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Bienvenue dans l’Anthropocène
Les armateurs norvégiens, quand ils ne sont pas sous l’emprise de l’aquavit parfumé à l’anis et à la coriandre, n’ont pas la réputation d’être des fantaisistes. Ainsi apprit-on récemment que dans la petite ville de Kirkenes, située au bout du bout de la Norvège, à un jet de pierre de la Russie et au bord du Bøkfjorden plongeant […]
Les armateurs norvégiens, quand ils ne sont pas sous l’emprise de l’aquavit parfumé à l’anis et à la coriandre, n’ont pas la réputation d’être des fantaisistes. Ainsi apprit-on récemment que dans la petite ville de Kirkenes, située au bout du bout de la Norvège, à un jet de pierre de la Russie et au bord du Bøkfjorden plongeant dans la mer de Barents, un dénommé Félix Tschudi avait décidé d’investir l’équivalent de 13 millions d’euros pour le rachat d’une mine de fer. La mine était pourtant moribonde, le gisement s’épuisait, et le gouvernement norvégien ne la soutenait même plus pour raison stratégique. Qu’allait donc faire Félix dans cette galerie ? À vrai dire, ce n’est pas tant la mine qui l’intéressait que les installations portuaires et logistiques afférentes, car Kirkenes pourrait devenir le premier port occidental accueillant les navires franchissant le Passage du Nord-Est, reliant l’Asie à l’Europe par le nord de la Sibérie. Un terminal devrait être construit pour recevoir les cargos empruntant cette nouvelle route, libérée par la fonte accélérée de la banquise arctique. Elle ferait économiser des millions de dollars aux armateurs et trois semaines de voyage aux navires. En un mot : Kirkenes est en passe de devenir le port européen le plus proche de l’Asie1.
Malgré cet évènement interpelant, parmi tant d’autres, les questions environnementales semblent reléguées au second plan par l’actualité nationale et internationale, la crise financière et ses effets en cascade, la quête désespérée d’une croissance millimétrique pour endiguer le chômage, sans trop réduire les inégalités. Ceci d’autant que des esprits éminents dénoncent la « religion de la catastrophe » du GIEC, que le réchauffement semble marquer le pas et se stabiliser « en palier », que notre météo est capricieuse et, last but not least, que des théories alternatives — associant couverture nuageuse, rayons cosmiques et activité solaire — remettent en question la dimension principalement anthropique du changement climatique. Il serait dès lors inutile de s’agiter, nous n’y serions pas pour grand-chose et aurions d’autres chats à fouetter.
En outre, comme Félix l’a compris, le réchauffement peut offrir de belles opportunités : des voies et ressources se libèrent dans l’Arctique, la Sibérie et le Canada boréal pourraient se couvrir de patates et de maïs, le pétrole et le gaz jaillir à flot du permafrost. Les populations locales s’en frottent les mains, malgré quelques inconvénients, et le Groënland se dirige vers une indépendance pleine de promesses. L’humanité pourra poursuivre sa croissance, le mode de vie « occidental » sera bientôt à la portée des 9 ou 11 milliards d’humains que nous serons vers la fin du siècle, avec l’aide d’un come-back du « Vieux Roi Charbon » qui permettra de faire face à l’après-pic pétrolier. L’élévation de la température serait dès lors une bonne nouvelle, sauf pour quelques insulaires ou riverains menacés d’engloutissement2, des populations localisées dans les parties torrides du globe ou en dessous de montagnes qui leur servent de château d’eau. Les progrès technologiques et la climatisation pour tous, alimentés par une énergie suffisante et diversifiée, devraient nous permettre de voir venir. D’ici là, la planète sera zébrée de routes reliant des mégapoles tentaculaires, encerclant de superbes réserves naturelles et des monocultures irriguées au goutte-à-goutte.
