­loir assas­si­ner le pré­sident et le vice-pré­sident boli­viens a été déman­te­lée à San­ta Cruz.
  8. Her­vé Do Alto et Franck Pou­peau, « Révo­lu­tion hors la révo­lu­tion en Boli­vie », Le Monde diplo­ma­tique, février 2008.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.