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Belgique – 1971 – 1981 : Decennium Horribile
L’analyse de Walter Pauli qui précède peut être étendue au champ francophone qui, trente ans avant les Flamands, dénonce, lui aussi, l’État échoué belge. La décennie 1971 – 1981 a été marquée par une instabilité politique importante qui aura un effet important sur la gouvernance belge.
Le lecteur francophone s’étonnera peut-être que Walter Pauli, dans son article Belgique — L’État échoué, ne cite que des partis politiques flamands lorsqu’il évoque le discours de dénonciation, fondé ou feint, de la Belgique comme failed state. L’absence de référence au monde politique wallon et/ou francophone s’explique par le fait que Walter Pauli a écrit cet article en néerlandais, dans un hebdomadaire flamand et à destination d’un lectorat néerlandophone. De même, on pourrait avoir l’impression que le journaliste et historien incrimine les réformes de l’État et le fédéralisme dans la course à l’échec de l’État belge. Tel n’est pas le cas.
Enfin, Walter Pauli évoque les quatre années de malgoverno (1978 – 1981) qui suivent l’échec du Pacte d’Egmont de 1977 – 1978 (cf. infra). Ce rappel historique est judicieux. Il est même possible d’élargir le spectre à la décennie 1971 – 1981, une décennie dont on peine aujourd’hui à imaginer à quel point elle a marqué une génération d’hommes politiques. Surtout, durant cette décennie, en Wallonie et à Bruxelles, le champ politique — que, faute de mieux, l’on qualifiera de francophone — est au bord du point de rupture, trente ans avant le champ politique flamand et dénonce, lui aussi, la Belgique comme État échoué, des points de vue wallon et bruxellois dans ce cas.
Ainsi, on l’oublie souvent, mais pour l’État belge (pas encore fédéralisé), les années 1971 – 1981 sont synonymes de decennium horribile. À côté de cette décennie terrible, la crise de régime de 2010 – 2011 (541 jours sans gouvernement fédéral) fait, a posteriori, presque pâle figure. Durant cette décennie, les contradictions constitutives de l’État belge (politiques, économiques, sociales, régionales et communautaires) sont à leur comble.
La crispation est maximale autour du clichage de la frontière linguistique, du bilinguisme administratif de Bruxelles et du régime linguistique de la périphérie bruxelloise (Brussels rand). Inscrit dans la Constitution depuis 1970, ce clichage fut voté à une époque (1963) où ladite Constitution n’avait pas encore institué de majorité spéciale pour protéger la minorité francophone de Belgique de l’éventualité de réformes linguistiques ou institutionnelles votées par la seule majorité néerlandophone du Parlement national et ensuite fédéral.
Le clichage de la frontière linguistique (ou, plus précisément, la détermination définitive de quatre régions linguistiques et de leurs territoires respectifs) est contesté par la majorité du champ politique francophone. Les francophones maximalistes revendiquent l’élargissement de Bruxelles à de nombreuses communes flamandes de la province de Brabant, laquelle ne sera scindée entre Brabant flamand et Brabant wallon qu’en 1995. Les minimalistes limitent cette revendication aux six communes à statut linguistique spécial de la périphérie bruxelloise. Majoritairement néerlandophones au moment de l’octroi (en 1963) du statut de communes de langue néerlandaise avec facilités linguistiques pour les minorités francophones, ces communes sont entretemps devenues majoritairement francophones à la suite de l’exode urbain bruxellois des années 1960 et 1970. Enfin, les francophones revendiquent la levée du carcan linguistique des dix-neuf communes de l’agglomération bilingue, autrement dit l’assouplissement du régime de bilinguisme administratif et de protection constitutionnelle dont bénéficient théoriquement les Bruxellois néerlandophones.
Le monde politique flamand s’oppose unanimement à cette revendication, estimant qu’il faut à tout prix canaliser l’extension de la tache d’huile (olievlek) francophone. Dès lors qu’il n’est pas strictement appliqué sur le terrain (voire, comme à Schaerbeek, carrément saboté par le bourgmestre FDF Roger Nols), le régime administratif bilingue de Bruxelles ne fait qu’accélérer la francisation (verfransing) des dix-neuf communes ou, pour être sociologiquement plus précis, leur dénéerlandisation (ontnederlansing).
