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Belgique. La valeur du travail

Numéro 10 Octobre 1995 par Théo Hachez

janvier 2012

Il faut lut­ter acti­ve­ment contre le chô­mage. C’est la conclu­sion qui met tout le monde d’ac­cord aujourd’­hui. Même les ortho­doxes de l’é­co­no­mie de mar­ché qui ont long­temps regar­dé le chô­mage mas­sif de haut, comme un phé­no­mène conjonc­tu­rel auquel la crois­sance retrou­vée aurait tôt fait de mettre fin, doivent y aller de leurs recettes pour ins­pi­rer les poli­tiques. En amont des solu­tions appa­rem­ment nova­trices qu’ils pro­posent, on trouve les bons vieux pré­ju­gés des dis­cours bour­geois du XIXe siècle. Mais dénon­cer les ornières dans les­quelles retombent et s’en­foncent les tech­no­crates du mar­ché ne suf­fit pas. Quand un pro­blème parait inso­luble, il faut en inter­ro­ger les termes le plus naï­ve­ment du monde… Et l’on constate sou­vent qu’ils sont mal posés. Ain­si en va-t-il du tra­vail et du chômage…

Le mois

Oppo­ser mesures actives et mesures pas­sives dans la lutte contre le chô­mage n’éclaircit en rien le débat sur ce qu’il faut faire aujourd’hui. Cette oppo­si­tion est fon­dée sur un rai­son­ne­ment spé­cieux. Ne faut-il pas naï­ve­ment repo­ser la ques­tion du sens du tra­vail dans des termes plus actuels ?

Ima­gi­nons un ring. À ma gauche, un pas­sif, l’oeil éteint ; à ma droite, un actif qui s’échauffe déjà. Je prends les paris. C’est effec­ti­ve­ment l’actif qui a la cote.

On le voit, le voca­bu­laire choi­si pour dési­gner et mesu­rer la façon dont les pou­voirs publics traitent le chô­mage (et les chô­meurs) est lourd d’implicite. L’argent dépen­sé pour indem­ni­ser les chô­meurs est appe­lé pas­sif, celui uti­li­sé pour les remettre au tra­vail reçoit la douce éti­quette d’actif.

Il va de soi que nous par­ta­geons tous l’idée qu’il vaut mieux remettre un chô­meur au tra­vail que de devoir l’indemniser, faute de poli­tique active de l’emploi. Si bien que, devant un tableau de l’O.C.D.E. com­pa­rant, pour dif­fé­rents pays, le rap­port entre dépenses actives et dépenses pas­sives, nous aurons natu­rel­le­ment ten­dance à accor­der des bons points aux pays qui accordent la place la plus large aux premières.

C’est ain­si que notre sens cri­tique est pris en défaut. Car le chiffre men­tion­né n’est fina­le­ment qu’un rap­port. Pour qu’il soit favo­rable, il suf­fit que les allo­ca­tions de chô­mage soient ridi­cu­le­ment basses ; pour l’améliorer, il suf­fit d’en dimi­nuer le mon­tant ou d’en limi­ter les condi­tions d’accès. Voi­là com­ment on peut don­ner des accents sociaux à des poli­tiques qui pro­voquent misère et exclusion…

Le vrai prix du travail

Pour ceux qui ver­raient là une simple mal­adresse tech­no­cra­tique, un petit rap­pel peut être utile. Ce n’est pas gra­tui­te­ment que l’on sur­prend notre clair­voyance. Cette méprise orga­ni­sée abou­tit à nous faire accep­ter le pré­sup­po­sé sau­va­ge­ment libé­ral que l’indemnisation du chô­mage est une cause essen­tielle du sous-emploi. Un peu mal­gré nous, l’idée s’impose que les « mesures pas­sives » dévorent l’argent qui devrait légi­ti­me­ment reve­nir aux « mesures actives » : bref, on nous rap­proche d’une autre concep­tion par­fai­te­ment cohé­rente avec la première.

