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Belgique – 1971 – 1981 : Decennium Horribile

Numéro 5 - 2016 - Agglo Autonomisme Belgique (België) Bruxelles (Région) / Brussel (Gewest) Communautaire CVP Edmond Leburton Egmont (Pacte) État échoué Failed State FDF Fédéralisme (Belgique) Flandre (Vlaanderen) François Perin Jean Gol partis politiques PLDP PLP PLPW PRL PRLW PS PSB PSC PVV Régionalisme (Belgique) RW (Rassemblement wallon) VU (Volksunie) Wallonie par Delagrange

août 2016

L’analyse de Wal­ter Pau­li qui pré­cède peut être éten­due au champ fran­co­phone qui, trente ans avant les Fla­mands, dénonce, lui aus­si, l’État échoué belge. La décen­nie 1971 – 1981 a été mar­quée par une insta­bi­li­té poli­tique impor­tante qui aura un effet impor­tant sur la gou­ver­nance belge.

Le lec­teur fran­co­phone s’étonnera peut-être que Wal­ter Pau­li, dans son article Bel­gique — L’État échoué, ne cite que des par­tis poli­tiques fla­mands lorsqu’il évoque le dis­cours de dénon­cia­tion, fon­dé ou feint, de la Bel­gique comme fai­led state. L’absence de réfé­rence au monde poli­tique wal­lon et/ou fran­co­phone s’explique par le fait que Wal­ter Pau­li a écrit cet article en néer­lan­dais, dans un heb­do­ma­daire fla­mand et à des­ti­na­tion d’un lec­to­rat néer­lan­do­phone. De même, on pour­rait avoir l’impression que le jour­na­liste et his­to­rien incri­mine les réformes de l’État et le fédé­ra­lisme dans la course à l’échec de l’État belge. Tel n’est pas le cas.

Enfin, Wal­ter Pau­li évoque les quatre années de mal­go­ver­no (1978 – 1981) qui suivent l’échec du Pacte d’Egmont de 1977 – 1978 (cf. infra). Ce rap­pel his­to­rique est judi­cieux. Il est même pos­sible d’élargir le spectre à la décen­nie 1971 – 1981, une décen­nie dont on peine aujourd’hui à ima­gi­ner à quel point elle a mar­qué une géné­ra­tion d’hommes poli­tiques. Sur­tout, durant cette décen­nie, en Wal­lo­nie et à Bruxelles, le champ poli­tique — que, faute de mieux, l’on qua­li­fie­ra de fran­co­phone — est au bord du point de rup­ture, trente ans avant le champ poli­tique fla­mand et dénonce, lui aus­si, la Bel­gique comme État échoué, des points de vue wal­lon et bruxel­lois dans ce cas.

Ain­si, on l’oublie sou­vent, mais pour l’État belge (pas encore fédé­ra­li­sé), les années 1971 – 1981 sont syno­nymes de decen­nium hor­ri­bile. À côté de cette décen­nie ter­rible, la crise de régime de 2010 – 2011 (541 jours sans gou­ver­ne­ment fédé­ral) fait, a pos­te­rio­ri, presque pâle figure. Durant cette décen­nie, les contra­dic­tions consti­tu­tives de l’État belge (poli­tiques, éco­no­miques, sociales, régio­nales et com­mu­nau­taires) sont à leur comble.

La cris­pa­tion est maxi­male autour du cli­chage de la fron­tière lin­guis­tique, du bilin­guisme admi­nis­tra­tif de Bruxelles et du régime lin­guis­tique de la péri­phé­rie bruxel­loise (Brus­sels rand). Ins­crit dans la Consti­tu­tion depuis 1970, ce cli­chage fut voté à une époque (1963) où ladite Consti­tu­tion n’avait pas encore ins­ti­tué de majo­ri­té spé­ciale pour pro­té­ger la mino­ri­té fran­co­phone de Bel­gique de l’éventualité de réformes lin­guis­tiques ou ins­ti­tu­tion­nelles votées par la seule majo­ri­té néer­lan­do­phone du Par­le­ment natio­nal et ensuite fédéral.