Aux confins des deux provinces (belge et néerlandaise) de Limbourg et de la province de Liège, le statut des Fourons cristallise le malaise wallon. En 1962, ces six villages, dont la plupart des habitants pratiquent au quotidien une diglossie entre une variante du dialecte limbourgeois1 et le français, ont été maintenus dans la région de langue néerlandaise, alors qu’une majorité de leurs habitants, lors de chaque scrutin municipal, se prononce pour leur transfert en région de langue française, autrement dit en Wallonie.
Les réformes institutionnelles sont bancales, partielles et déséquilibrées. En 1970, la Constitution prend acte de la revendication wallonne d’autonomie économique et politique et inscrit l’existence de trois Régions (wallonne, flamande et bruxelloise). La Constitution prend également acte de la revendication flamande d’autonomie culturelle et inscrit l’existence de trois Communautés culturelles (de langues française, néerlandaise et allemande). Mais concrètement, seules les Communautés culturelles sont organisées, tandis que, après le traumatisme de l’échec du Pacte d’Egmont (cf. infra), il faut attendre 1980 pour que la Région wallonne et la Région flamande soient dotées de compétences organiques, l’organisation de la Région bruxelloise étant, elle, mise « au frigo2 ».
D’une part, à l’exception du PSC et du PLDP bruxellois (qui restent unitaristes et réticents par principe à tout fédéralisme), le monde politique francophone (PSB-aile francophone/PS, PLPW/PRLW/PRL, RW et FDF) revendique la primauté des Régions sur les Communautés et l’octroi à la future Région bruxelloise d’un statut à part entière, c’est-à-dire égal à celui de la Région flamande et de la Région wallonne.
D’autre part, le CVP social-chrétien, encore dominant en Flandre et soumis à la pression de la VU (Volksunie), n’entend doter Bruxelles que d’un statut de hoofdstedelijk bondsgebied (territoire fédéral capital) cogéré par deux États fédérés (deelstaten): une Communauté wallonne (Waalse Gemeenschap) et la Communauté flamande (Vlaamse Gemeenschap).
Trois décennies avant le champ politique flamand, les années 1970 sont marquées par une balkanisation du champ politique francophone. Cette période historique est souvent oubliée des mémoires collectives de Wallonie et de Bruxelles.
En Wallonie, les partis traditionnels francophones sont confrontés, de l’intérieur, à la montée de la revendication fédéraliste et régionaliste wallonne, et, de l’extérieur, à la création du RW [Rassemblement wallon]. Ce dernier effectue une percée électorale fulgurante lors des législatives nationales de 1971 et 1974 où il recueille 20 % des suffrages en Wallonie, avant de subir un ressac cuisant pour cause de tensions internes et de participation à un gouvernement national dont il ne retirera aucune avancée fédéraliste.
À Bruxelles, les partis francophones sont submergés par la déferlante électorale du FDF. Lors des élections communales de 1970 et de l’élection du Conseil de l’Agglomération bruxelloise (1971), le Rassemblement bruxellois (cartel FDF-PLDP) obtient 56 % des voix. Lors des élections communales de 1976, le FDF obtient à lui seul 34 % des voix pour l’ensemble de l’agglomération, la majorité absolue à Auderghem, Etterbeek, Schaerbeek, Woluwe-Saint-Lambert et Woluwe-Saint-Pierre, et la majorité relative à Bruxelles, Forest, Jette, Uccle et Watermael-Boitsfort.
Le parti libéral francophone implose. En 1971, le PLP (libéral francophone) se scinde entre un PLDP bruxellois unitariste et opposé aux lois linguistiques, et un PLPW wallon. En 1976, au terme de négociations avec des transfuges de poids du RW (parmi lesquels Jean Gol et François Perin), le PLPW se transforme en un parti wallon fédéraliste : le PRLW (Parti de la réforme et des libertés de la Wallonie).
Durant cette décennie chahutée, une tentative sans précédent de fédéralisation globale et radicale de l’État est négociée. En mai 1977, le gouvernement Tindemans IV de centre-gauche (CVP-PSB unitaire-PSC), élargi à deux partis communautaires (FDF bruxellois francophone et VU flamande), signe un accord ambitieux : le Pacte d’Egmont. Mais, à peine signé, ce Pacte inédit est soumis à de tels vents contraires qu’il finit par se fracasser à l’automne 1978. Sur le plan constitutionnel, le Pacte est partiellement invalidé par le Conseil d’État. Sur le plan politique, les négociateurs flamands CVP et VU sont soumis à une intense campagne de pression de la part du Mouvement flamand qui met sur pied un Egmontkomitee, tandis que le FDF doit affronter une partie de sa base. Le 11 octobre 1978, après les avis rendus par le Conseil d’État, le Premier ministre Leo Tindemans, sans en avertir les présidents des partis de sa coalition, se rend à la Chambre des Représentants pour y annoncer sa démission.