Dès lors qu’on indem­nise cor­rec­te­ment la perte d’emploi, l’avantage dif­fé­ren­tiel entre la situa­tion de tra­vailleur et celle de chô­meur ne serait plus suf­fi­sant pour vaincre la paresse fon­cière des masses laborieuses…

Cette concep­tion clas­sique, qui n’ose plus s’afficher tant elle appa­rait fausse et obs­cène, veut donc que l’indemnisation du chô­mage per­turbe fon­da­men­ta­le­ment le mar­ché du tra­vail. En accor­dant des moyens de sub­sis­tance à celui qui ne tra­vaille pas, en effet, les allo­ca­tions ne contri­buent-elles pas à ren­ché­rir arti­fi­ciel­le­ment le cout du tra­vail, le main­te­nant tou­jours au-des­sus de leur mon­tant ? Or, le cout du tra­vail n’est-il pas la cause du chômage…

La conclu­sion est simple : nous ne créons pas assez de misère pour créer le plein emploi et l’opération de tailler dans la mau­vaise graisse « pas­sive » des allo­ca­tions de chô­mage est fon­ciè­re­ment salu­taire. Ain­si on réta­bli­ra le vrai prix du tra­vail, lar­ge­ment sur­éva­lué aujourd’hui.

Il faut donc reve­nir au point de départ et admettre que mesures pas­sives et mesures actives ne s’opposent pas et que seul le voca­bu­laire choi­si pour les dési­gner implique de les mettre en concur­rence. Ain­si, sont clas­sées par­mi les mesures actives des poli­tiques très dif­fé­rentes qui vont de la for­ma­tion des chô­meurs à des avan­tages pré­fé­ren­tiels accor­dés à leur embauche (par exemple des dimi­nu­tions de coti­sa­tions sociales patronales).

Ce der­nier cas mérite toute l’attention, car on omet sou­vent de men­tion­ner les impli­ca­tions réelles de telles mesures dont on dis­si­mule par là même le sens. Ain­si l’objectif est atteint : le cout du tra­vail est effec­ti­ve­ment déva­lué, même si cette déva­lua­tion n’est pas immé­dia­te­ment appa­rente pour le chô­meur ain­si réem­bau­ché puisque son salaire net, celui qu’il tou­che­ra à la fin du mois, n’en sera pas affec­té. Cepen­dant, le prix de sa pro­tec­tion sociale sera lui éva­cué tota­le­ment ou partiellement.

Qui la paie­ra ? Les autres tra­vailleurs, pour sûr, en sup­por­te­ront col­lec­ti­ve­ment la charge, soit par des aug­men­ta­tions de coti­sa­tion soit par une dimi­nu­tion de leur cou­ver­ture. Ou encore en per­dant leur emploi, par l’effet bien connu d’éviction : l’apparition de sala­riés « bra­dés » rend trop chers ceux qui se trouvent déjà sous contrat d’emploi. Alors l’O.C.D.E. ain­si que d’autres orga­nismes inter­na­tio­naux qui servent de repères nor­ma­tifs à nos gou­ver­nants masquent sou­vent cette don­née en ne dis­tin­guant plus les comptes de la sécu­ri­té sociale de ceux des États. De cette façon, la nature de telles mesures se trouve dis­si­mu­lée : c’est bien l’argent de l’assurance chô­mage pré­le­vé sur le tra­vail qui est détour­né (ou plu­tôt retour­né) contre la pro­tec­tion sociale qu’il devrait four­nir. Qui plus est, au nom d’un bien com­mun illu­soire, on délé­gi­time le droit de regard des sala­riés sur leurs cotisations.

