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Bienvenue dans l’Anthropocène

Numéro 10 Octobre 2013 par Bernard De Backer

octobre 2013

Les arma­teurs nor­vé­giens, quand ils ne sont pas sous l’emprise de l’aquavit par­fu­mé à l’anis et à la coriandre, n’ont pas la répu­ta­tion d’être des fan­tai­sistes. Ain­si apprit-on récem­ment que dans la petite ville de Kir­kenes, située au bout du bout de la Nor­vège, à un jet de pierre de la Rus­sie et au bord du Bøkf­jor­den plongeant […]

Les arma­teurs nor­vé­giens, quand ils ne sont pas sous l’emprise de l’aquavit par­fu­mé à l’anis et à la coriandre, n’ont pas la répu­ta­tion d’être des fan­tai­sistes. Ain­si apprit-on récem­ment que dans la petite ville de Kir­kenes, située au bout du bout de la Nor­vège, à un jet de pierre de la Rus­sie et au bord du Bøkf­jor­den plon­geant dans la mer de Barents, un dénom­mé Félix Tschu­di avait déci­dé d’investir l’équivalent de 13 mil­lions d’euros pour le rachat d’une mine de fer. La mine était pour­tant mori­bonde, le gise­ment s’épuisait, et le gou­ver­ne­ment nor­vé­gien ne la sou­te­nait même plus pour rai­son stra­té­gique. Qu’allait donc faire Félix dans cette gale­rie ? À vrai dire, ce n’est pas tant la mine qui l’intéressait que les ins­tal­la­tions por­tuaires et logis­tiques affé­rentes, car Kir­kenes pour­rait deve­nir le pre­mier port occi­den­tal accueillant les navires fran­chis­sant le Pas­sage du Nord-Est, reliant l’Asie à l’Europe par le nord de la Sibé­rie. Un ter­mi­nal devrait être construit pour rece­voir les car­gos emprun­tant cette nou­velle route, libé­rée par la fonte accé­lé­rée de la ban­quise arc­tique. Elle ferait éco­no­mi­ser des mil­lions de dol­lars aux arma­teurs et trois semaines de voyage aux navires. En un mot : Kir­kenes est en passe de deve­nir le port euro­péen le plus proche de l’Asie1.

Mal­gré cet évè­ne­ment inter­pe­lant, par­mi tant d’autres, les ques­tions envi­ron­ne­men­tales semblent relé­guées au second plan par l’actualité natio­nale et inter­na­tio­nale, la crise finan­cière et ses effets en cas­cade, la quête déses­pé­rée d’une crois­sance mil­li­mé­trique pour endi­guer le chô­mage, sans trop réduire les inéga­li­tés. Ceci d’autant que des esprits émi­nents dénoncent la « reli­gion de la catas­trophe » du GIEC, que le réchauf­fe­ment semble mar­quer le pas et se sta­bi­li­ser « en palier », que notre météo est capri­cieuse et, last but not least, que des théo­ries alter­na­tives — asso­ciant cou­ver­ture nua­geuse, rayons cos­miques et acti­vi­té solaire — remettent en ques­tion la dimen­sion prin­ci­pa­le­ment anthro­pique du chan­ge­ment cli­ma­tique. Il serait dès lors inutile de s’agiter, nous n’y serions pas pour grand-chose et aurions d’autres chats à fouetter.

En outre, comme Félix l’a com­pris, le réchauf­fe­ment peut offrir de belles oppor­tu­ni­tés : des voies et res­sources se libèrent dans l’Arctique, la Sibé­rie et le Cana­da boréal pour­raient se cou­vrir de patates et de maïs, le pétrole et le gaz jaillir à flot du per­ma­frost. Les popu­la­tions locales s’en frottent les mains, mal­gré quelques incon­vé­nients, et le Groën­land se dirige vers une indé­pen­dance pleine de pro­messes. L’humanité pour­ra pour­suivre sa crois­sance, le mode de vie « occi­den­tal » sera bien­tôt à la por­tée des 9 ou 11 mil­liards d’humains que nous serons vers la fin du siècle, avec l’aide d’un come-back du « Vieux Roi Char­bon » qui per­met­tra de faire face à l’après-pic pétro­lier. L’élévation de la tem­pé­ra­ture serait dès lors une bonne nou­velle, sauf pour quelques insu­laires ou rive­rains mena­cés d’engloutissement2, des popu­la­tions loca­li­sées dans les par­ties tor­rides du globe ou en des­sous de mon­tagnes qui leur servent de châ­teau d’eau. Les pro­grès tech­no­lo­giques et la cli­ma­ti­sa­tion pour tous, ali­men­tés par une éner­gie suf­fi­sante et diver­si­fiée, devraient nous per­mettre de voir venir. D’ici là, la pla­nète sera zébrée de routes reliant des méga­poles ten­ta­cu­laires, encer­clant de superbes réserves natu­relles et des mono­cul­tures irri­guées au goutte-à-goutte.

