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Belgique  : le grand chantier

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 - par Donat Carlier - Pascal Fenaux -

Historique. Souvent galvaudé, ce terme s’impose pourtant après le scrutin fédéral du 13juin dernier. Organisées de manière anticipée à la suite de trois années de carrousel institutionnel auquel les libéraux flamands de l’OpenVLD ont mis fin en claquant la porte du gouvernement fédéral le 22avril, les élections législatives ont vu 28% d’électeurs néerlandophones accorder leurs suffrages à la droite nationaliste de la N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie ou Alliance néoflamande) et 38% d’électeurs francophones (...)

Historique. Souvent galvaudé, ce terme s’impose pourtant après le scrutin fédéral du 13juin dernier. Organisées de manière anticipée à la suite de trois années de carrousel institutionnel auquel les libéraux flamands de l’OpenVLD ont mis fin en claquant la porte du gouvernement fédéral le 22avril, les élections législatives ont vu 28% d’électeurs néerlandophones accorder leurs suffrages à la droite nationaliste de la N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie ou Alliance néoflamande) et 38% d’électeurs francophones plébisciter le PS.

Jamais un parti autonomiste ou communautaire n’avait obtenu de tels scores depuis 1971, lorsque la Volksunie avait obtenu 19% des voix en Flandre, le Rassemblement wallon 21% des voix en Wallonie et le FDF 56% des voix dans l’agglomération bruxelloise. De même, jamais les socialistes francophones n’avaient enregistré un tel succès électoral depuis les 43% de voix obtenues en Wallonie et à Bruxelles lors des législatives de 1987, après que le PS de Guy Spitaels eût capitalisé et fédéré les revendications économiques et régionalistes de francophones à la fois éreintés par septannées d’austérité et désireux de renforcer l’autonomie de la Wallonie et de doter Bruxelles d’institutions régionales propres.

Deux espaces publics

Le soir de sa victoire, Bart De Wever, président de la N-VA, déclarait sur le plateau de la RTBF que, désormais, « la Belgique se dédouble en deux démocraties à part entière ». À première vue, les chiffres lui donnent raison. En séduisant de nombreux anciens électeurs du CD&V chrétien-démocrate, de l’extrême droite du Vlaams Belang, de l’Open VLD libéral, de la Lijst De Decker populiste et, dans une moindre mesure, du SP.A socialiste, la N-VA est parvenue à capitaliser le ras-le-bol de nombreux Flamands exaspérés par troisannées d’immobilisme fédéral en matières économiques et institutionnelles et à s’agréger de nombreux nouveaux électeurs pour qui l’architecture fédérale belge est devenue proprement illisible et inopérante, le tout dans le contexte d’une crise économique qui fait durement sentir ses effets essentiellement en Flandre et à Bruxelles.

La victoire écrasante de la N-VA ne met pourtant pas un terme à la fragmentation du champ politique flamand, avec trois familles traditionnelles oscillant entre 14% et 17% et une extrême droite qui, malgré une dégringolade continue, recueille encore 12% des suffrages. Un autre enseignement flamand de ces élections est l’évaporation des piliers traditionnels de la social-démocratie belge (syndicats et mutuelles) au bénéfice d’une démocratie de plus en plus déterminée par la « pipolisation » et l’impact de l’audimat dans un espace médiatique flamand qui plébiscite de plus en plus des personnalités politiques télégéniques et souvent éphémères.

À l’inverse, en Belgique francophone (et tout particulièrement en Wallonie), le PS est parvenu, tant sur les plans économiques qu’institutionnels, à capitaliser les angoisses d’une opinion francophone bien éloignée du volontarisme institutionnel qui l’avait animée de la fin des années soixante jusqu’au début des années nonante. Cette opinion est depuis lors devenue avide de stabilité et de protection, ce que semble aujourd’hui lui offrir un Parti socialiste en position de force, qui a pour lui d’avoir déjà été un négociateur institutionnel pragmatique et expérimenté, et qui s’est en partie « renouvelé [1] ». De même, l’espace médiatique francophone, se caractérise par une moindre « pipolisation » de la vie politique, les piliers traditionnels de la social-démocratie semblant y conserver plus de poids. En agitant le spectre d’une sécession de la Flandre, le monde francophone belge (en ce compris les médias) a surtout ressuscité un certain « belgicanisme de dépendance » et encouragé un repli protecteur, voire « conservateur », derrière le parti traditionnel refuge qu’est le PS.