L’échec du Pacte d’Egmont plonge l’État belge dans le chaos institutionnel et politique. Lors des élections législatives de décembre 1978, qui suivent la démission du gouvernement Tindemans IV, la VU et le FDF sont lourdement sanctionnés, tandis que le dernier parti traditionnel unitaire (PSB) se scinde en deux nouvelles formations indépendantes : PS et SP.
Ce chaos se développe dans un contexte socioéconomique catastrophique. Les chocs pétroliers et l’effondrement des vieux bassins industriels de Wallonie (sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre) et, dans une moindre mesure, de l’industrie minière limbourgeoise, entrainent une croissance exponentielle du chômage (principalement en Wallonie et, côté flamand, dans la région anversoise, le Courtraisis et le Limbourg). Entre 1972 à 1983, le taux de chômage belge passe de 3 % à 19 %.
La dette publique explose, sous l’effet des chocs pétroliers, mais aussi de la création massive d’emplois dans la fonction publique et de l’emballement de la politique du gaufrier : chaque investissement public (c’est-à-dire de l’État central) en Wallonie doit être accompagné d’un investissement public équivalent en Flandre, et vice versa (à titre de compensation économique). Cette politique prend abruptement fin au moment des restructurations drastiques de la sidérurgie wallonne : les partis néerlandophones refusent que l’État central continue d’y investir « à perte » et obtiennent que la Région wallonne prenne le relai.
Cette instabilité politique multiforme a un impact concret sur la gouvernance de l’État belge. En dix ans, pas moins de cinq élections législatives nationales et quatorze gouvernements nationaux se succèdent à un rythme vertigineux.
- 17/06/1968 – 8/11/1971 : gouvernement G. Eyskens IV (CVP-PSB-PSC)
- 7/11/1971 : élections législatives
- 21/01/1972 – 23/11/1972 : gouvernement G. Eyskens V (CVP-PSB-PSC)
- 26/01/1973 – 23/10/1973 : gouvernement Leburton I (CVP-PSB-PSC-PLPW-PVV)
- 23/10/1973 – 19/01/1974 : gouvernement Leburton II (CVP-PSB-PSC-PLPW-PVV)
- 10/03/1974 : élections législatives
- 25/04/1974 – 11/06/1974 : gouvernement Tindemans I (CVP-PSC-PLPW-PVV)
- 11/06/1974 – 4/03/1977 : gouvernement Tindemans II (CVP-PSC-PLPW-PVV-RW)
- 6/03/1977 – 18/04/1977 : gouvernement Tindemans III (CVP-PSC-PRLW-PVV)
- 17/04/1977 : élections législatives
- 3/06/1977 – 11/10/1978 : gouvernement Tindemans IV (CVP-PSB-PSC-FDF-VU)
- 20/10/1978 – 18/12/1978 : gouvernement Vanden Boeynants II (CVP-PSB-PSC-FDF-VU)
- 17/12/1978 : élections législatives « post-Egmont »
- 3/04/1979 – 16/01/1980 : gouvernement Martens I (CVP-PS-SP-PSC-FDF)
- 23/01/1980 – 9/04/1980 : gouvernement Martens II (CVP-PS-SP-PSC)
- 18/05/1980 – 7/10/1980 : gouvernement Martens III (CVP-PS-SP-PSC-PRL-PVV)
- 22/10/1980 – 2/04/1981 : gouvernement Martens IV (CVP-PS-SP-PSC)
- 6/04/1981 – 21/09/1981 : gouvernement M. Eyskens (CVP-PS-SP-PSC)
- 8/11/1981 : élections législatives
- 17/12/1981 – 14/10/1985 : gouvernement Martens V (CVP-PRL-PVV-PSC)
- Il s’agit du Plattdütsch ou Platdiets, un dialecte de transition entre le domaine bas-allemand (dont le bas-francique d’où est issu le néerlandais standard) et le domaine haut-allemand.
- Cette « mise au frigo » prend fin en 1988, année où le PS, revenant triomphalement au pouvoir après sept ans d’opposition, parvient à négocier avec le CVP et la VU la fédéralisation de facto du pays et l’organisation d’une Région bruxelloise selon des principes ménageant la vision communautaire flamande et la vision régionale francophone.