Le cli­chage de la fron­tière lin­guis­tique (ou, plus pré­ci­sé­ment, la déter­mi­na­tion défi­ni­tive de quatre régions lin­guis­tiques et de leurs ter­ri­toires res­pec­tifs) est contes­té par la majo­ri­té du champ poli­tique fran­co­phone. Les fran­co­phones maxi­ma­listes reven­diquent l’élargissement de Bruxelles à de nom­breuses com­munes fla­mandes de la pro­vince de Bra­bant, laquelle ne sera scin­dée entre Bra­bant fla­mand et Bra­bant wal­lon qu’en 1995. Les mini­ma­listes limitent cette reven­di­ca­tion aux six com­munes à sta­tut lin­guis­tique spé­cial de la péri­phé­rie bruxel­loise. Majo­ri­tai­re­ment néer­lan­do­phones au moment de l’octroi (en 1963) du sta­tut de com­munes de langue néer­lan­daise avec faci­li­tés lin­guis­tiques pour les mino­ri­tés fran­co­phones, ces com­munes sont entre­temps deve­nues majo­ri­tai­re­ment fran­co­phones à la suite de l’exode urbain bruxel­lois des années 1960 et 1970. Enfin, les fran­co­phones reven­diquent la levée du car­can lin­guis­tique des dix-neuf com­munes de l’agglomération bilingue, autre­ment dit l’assouplissement du régime de bilin­guisme admi­nis­tra­tif et de pro­tec­tion consti­tu­tion­nelle dont béné­fi­cient théo­ri­que­ment les Bruxel­lois néerlandophones.

Le monde poli­tique fla­mand s’oppose una­ni­me­ment à cette reven­di­ca­tion, esti­mant qu’il faut à tout prix cana­li­ser l’extension de la tache d’huile (oliev­lek) fran­co­phone. Dès lors qu’il n’est pas stric­te­ment appli­qué sur le ter­rain (voire, comme à Schaer­beek, car­ré­ment sabo­té par le bourg­mestre FDF Roger Nols), le régime admi­nis­tra­tif bilingue de Bruxelles ne fait qu’accélérer la fran­ci­sa­tion (ver­fran­sing) des dix-neuf com­munes ou, pour être socio­lo­gi­que­ment plus pré­cis, leur dénéer­lan­di­sa­tion (ont­ne­der­lan­sing).

Aux confins des deux pro­vinces (belge et néer­lan­daise) de Lim­bourg et de la pro­vince de Liège, le sta­tut des Fou­rons cris­tal­lise le malaise wal­lon. En 1962, ces six vil­lages, dont la plu­part des habi­tants pra­tiquent au quo­ti­dien une diglos­sie entre une variante du dia­lecte lim­bour­geois1 et le fran­çais, ont été main­te­nus dans la région de langue néer­lan­daise, alors qu’une majo­ri­té de leurs habi­tants, lors de chaque scru­tin muni­ci­pal, se pro­nonce pour leur trans­fert en région de langue fran­çaise, autre­ment dit en Wallonie.

Les réformes ins­ti­tu­tion­nelles sont ban­cales, par­tielles et dés­équi­li­brées. En 1970, la Consti­tu­tion prend acte de la reven­di­ca­tion wal­lonne d’autonomie éco­no­mique et poli­tique et ins­crit l’existence de trois Régions (wal­lonne, fla­mande et bruxel­loise). La Consti­tu­tion prend éga­le­ment acte de la reven­di­ca­tion fla­mande d’autonomie cultu­relle et ins­crit l’existence de trois Com­mu­nau­tés cultu­relles (de langues fran­çaise, néer­lan­daise et alle­mande). Mais concrè­te­ment, seules les Com­mu­nau­tés cultu­relles sont orga­ni­sées, tan­dis que, après le trau­ma­tisme de l’échec du Pacte d’Egmont (cf. infra), il faut attendre 1980 pour que la Région wal­lonne et la Région fla­mande soient dotées de com­pé­tences orga­niques, l’organisation de la Région bruxel­loise étant, elle, mise « au fri­go2 ».

D’une part, à l’exception du PSC et du PLDP bruxel­lois (qui res­tent uni­ta­ristes et réti­cents par prin­cipe à tout fédé­ra­lisme), le monde poli­tique fran­co­phone (PSB-aile francophone/PS, PLPW/PRLW/PRL, RW et FDF) reven­dique la pri­mau­té des Régions sur les Com­mu­nau­tés et l’octroi à la future Région bruxel­loise d’un sta­tut à part entière, c’est-à-dire égal à celui de la Région fla­mande et de la Région wallonne.

D’autre part, le CVP social-chré­tien, encore domi­nant en Flandre et sou­mis à la pres­sion de la VU (Volk­su­nie), n’entend doter Bruxelles que d’un sta­tut de hoofd­ste­de­lijk bond­sge­bied (ter­ri­toire fédé­ral capi­tal) cogé­ré par deux États fédé­rés (deel­sta­ten): une Com­mu­nau­té wal­lonne (Waalse Gemeen­schap) et la Com­mu­nau­té fla­mande (Vlaamse Gemeen­schap).

Trois décen­nies avant le champ poli­tique fla­mand, les années 1970 sont mar­quées par une bal­ka­ni­sa­tion du champ poli­tique fran­co­phone. Cette période his­to­rique est sou­vent oubliée des mémoires col­lec­tives de Wal­lo­nie et de Bruxelles.