Changement d’ère

À vrai dire, le cli­mat est loin d’être le seul pro­blème, comme en atteste l’état du gise­ment de Félix. Nous serions entrés dans l’Anthropocène, une nou­velle ère géo­lo­gique suc­cé­dant à l’Holocène, pro­po­sée par le prix Nobel de chi­mie Paul Crut­zen. Elle sera peut-être recon­nue en 2016, lors du pro­chain Congrès inter­na­tio­nal de géo­lo­gie. Cette nou­velle ère pré­sup­pose que « les acti­vi­tés anthro­piques seraient deve­nues la contrainte domi­nante, devant toutes les autres forces géo­lo­giques et natu­relles ». Certes, cela fait des mil­lé­naires que les humains modi­fient la Terre, mais, comme nous le savons bien, l’ampleur et la pro­fon­deur des trans­for­ma­tions se sont ver­ti­gi­neu­se­ment accé­lé­rées depuis la révo­lu­tion indus­trielle. Une grande varié­té de domaines sont tou­chés, bien au-delà de la seule modi­fi­ca­tion cli­ma­tique et l’acidification des océans par libé­ra­tion de CO2 excé­den­taire3. Ils concernent autant, pour un béné­fice très mal répar­ti, les pré­lè­ve­ments que les trans­for­ma­tions et les rejets induits par l’activité humaine et ses coro­laires : cap­ta­tion des res­sources (mine­rais, éner­gie, eau…), modi­fi­ca­tion des pay­sages, trans­for­ma­tions du vivant et de la matière, urba­ni­sa­tion, déve­lop­pe­ment des trans­ports, défo­res­ta­tion et refo­res­ta­tion, exploi­ta­tion inten­sive des res­sources halieu­tiques, pro­duc­tion mas­sive de déchets, pol­lu­tions des sols, de l’air et de l’eau. Cer­tains esprits cha­grins pro­posent de nom­mer cette ère le « Pou­bel­lien supérieur ».

Si l’on sou­haite prendre la mesure de la nature et de la diver­si­té des enjeux qui sont en cours et à venir, il faut peut-être quit­ter le niveau de la dénon­cia­tion du pro­duc­ti­visme ou du néo­li­bé­ra­lisme, pour pla­cer les choses dans une pers­pec­tive plus vaste. Après tout, les atteintes à l’environnement sont une pra­tique humaine ancienne et répan­due4, comme en attestent dif­fé­rents épi­sodes his­to­riques, par­fois vive­ment débat­tus : défo­res­ta­tion de l’ile de Pâques pour motifs de pres­tige cla­nique, déser­ti­fi­ca­tion de l’Islande par des pas­teurs vikings, pillage osten­ta­toire des res­sources par des com­mu­nau­tés indiennes « proches de la nature ». Ce qui a chan­gé depuis deux siècles, c’est l’échelle et l’ampleur du poten­tiel de trans­for­ma­tions de la bio­sphère par les humains, moins la pul­sion pré­da­trice dans l’ignorance plus ou moins volon­taire de ses consé­quences. L’espèce humaine, de plus en plus nom­breuse, se nour­rit de la terre, la modi­fie en pro­fon­deur et y rejette ses rési­dus, avec de grandes varia­tions de res­pon­sa­bi­li­té entre pays et groupes sociaux. Par­mi les nom­breux indi­ca­teurs qui tentent de sai­sir l’impact contem­po­rain de l’homme sur la pla­nète, il y a le « jour du dépas­se­ment5 ». Il indique la date de l’année où l’humanité a pré­le­vé les res­sources qui peuvent être renou­ve­lées. À par­tir de cette date, l’homme mange son capi­tal et appau­vrit les géné­ra­tions à venir. Cette année, ce jour tom­bait le 20 aout, alors que le « Over­shoot Day » se situait encore le 7 décembre en 1990. Ce n’est bien enten­du qu’un indice qu’il convient de croi­ser avec d’autres, mais il donne une idée du « che­min par­cou­ru » en vingt-trois ans.

Horizons nouveaux

Ain­si, en deçà des sys­tèmes éco­no­miques et idéo­lo­gies pro­duc­ti­vistes modernes, accu­sés à juste titre de pré­da­tion, faut-il sans doute aper­ce­voir une ten­dance anthro­po­lo­gique plus pro­fonde, celle d‘une espèce qui, après avoir fri­sé l’extinction, « réus­sit » au-delà de toute espé­rance. Et ce mal­gré toutes les menaces et des­truc­tions qu’elle a subies ou s’est infli­gé à elle-même. Cette réus­site est d’abord démo­gra­phique, car c’est le nombre qui est à la fois le résul­tat et le moyen de sa vic­toire sur ce qu’elle a fini par appe­ler la « nature », après s’en être un tant soit peu affran­chie. Autant la nature des­truc­trice interne, notam­ment celle des bac­té­ries et des virus qui colo­nisent et minent le corps humain, que la dan­ge­reuse nature externe, celle du froid, de la faim et des autres espèces, qui la dévo­rait ou lui déro­bait ses res­sources. La sur­vie, puis la crois­sance démo­gra­phique de l’humanité sont dès lors une extra­or­di­naire vic­toire, avant de deve­nir une menace redou­table. Elle est en quelque sorte la mère de toutes les crois­sances et de toutes les menaces, autant locales que glo­bales. Sans elle, il n’y aurait pas eu de déve­lop­pe­ment urbain, cog­ni­tif, tech­nique, éco­no­mique, avec ses diverses consé­quences, notam­ment éco­lo­giques. Mais elle est éga­le­ment une menace consi­dé­rable6, la géné­ra­li­sa­tion à tous les humains du mode de vie des plus pros­pères, en termes de richesse et de consom­ma­tion maté­rielle, étant insoutenable.