Changement d’ère
À vrai dire, le climat est loin d’être le seul problème, comme en atteste l’état du gisement de Félix. Nous serions entrés dans l’Anthropocène, une nouvelle ère géologique succédant à l’Holocène, proposée par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Elle sera peut-être reconnue en 2016, lors du prochain Congrès international de géologie. Cette nouvelle ère présuppose que « les activités anthropiques seraient devenues la contrainte dominante, devant toutes les autres forces géologiques et naturelles ». Certes, cela fait des millénaires que les humains modifient la Terre, mais, comme nous le savons bien, l’ampleur et la profondeur des transformations se sont vertigineusement accélérées depuis la révolution industrielle. Une grande variété de domaines sont touchés, bien au-delà de la seule modification climatique et l’acidification des océans par libération de CO2 excédentaire3. Ils concernent autant, pour un bénéfice très mal réparti, les prélèvements que les transformations et les rejets induits par l’activité humaine et ses corolaires : captation des ressources (minerais, énergie, eau…), modification des paysages, transformations du vivant et de la matière, urbanisation, développement des transports, déforestation et reforestation, exploitation intensive des ressources halieutiques, production massive de déchets, pollutions des sols, de l’air et de l’eau. Certains esprits chagrins proposent de nommer cette ère le « Poubellien supérieur ».
Si l’on souhaite prendre la mesure de la nature et de la diversité des enjeux qui sont en cours et à venir, il faut peut-être quitter le niveau de la dénonciation du productivisme ou du néolibéralisme, pour placer les choses dans une perspective plus vaste. Après tout, les atteintes à l’environnement sont une pratique humaine ancienne et répandue4, comme en attestent différents épisodes historiques, parfois vivement débattus : déforestation de l’ile de Pâques pour motifs de prestige clanique, désertification de l’Islande par des pasteurs vikings, pillage ostentatoire des ressources par des communautés indiennes « proches de la nature ». Ce qui a changé depuis deux siècles, c’est l’échelle et l’ampleur du potentiel de transformations de la biosphère par les humains, moins la pulsion prédatrice dans l’ignorance plus ou moins volontaire de ses conséquences. L’espèce humaine, de plus en plus nombreuse, se nourrit de la terre, la modifie en profondeur et y rejette ses résidus, avec de grandes variations de responsabilité entre pays et groupes sociaux. Parmi les nombreux indicateurs qui tentent de saisir l’impact contemporain de l’homme sur la planète, il y a le « jour du dépassement5 ». Il indique la date de l’année où l’humanité a prélevé les ressources qui peuvent être renouvelées. À partir de cette date, l’homme mange son capital et appauvrit les générations à venir. Cette année, ce jour tombait le 20 aout, alors que le « Overshoot Day » se situait encore le 7 décembre en 1990. Ce n’est bien entendu qu’un indice qu’il convient de croiser avec d’autres, mais il donne une idée du « chemin parcouru » en vingt-trois ans.
Horizons nouveaux
Ainsi, en deçà des systèmes économiques et idéologies productivistes modernes, accusés à juste titre de prédation, faut-il sans doute apercevoir une tendance anthropologique plus profonde, celle d‘une espèce qui, après avoir frisé l’extinction, « réussit » au-delà de toute espérance. Et ce malgré toutes les menaces et destructions qu’elle a subies ou s’est infligé à elle-même. Cette réussite est d’abord démographique, car c’est le nombre qui est à la fois le résultat et le moyen de sa victoire sur ce qu’elle a fini par appeler la « nature », après s’en être un tant soit peu affranchie. Autant la nature destructrice interne, notamment celle des bactéries et des virus qui colonisent et minent le corps humain, que la dangereuse nature externe, celle du froid, de la faim et des autres espèces, qui la dévorait ou lui dérobait ses ressources. La survie, puis la croissance démographique de l’humanité sont dès lors une extraordinaire victoire, avant de devenir une menace redoutable. Elle est en quelque sorte la mère de toutes les croissances et de toutes les menaces, autant locales que globales. Sans elle, il n’y aurait pas eu de développement urbain, cognitif, technique, économique, avec ses diverses conséquences, notamment écologiques. Mais elle est également une menace considérable6, la généralisation à tous les humains du mode de vie des plus prospères, en termes de richesse et de consommation matérielle, étant insoutenable.