Une certaine incapacité à déployer un discours répondant aux craintes de l’opinion explique probablement la perte de vitesse des autres formations. Pour s’en tenir au plan institutionnel, le discours « francophonissime offensif » du MR, et tout autant celui du CDH, d’une part, ainsi que le « néo-fédéralisme » d’Écolo, d’autre part, se sont en effet soldés par des échecs. Le MR et le CDH, handicapés par le précédent de l’« orange bleue » (la tentative d’une coalition entre partis libéraux et chrétiens-démocrates), n’ont pu dégager de perspectives crédibles de compromis tout en étant également peut-être trop éloignés des sensibilités wallonnes, comme en témoigne le poids conféré par le MR au discours de sa composante FDF. Écolo, à force de n’avancer que de bonnes relations avec Groen ! et le projet de circonscription fédérale (plein d’intérêt au demeurant), a pu paraitre naïf face au rouleur-compresseur de la N-VA.

Mais, malgré ces différences massives entre Nord et Sud, parler comme le fait Bart De Wever, de « deux démocraties à part entière », revient à plaquer sur la Belgique francophone la réalité d’un espace démocratique autonome flamand qui s’est progressivement émancipé du système belge, au cours d’une longue histoire de revendications linguistiques néerlandophones et de résistances de la Belgique francophone. Pour qu’un espace démocratique francophone existe pleinement, il faudrait que ses acteurs politiques et ses citoyens électeurs se définissent, se reconnaissent et se projettent comme tels. Ce qui n’est que peu le cas, dès lors que le champ politique francophone ne se définit souvent que « par défaut » et que, ces dernières années, il s’est retranché derrière un discours de la ligne Maginot ou du « No Pasarán » (« Nous ne sommes demandeurs de rien », « Ce ne sont pas les vrais problèmes des gens », etc.), tout en s’abstenant d’ouvrir un réel débat institutionnel explicite sur l’avenir de la Wallonie et de Bruxelles dans une Belgique réformée. Les revendications des partis francophones exigeant l’élargissement de Bruxelles en compensation de la scission de BHV semblent plutôt avoir servi de cache-sexe à l’absence de projet fort et alternatif à la situation actuelle.

La fin du moment libéral

De toute évidence, le compromis belge fait de fédéralisme incomplet et de confédéralisme de facto est à bout de souffle. Le temps des plombiers chargés régulièrement de le rafistoler est en réalité derrière nous depuis longtemps. Entre1999 et2007, les coalitions « arc-en-ciel » (PRL-VLD, PS-SP, Écolo-Agalev) et « violette » (MR-VLD, PS-SP.A) avaient bien cherché à construire une alternative à un compromis belge reposant jusqu’alors essentiellement sur le modèle social-démocrate hérité de 1945. Pendant ces huit années qui avaient coïncidé avec une période de stabilité économique, un compromis, affaiblissant l’État fédéral, s’était en effet implicitement formé entre les exigences flamandes de « défédéralisation » croissante et le crédo antifiscal des deux formations libérales, l’Open VLD et le MR. Certains ont même pu espérer tenter de calmer les premières en se centrant essentiellement sur le second : réduire les moyens financiers de l’État fédéral au profit des contribuables, mais aussi des entités fédérées (comme l’a illustré le refinancement des Communautés de 2001).

Seulement, cette tentative de compromis ne s’est jamais nouée que par défaut. Cette tentative n’a dès lors réellement été publiquement assumée qu’un très court moment par le MR et le VLD de Verhofstad. Comment vendre l’affaiblissement de la capacité redistributrice de l’État social au Sud et si peu d’avancées vers l’État flamand au Nord ? Trop faible pour réellement réformer l’État, ce compromis n’a pu résister à la montée en puissance du cartel CD&V/N-VA formé en février 2004 (et rompu en septembre 2008). Il a surtout contribué à rendre financièrement exsangue l’État fédéral, une situation que les trois années de non-gouvernement Leterme n’ont fait qu’aggraver. Depuis juin 2007, nous récoltons les fruits amers de l’échec de cette tentative de « compromis libéral », rendus budgétairement insoutenables par une crise socioéconomique sans précédent.

Contradictions et paradoxes

En cet été 2010, la Belgique fédérale est à la croisée des chemins, écartelée entre les contradictions et paradoxes des uns et des autres. La voie qu’elle empruntera dépendra de la capacité de chacune des parties à les surmonter ou pas.