En Wal­lo­nie, les par­tis tra­di­tion­nels fran­co­phones sont confron­tés, de l’intérieur, à la mon­tée de la reven­di­ca­tion fédé­ra­liste et régio­na­liste wal­lonne, et, de l’extérieur, à la créa­tion du RW [Ras­sem­ble­ment wal­lon]. Ce der­nier effec­tue une per­cée élec­to­rale ful­gu­rante lors des légis­la­tives natio­nales de 1971 et 1974 où il recueille 20 % des suf­frages en Wal­lo­nie, avant de subir un res­sac cui­sant pour cause de ten­sions internes et de par­ti­ci­pa­tion à un gou­ver­ne­ment natio­nal dont il ne reti­re­ra aucune avan­cée fédéraliste.

À Bruxelles, les par­tis fran­co­phones sont sub­mer­gés par la défer­lante élec­to­rale du FDF. Lors des élec­tions com­mu­nales de 1970 et de l’élection du Conseil de l’Agglomération bruxel­loise (1971), le Ras­sem­ble­ment bruxel­lois (car­tel FDF-PLDP) obtient 56 % des voix. Lors des élec­tions com­mu­nales de 1976, le FDF obtient à lui seul 34 % des voix pour l’ensemble de l’agglomération, la majo­ri­té abso­lue à Auder­ghem, Etter­beek, Schaer­beek, Woluwe-Saint-Lam­bert et Woluwe-Saint-Pierre, et la majo­ri­té rela­tive à Bruxelles, Forest, Jette, Uccle et Watermael-Boitsfort.

Le par­ti libé­ral fran­co­phone implose. En 1971, le PLP (libé­ral fran­co­phone) se scinde entre un PLDP bruxel­lois uni­ta­riste et oppo­sé aux lois lin­guis­tiques, et un PLPW wal­lon. En 1976, au terme de négo­cia­tions avec des trans­fuges de poids du RW (par­mi les­quels Jean Gol et Fran­çois Per­in), le PLPW se trans­forme en un par­ti wal­lon fédé­ra­liste : le PRLW (Par­ti de la réforme et des liber­tés de la Wallonie).

Durant cette décen­nie cha­hu­tée, une ten­ta­tive sans pré­cé­dent de fédé­ra­li­sa­tion glo­bale et radi­cale de l’État est négo­ciée. En mai 1977, le gou­ver­ne­ment Tin­de­mans IV de centre-gauche (CVP-PSB uni­taire-PSC), élar­gi à deux par­tis com­mu­nau­taires (FDF bruxel­lois fran­co­phone et VU fla­mande), signe un accord ambi­tieux : le Pacte d’Egmont. Mais, à peine signé, ce Pacte inédit est sou­mis à de tels vents contraires qu’il finit par se fra­cas­ser à l’automne 1978. Sur le plan consti­tu­tion­nel, le Pacte est par­tiel­le­ment inva­li­dé par le Conseil d’État. Sur le plan poli­tique, les négo­cia­teurs fla­mands CVP et VU sont sou­mis à une intense cam­pagne de pres­sion de la part du Mou­ve­ment fla­mand qui met sur pied un Egmont­ko­mi­tee, tan­dis que le FDF doit affron­ter une par­tie de sa base. Le 11 octobre 1978, après les avis ren­dus par le Conseil d’État, le Pre­mier ministre Leo Tin­de­mans, sans en aver­tir les pré­si­dents des par­tis de sa coa­li­tion, se rend à la Chambre des Repré­sen­tants pour y annon­cer sa démission.

L’échec du Pacte d’Egmont plonge l’État belge dans le chaos ins­ti­tu­tion­nel et poli­tique. Lors des élec­tions légis­la­tives de décembre 1978, qui suivent la démis­sion du gou­ver­ne­ment Tin­de­mans IV, la VU et le FDF sont lour­de­ment sanc­tion­nés, tan­dis que le der­nier par­ti tra­di­tion­nel uni­taire (PSB) se scinde en deux nou­velles for­ma­tions indé­pen­dantes : PS et SP.

Ce chaos se déve­loppe dans un contexte socioé­co­no­mique catas­tro­phique. Les chocs pétro­liers et l’effondrement des vieux bas­sins indus­triels de Wal­lo­nie (sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre) et, dans une moindre mesure, de l’industrie minière lim­bour­geoise, entrainent une crois­sance expo­nen­tielle du chô­mage (prin­ci­pa­le­ment en Wal­lo­nie et, côté fla­mand, dans la région anver­soise, le Cour­trai­sis et le Lim­bourg). Entre 1972 à 1983, le taux de chô­mage belge passe de 3 % à 19 %.