Si l’on considère que l’humanité fait partie de la nature, même en « place d’exception », sa capacité de modifier son milieu naturel doit aussi s’appliquer à elle-même, individuellement et collectivement, afin qu’elle puisse cohabiter avec la biosphère qui lui permet de vivre. L’homme est aussi une « main se dessinant », comme l’a illustré Escher dans son tableau éponyme. À vrai dire, cela fait longtemps qu’il se transforme par la culture, les connaissances et la politique, mais le « Passage du Nord-Ouest7 » entre sciences de la nature et savoirs de l’humain, notamment sociaux et politiques, n’est pas toujours aussi dégagé que son homologue arctique. L’on imagine trop souvent, aujourd’hui, une nature humaine intemporelle face à un vivant de plus en plus façonnable. Pourtant, la maitrise du potentiel « écocidaire » de l’humanité est liée à sa capacité de se transformer, notamment par l’intellection, l’action citoyenne et le travail politique. Et, dès lors, de gagner d’autres horizons de sens, de satisfaction et de prospérité, que la seule accumulation de biens dans un monde fini, de plus en plus inégalitaire et réduit en diversité. Ce n’est pas une mince affaire. Notamment parce que l’humanité est plurielle, instable et parfois retorse. Mais que faire d’autre, sinon de tenter aussi cela ? Sans rejeter ce que nous avons acquis en savoirs et en moyens d’action, souvent aux dépens de ce qu’il nous faut aujourd’hui préserver.
- Voir « Kirkenes, Norvège. En attendant les cargos chinois », Le Monde.fr, 10 aout 2013.
- Le vénérable National Geographic titre « Rising Seas » pour son numéro de septembre, avec une couverture montrant une statue de la Liberté, jambes dans l’eau jusqu’aux genoux. Michael Bloomberg, maire de New York, aurait élaboré un plan de 19,5 milliards de dollars pour protéger sa ville contre la montée des eaux.
- L’effet de serre est indispensable à la vie. Sans lui et les gaz qui le produisent (en majorité de l’eau, sous forme de vapeurs ou nuages), la température serait de 30 à 40 degrés inférieure à celle qui prévaut aujourd’hui.
- C’est en tout cas la thèse défendue et illustrée par le biologiste et géographe Jaret Diamond, notamment dans Effondrement (2005). Voir également « L’homme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond », Le Monde.fr, 27septembre 2012. D’autres espèces vivantes, dont les « invasives », peuvent être « écocidaires ».
- La notion de « Earth Overshoot Day » a été créée par l’ONG Global Footprint Network qui est aussi à la base de la notion d’empreinte écologique.
- Comme l’écrit Tom Dedeurwaerdere (philosophe des sciences, UCL) dans la dernière publication du centre d’animation et de recherche du parti Écolo, Etopia : « La situation est particulièrement inquiétante, notamment parce que la plupart des facteurs qui causent ces crises continuent d’augmenter en importance. Ainsi en est-il de l’augmentation prévue de la population mondiale qui devrait atteindre 9milliards de personnes en 2050, augmentant encore l’impact humain sur l’environnement planétaire », dans « Les sciences du DD pour régir la transition vers la durabilité forte », Etopia, n°12/2013. La question démographique n’est cependant pas évoquée dans le nouveau manifeste d’Écolo, publié dans le même numéro.
- Michel Serres, Le Passage du Nord-Ouest. Hermès V, Minuit, 1980. L’auteur y étudie les relations compliquées et les passages possibles entre sciences exactes et sciences de l’homme.