Si, comme l’indiquent tous les sondages d’opinion, une écrasante majorité de Flamands ne se définit pas comme nationaliste et ne souhaite pas davantage l’accession de la Flandre à l’indépendance, il n’en reste pas moins que de nombreux électeurs néerlandophones ont chargé un parti... nationaliste et indépendantiste d’obtenir des partis francophones la scission de l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde et de nouvelles réformes institutionnelles.

Comme l’a souligné la presse flamande dans les derniers jours de campagne, on peut craindre qu’en plébiscitant la N-VA pour porter l’expression de leur ras-le-bol face au blocage de la réforme de l’État, la vague qui a traversé l’électorat flamand ne nous mène paradoxalement à une paralysie totale. Est-il, en d’autres termes, possible de parvenir à un accord institutionnel et de former un gouvernement fédéral, suffisamment stable, avec une N-VA qui n’envisage en réalité les réformes de l’État à venir que comme autant d’étapes supplémentaires sur la voie de l’indépendance ? On est d’autant plus en droit de se poser la question qu’au nord de la frontière linguistique, la plupart des partis « classiques » attendent la N-VA en embuscade, à commencer par le CD&V à qui la moitié de son électorat a fait très chèrement payer le prix de promesses institutionnelles ambitieuses jamais réalisées.

Personne ne sait vraiment si l’objectif indépendantiste de long terme affiché par la N-VA est en réel décalage avec une partie non négligeable de son électorat qui l’aurait utilisé pour enfoncer le front francophone du refus, ou si la vision de l’avenir flamand défendue par la N-VA fait en réalité déjà l’objet d’un consensus très large que la dynamique à l’œuvre va rendre chaque jour un peu plus explicite. Dans le doute sur le degré de conviction de son électorat, et pour éviter de faire les frais d’un échec politique qui nourrirait une déception proportionnelle à sa victoire électorale, Bart De Wever pourrait choisir la voie d’une réforme significative et profonde, mais néanmoins réalisable. Elle passerait bien évidemment par BHV et la scission de nombreuses compétences, mais éviterait, pour un temps donné, de toucher à certaines compétences dont la « défédéralisation » signifierait un appauvrissement tel des Wallons et des Bruxellois qu’elle n’est tout simplement pas négociable (comme la sécurité sociale ou la fiscalité des entreprises).

Cela pourrait être le paradoxe de sa victoire écrasante que d’amener la N-VA à s’ouvrir à la possibilité de compromis. Puisque, non sans lien avec la « pipolisation » du champ politique flamand, 95% des électeurs de la N-VA se sont portés sur le seul nom de son président, il est a priori en position d’imposer un tel compromis. Mais le veut-il  ? Peut-être, si ce compromis est temporaire et sert la dynamique nationale flamande. C’est la raison pour laquelle le président de la N-VA a d’abord choisi de s’abstenir de revendiquer le poste de Premier ministre d’un État dont il ne veut plus. Les Francophones auraient peut-être tort de l’entendre comme un signe d’ouverture. S’il accepte un Premier ministre francophone qui ne parle pas le néerlandais, c’est peut-être qu’un projet fédéral - qui exige une telle maitrise - n’a plus de sens pour lui.

L’homme se place déjà en position de force de pression externe au niveau fédéral l’œil rivé sur un agenda dont toutes les étapes nous sont connues depuis le vote des cinq « lignes de force » par le Parlement flamand le 3 mars 1999 et parmi lesquelles figurent « l’homogénéisation » de paquets de compétence (dont la Sécu) au profit des Communautés, l’autonomie financière et fiscale des Communautés et des Régions, et, « ‘t lekkerst voor ‘t laatst », la mise de Bruxelles-Capitale sous la tutelle d’un condominium exercé par la Flandre et la Wallonie.

Une conversion francophone tardive et malaisée
En Wallonie et à Bruxelles, après de longues années de stratégie de retardement, les partis francophones ne jurent désormais plus que par la nécessité de réformes, un nouveau crédo qui soit dit en passant sonne, à postériori, comme un terrible aveu d’échec.