La méfiance ou la résis­tance col­lec­tive des tra­vailleurs à ce type de mesures s’explique donc pour de bons motifs. Mais ces réac­tions sont sou­vent inter­pré­tées comme égoïstes…

La dis­po­ni­bi­li­té au tra­vail recon­nu ne cesse d’augmenter, ce qui indique la valeur que cha­cun lui accorde pour son épa­nouis­se­ment. Paral­lè­le­ment, cette demande de tra­vail ne trouve pas de répon­dant dans notre sys­tème de mar­ché, ce qui abou­tit à sa déva­lo­ri­sa­tion sur le plan éco­no­mique. Il y a là une ten­sion insup­por­table sur laquelle on devrait s’arrêter plus qu’un instant.

Le paradis perdu

Notre idéo­lo­gie du tra­vail est à l’origine mar­quée par la néces­si­té. Chaque indi­vi­du est tenu de « souf­frir » pour assu­rer sa sub­sis­tance. Dans les socié­tés indus­trielles, cet impé­ra­tif a été relayé par l’obligation de pro­duire. Être pro­duc­tif a pour contre­par­tie dans l’échange la pos­si­bi­li­té de consom­mer, c’est-àdire d’annihiler la production.

Cet équi­libre — cette éco­no­mie — qui régis­sait les échanges entre les hommes débouche aujourd’hui sur une double impasse. D’une part, elle ne per­met plus d’absorber les poten­tia­li­tés d’une part impor­tante de la popu­la­tion et d’autre part la concep­tion du tra­vail uni­que­ment cen­tré sur un but exté­rieur à lui-même est mise en ques­tion. En effet, le sys­tème éco­no­mique est res­sen­ti comme frus­trant dans la mesure où il ne recon­nait for­mel­le­ment dans le tra­vail que l’aliénation d’une « souffrance ».

La concep­tion du tra­vail qui émerge aujourd’hui rompt avec cette idéo­lo­gie de la souf­france. Elle y asso­cie désor­mais d’autres dimen­sions autour d’une prin­ci­pale : celle de la réci­pro­ci­té. Le tra­vail est ce qui per­met d’entrer de façon signi­fiante en réci­pro­ci­té avec les autres. Le chô­mage est la résul­tante actuelle d’une dis­tor­sion : notre sys­tème d’évaluation des échanges abou­tit à un para­doxe ; cen­tré sur l’a­lié­na­tion et la souf­france du tra­vail, il ne peut prendre en consi­dé­ra­tion la souf­france, l’aliénation de celui qui se trouve exclu de toute réci­pro­ci­té reconnue.

Il fau­dra du temps pour que notre socié­té retrouve les res­sources cultu­relles et sur­monte ce para­doxe. Force est de consta­ter que cer­tains échanges, que l’on songe aux ser­vices de proxi­mi­té, sont aujourd’hui dési­rés comme des pos­si­bi­li­tés de construire bien-être et épa­nouis­se­ment, mais sont empê­chés par un sys­tème éco­no­mique qui les cen­sure. Le divorce entre les valeurs (la com­pé­ti­tion, la per­for­mance) qui le fondent et celles qui s’affirment par ailleurs dans la socié­té (la soli­da­ri­té, la démo­cra­tie, l’égalité) crée une situa­tion explo­sive qui com­pro­met tant le déve­lop­pe­ment de l’économie que celui de la démo­cra­tie. Il reste à inven­ter ce nou­veau plu­ra­lisme des valeurs fon­da­trices de l’échange qui libère les poten­tia­li­tés des uns et des autres. Dans cette pers­pec­tive, la lutte contre le chô­mage prend une allure plus glo­bale. À long terme, elle se confond avec la recon­nais­sance, au coeur même des échanges, de valeurs alter­na­tives à celles qui le struc­turent aujourd’hui. Dans l’immédiat, elle doit ins­pi­rer la ges­tion des ins­ti­tu­tions par les­quelles s’exprime la soli­da­ri­té pour qu’elles ne soient plus seule­ment un méca­nisme de com­pen­sa­tion de reve­nus mais qu’elles concré­tisent cette nou­velle concep­tion du travail.

Théo Hachez


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