La dette publique explose, sous l’effet des chocs pétro­liers, mais aus­si de la créa­tion mas­sive d’emplois dans la fonc­tion publique et de l’emballement de la poli­tique du gau­frier : chaque inves­tis­se­ment public (c’est-à-dire de l’État cen­tral) en Wal­lo­nie doit être accom­pa­gné d’un inves­tis­se­ment public équi­valent en Flandre, et vice ver­sa (à titre de com­pen­sa­tion éco­no­mique). Cette poli­tique prend abrup­te­ment fin au moment des restruc­tu­ra­tions dras­tiques de la sidé­rur­gie wal­lonne : les par­tis néer­lan­do­phones refusent que l’État cen­tral conti­nue d’y inves­tir « à perte » et obtiennent que la Région wal­lonne prenne le relai.

Cette insta­bi­li­té poli­tique mul­ti­forme a un impact concret sur la gou­ver­nance de l’État belge. En dix ans, pas moins de cinq élec­tions légis­la­tives natio­nales et qua­torze gou­ver­ne­ments natio­naux se suc­cèdent à un rythme vertigineux.

  • 17/06/1968 – 8/11/1971 : gou­ver­ne­ment G. Eys­kens IV (CVP-PSB-PSC)
  • 7/11/1971 : élec­tions législatives
  • 21/01/1972 – 23/11/1972 : gou­ver­ne­ment G. Eys­kens V (CVP-PSB-PSC)
  • 26/01/1973 – 23/10/1973 : gou­ver­ne­ment Lebur­ton I (CVP-PSB-PSC-PLPW-PVV)
  • 23/10/1973 – 19/01/1974 : gou­ver­ne­ment Lebur­ton II (CVP-PSB-PSC-PLPW-PVV)
  • 10/03/1974 : élec­tions législatives
  • 25/04/1974 – 11/06/1974 : gou­ver­ne­ment Tin­de­mans I (CVP-PSC-PLPW-PVV)
  • 11/06/1974 – 4/03/1977 : gou­ver­ne­ment Tin­de­mans II (CVP-PSC-PLPW-PVV-RW)
  • 6/03/1977 – 18/04/1977 : gou­ver­ne­ment Tin­de­mans III (CVP-PSC-PRLW-PVV)
  • 17/04/1977 : élec­tions législatives
  • 3/06/1977 – 11/10/1978 : gou­ver­ne­ment Tin­de­mans IV (CVP-PSB-PSC-FDF-VU)
  • 20/10/1978 – 18/12/1978 : gou­ver­ne­ment Van­den Boey­nants II (CVP-PSB-PSC-FDF-VU)
  • 17/12/1978 : élec­tions légis­la­tives « post-Egmont »
  • 3/04/1979 – 16/01/1980 : gou­ver­ne­ment Mar­tens I (CVP-PS-SP-PSC-FDF)
  • 23/01/1980 – 9/04/1980 : gou­ver­ne­ment Mar­tens II (CVP-PS-SP-PSC)
  • 18/05/1980 – 7/10/1980 : gou­ver­ne­ment Mar­tens III (CVP-PS-SP-PSC-PRL-PVV)
  • 22/10/1980 – 2/04/1981 : gou­ver­ne­ment Mar­tens IV (CVP-PS-SP-PSC)
  • 6/04/1981 – 21/09/1981 : gou­ver­ne­ment M. Eys­kens (CVP-PS-SP-PSC)
  • 8/11/1981 : élec­tions législatives
  • 17/12/1981 – 14/10/1985 : gou­ver­ne­ment Mar­tens V (CVP-PRL-PVV-PSC)
  1. Il s’agit du Plattdütsch ou Plat­diets, un dia­lecte de tran­si­tion entre le domaine bas-alle­mand (dont le bas-fran­cique d’où est issu le néer­lan­dais stan­dard) et le domaine haut-allemand.
  2. Cette « mise au fri­go » prend fin en 1988, année où le PS, reve­nant triom­pha­le­ment au pou­voir après sept ans d’opposition, par­vient à négo­cier avec le CVP et la VU la fédé­ra­li­sa­tion de fac­to du pays et l’organisation d’une Région bruxel­loise selon des prin­cipes ména­geant la vision com­mu­nau­taire fla­mande et la vision régio­nale francophone.

Delagrange


Auteur

Pierre Delagrange est historien, politologue et traducteur néerlandais-français et afrikaans-français. Spécialiste de l'Histoire politique et sociale des {Pays-Bas/Belgiques} (Benelux actuel), il travaille particulièrement sur la {Question belge} et les dynamiques identitaires et politiques flamandes, wallonnes et bruxelloises.