Pour formuler un compromis entre des positions aussi divergentes, il faudrait élargir l’assiette du compromis au maximum de compétences possibles, hors celles qui mettent la survie des Wallons et des Bruxellois à mal. En toute logique, cela reviendrait à mettre en application l’article 35 de la Constitution, lequel stipule que « l’autorité fédérale n’a de compétences que dans les matières que lui attribue formellement la Constitution », mais qui, depuis sa rédaction en 1993, n’est jamais entré en vigueur, faute d’accord sur le détail précis et univoque des compétences fédérées et fédérales. Seulement, en mai 2010, les partis francophones ont refusé d’inscrire l’article 35 sur la liste des articles à réviser sous la législature 2010-2014..., ce qui les prive aujourd’hui de certaines marges de manœuvre. Or, sans une négociation qui pourrait porter à la fois sur une régionalisation accrue et une « refédéralisation » de certaines compétences et de leur financement, les francophones risquent de se retrouver dans une impasse.

Ainsi, par exemple, comment exiger un refinancement à hauteur de 500 millions pour Bruxelles alors que les partis flamands en ont toujours contesté le principe [2] et que les finances fédérales sont exsangues ? Sans un refinancement de l’État fédéral, cela signifie, comme le socialiste flamand Louis Tobback le formule sans fard [3], qu’en l’état actuel des choses, ces 500millions devraient être déboursés par la Flandre et la Wallonie respectivement à hauteur de 300 et 200 millions... Mais tout refinancement de Bruxelles amènera les partenaires flamands (et singulièrement la N-VA) à exiger l’introduction d’éléments de « condominium » sur Bruxelles-Capitale sous la forme d’un droit de regard accru en matières d’enseignement, de formation professionnelle, de mise à l’emploi, de compétences linguistiques, etc. Si un nouveau compromis est encore possible, on n’évitera donc pas cette question fondamentale de la base, communautaire ou régionale, sur laquelle le fonder. En effet, la N-VA ne peut à la fois espérer obtenir l’adhésion de tous à des réformes autonomistes et interdire leur bénéfice aux Bruxellois.

On le voit, pour réussir, la réforme de l’État devra être profonde, mais plus les négociations pour y parvenir iront en profondeur, plus elles rencontreront d’écueils sur lesquels elles risqueront à tout moment d’échouer... Néanmoins, et très prosaïquement, peut-être que le scénario d’une réussite des négociations n’est envisageable que si les réformes négociées sont suffisamment profondes pour être présentables par la N-VA et que si, en cornaquant un approfondissement radical de la réforme de l’État, le PS, en tant que gestionnaire inamovible de la Région wallonne et de la Communauté française, peut en retirer des bénéfices. En d’autres termes, et au risque de céder à une certaine caricature, il n’est pas impossible qu’un compromis « belge » ou « néo-belge » puisse être formulé entre une force politique socialiste francophone d’occupation du pouvoir wallon (PS) et une force politique nationaliste « néo-flamande » de retrait du pouvoir belge (N-VA)...

Il n’empêche. Dans un contexte de crise financière européenne et d’assèchement financier de l’État fédéral belge [4], jamais les partis francophones ne se sont trouvés dans une position plus difficile pour négocier une réforme de l’État qui ne soit pas synonyme d’appauvrissement de la Wallonie et de Bruxelles. Ce seul constat ne rend que plus vitale une réforme des structures institutionnelles qui balisent l’espace sociopolitique francophone, une réforme appelée de ses vœux par La Revue nouvelle depuis dixans. Ce chantier-là, les responsables politiques francophones sont-ils en mesure de le lancer ?

(21 juin 2010)


[1Qui pourrait dire « rénové » ne fût-ce qu’au vu du score et de l’attitude de Michel Daerden  ?

[2En dépit des études universitaires démontrant sa nécessité et sa légitimité, et malgré les demandes des représentants bruxellois du VLD, du SP.A et de Groen  ! ainsi que de certains responsables du CD&V bruxellois. Or, dans ce débat, on soulignera le peu de poids des ailes bruxelloises des partis flamands, dès lors que les électeurs bruxellois néerlandophones ne représentent que 1,3% de l’électorat flamand total, tandis que les électeurs bruxellois francophones représentent 17% de l’électorat francophone total...

[3Le 20 juin sur le plateau de Mise au point (RTBF).

[4Le 21 juin, dans son rapport annuel, le Service public fédéral de la Trésorerie annonçait qu’à la fin du premier trimestre 2010, la dette belge avait atteint 99,4 % du PIB, soit plus de 335 milliards d’euros.

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Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également « vigie » (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse « régionale » juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse « hors-zone » (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).