Si l’on consi­dère que l’humanité fait par­tie de la nature, même en « place d’exception », sa capa­ci­té de modi­fier son milieu natu­rel doit aus­si s’appliquer à elle-même, indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment, afin qu’elle puisse coha­bi­ter avec la bio­sphère qui lui per­met de vivre. L’homme est aus­si une « main se des­si­nant », comme l’a illus­tré Escher dans son tableau épo­nyme. À vrai dire, cela fait long­temps qu’il se trans­forme par la culture, les connais­sances et la poli­tique, mais le « Pas­sage du Nord-Ouest7 » entre sciences de la nature et savoirs de l’humain, notam­ment sociaux et poli­tiques, n’est pas tou­jours aus­si déga­gé que son homo­logue arc­tique. L’on ima­gine trop sou­vent, aujourd’hui, une nature humaine intem­po­relle face à un vivant de plus en plus façon­nable. Pour­tant, la mai­trise du poten­tiel « éco­ci­daire » de l’humanité est liée à sa capa­ci­té de se trans­for­mer, notam­ment par l’intellection, l’action citoyenne et le tra­vail poli­tique. Et, dès lors, de gagner d’autres hori­zons de sens, de satis­fac­tion et de pros­pé­ri­té, que la seule accu­mu­la­tion de biens dans un monde fini, de plus en plus inéga­li­taire et réduit en diver­si­té. Ce n’est pas une mince affaire. Notam­ment parce que l’humanité est plu­rielle, instable et par­fois retorse. Mais que faire d’autre, sinon de ten­ter aus­si cela ? Sans reje­ter ce que nous avons acquis en savoirs et en moyens d’action, sou­vent aux dépens de ce qu’il nous faut aujourd’hui préserver.

  1. Voir « Kir­kenes, Nor­vège. En atten­dant les car­gos chi­nois », Le Monde.fr, 10 aout 2013.
  2. Le véné­rable Natio­nal Geo­gra­phic titre « Rising Seas » pour son numé­ro de sep­tembre, avec une cou­ver­ture mon­trant une sta­tue de la Liber­té, jambes dans l’eau jusqu’aux genoux. Michael Bloom­berg, maire de New York, aurait éla­bo­ré un plan de 19,5 mil­liards de dol­lars pour pro­té­ger sa ville contre la mon­tée des eaux. 
  3. L’effet de serre est indis­pen­sable à la vie. Sans lui et les gaz qui le pro­duisent (en majo­ri­té de l’eau, sous forme de vapeurs ou nuages), la tem­pé­ra­ture serait de 30 à 40 degrés infé­rieure à celle qui pré­vaut aujourd’hui.
  4. C’est en tout cas la thèse défen­due et illus­trée par le bio­lo­giste et géo­graphe Jaret Dia­mond, notam­ment dans Effon­dre­ment (2005). Voir éga­le­ment « L’homme, cet ani­mal sui­ci­daire peint par Jared Dia­mond », Le Monde.fr, 27septembre 2012. D’autres espèces vivantes, dont les « inva­sives », peuvent être « écocidaires ».
  5. La notion de « Earth Over­shoot Day » a été créée par l’ONG Glo­bal Foot­print Net­work qui est aus­si à la base de la notion d’empreinte écologique.
  6. Comme l’écrit Tom Dedeur­waer­dere (phi­lo­sophe des sciences, UCL) dans la der­nière publi­ca­tion du centre d’animation et de recherche du par­ti Éco­lo, Eto­pia : « La situa­tion est par­ti­cu­liè­re­ment inquié­tante, notam­ment parce que la plu­part des fac­teurs qui causent ces crises conti­nuent d’augmenter en impor­tance. Ain­si en est-il de l’augmentation pré­vue de la popu­la­tion mon­diale qui devrait atteindre 9milliards de per­sonnes en 2050, aug­men­tant encore l’impact humain sur l’environnement pla­né­taire », dans « Les sciences du DD pour régir la tran­si­tion vers la dura­bi­li­té forte », Eto­pia, n°12/2013. La ques­tion démo­gra­phique n’est cepen­dant pas évo­quée dans le nou­veau mani­feste d’Écolo, publié dans le même numéro.
  7. Michel Serres, Le Pas­sage du Nord-Ouest. Her­mès V, Minuit, 1980. L’auteur y étu­die les rela­tions com­pli­quées et les pas­sages pos­sibles entre sciences exactes et sciences de l’homme.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur