Le lecteur francophone s’étonnera peut-être que Walter Pauli, dans son article Belgique - L’État échoué, ne cite que des partis politiques flamands lorsqu’il évoque le discours de dénonciation, fondé ou feint, de la Belgique comme failed state. L’absence de référence au monde politique wallon et/ou francophone s’explique par le fait que Walter Pauli a écrit cet article en néerlandais, dans un hebdomadaire flamand et à destination d’un lectorat néerlandophone. De même, on pourrait avoir l’impression que le (...)
Le lecteur francophone s’étonnera peut-être que Walter Pauli, dans son article Belgique - L’État échoué, ne cite que des partis politiques flamands lorsqu’il évoque le discours de dénonciation, fondé ou feint, de la Belgique comme failed state. L’absence de référence au monde politique wallon et/ou francophone s’explique par le fait que Walter Pauli a écrit cet article en néerlandais, dans un hebdomadaire flamand et à destination d’un lectorat néerlandophone. De même, on pourrait avoir l’impression que le journaliste et historien incrimine les réformes de l’État et le fédéralisme dans la course à l’échec de l’État belge. Tel n’est pas le cas.
Enfin, Walter Pauli évoque les quatre années de « malgoverno » (1978-1981) qui suivent l’échec du Pacte d’Egmont de 1977-1978 (cf infra). Ce rappel historique est judicieux. Il est même possible d’élargir le spectre à la décennie 1971-1981, une décennie dont on peine aujourd’hui à imaginer à quel point elle a marqué une génération d’hommes politiques. Surtout, durant cette décennie, en Wallonie et à Bruxelles, le champ politique – que, faute de mieux, l’on qualifiera de francophone – est au bord du point de rupture, trente ans avant le champ politique flamand et dénonce, lui aussi, la Belgique comme État échoué, des points de vue wallon et bruxellois dans ce cas.
Ainsi, on l’oublie souvent, mais pour l’État belge (pas encore fédéralisé), les années 1971-1981 sont synonymes de decennium horribile. À côté de cette décennie terrible, la crise de régime de 2010-2011 (541 jours sans gouvernement fédéral) fait, a posteriori, presque pâle figure. Durant cette décennie, les contradictions constitutives de l’État belge (politiques, économiques, sociales, régionales et communautaires) sont à leur comble.
La crispation est maximale autour du clichage de la frontière linguistique, du bilinguisme administratif de Bruxelles et du régime linguistique de la périphérie bruxelloise (Brussels rand). Inscrit dans la Constitution depuis 1970, ce clichage fut voté à une époque (1963) où ladite Constitution n’avait pas encore institué de majorité spéciale pour protéger la minorité francophone de Belgique de l’éventualité de réformes linguistiques ou institutionnelles votées par la seule majorité néerlandophone du Parlement national et ensuite fédéral.
Les réformes institutionnelles sont bancales, partielles et déséquilibrées. En 1970, la Constitution prend acte de la revendication wallonne d’autonomie économique et politique et inscrit l’existence de 3 Régions (wallonne, flamande et bruxelloise). La Constitution prend également acte de la revendication flamande d’autonomie culturelle et inscrit l’existence de 3 Communautés culturelles (de langues française, néerlandaise et allemande). Mais concrètement, seules les Communautés culturelles sont organisées, tandis que, après le traumatisme de l’échec du Pacte d’Egmont (cf infra), il faut attendre 1980 pour que la Région wallonne et la Région flamande soient dotées de compétences organiques, l’organisation de la Région bruxelloise étant, elle, mise « au frigo » [2].
Trois décennies avant le champ politique flamand, les années 70 sont marquées par une balkanisation du champ politique francophone. Cette période historique est souvent oubliée des mémoires collectives de Wallonie et de Bruxelles.
Durant cette décennie chahutée, une tentative sans précédent de fédéralisation globale et radicale de l’État est négociée. En mai 1977, le gouvernement Tindemans IV de centre-gauche (CVP – PSB unitaire – PSC), élargi à deux partis communautaires (FDF bruxellois francophone et VU flamande), signe un accord ambitieux : le Pacte d’Egmont. Mais, à peine signé, ce Pacte inédit est soumis à de tels vents contraires qu’il finit par se fracasser l’automne 1978. Sur le plan constitutionnel, le Pacte est partiellement invalidé par le Conseil d’État. Sur le plan politique, les négociateurs flamands CVP et VU sont soumis à une intense campagne de pression de la part du Mouvement flamand qui met sur pied un Egmontkomitee, tandis que le FDF doit affronter une partie de sa base. Le 11 octobre 1978, après les avis rendus par le Conseil d’État, le Premier ministre Leo Tindemans, sans en avertir les présidents des partis de sa coalition, se rend à la Chambre des Représentants pour y annoncer sa démission.
L’échec du Pacte d’Egmont plonge l’État belge dans le chaos institutionnel et politique. Lors des élections législatives de décembre 1978, qui suivent la démission du Gouvernement Tindemans IV, la VU et le FDF sont lourdement sanctionnés, tandis que le dernier parti traditionnel unitaire (PSB) se scinde en deux nouvelles formations indépendantes : PS et SP.
Ce chaos se développe dans un contexte socio-économique catastrophique. Les chocs pétroliers et l’effondrement des vieux bassins industriels de Wallonie (sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre) et, dans une moindre mesure, de l’industrie minière limbourgeoise, entrainent une croissance exponentielle du chômage (principalement en Wallonie et, côté flamand, dans la région anversoise, le Courtraisis et le Limbourg). Entre 1972 à 1983, le taux de chômage belge passe de 3% à 19%.
La dette publique explose, sous l’effet des chocs pétroliers, mais aussi de la création massive d’emplois dans la fonction publique et de l’emballement de la politique du gaufrier : chaque investissement public (i.e. de l’État central) en Wallonie doit être accompagné d’un investissement public équivalent en Flandre, et vice versa, (à titre de compensation économique). Cette politique prend abruptement fin au moment des restructurations drastiques de la sidérurgie wallonne : les partis néerlandophones refusent que l’État central continue d’y investir « à perte » et obtiennent que la Région wallonne prenne le relais.
Cette instabilité politique multiforme a un impact concret sur la gouvernance de l’État belge. En 10 ans, pas moins de 5 élections législatives nationales et 14 gouvernements nationaux se succèdent à un rythme vertigineux.
[1] Il s’agit du Plattdütsch ou Platdiets, un dialecte de transition entre le domaine bas-allemand (dont le bas-francique d’où est issu le néerlandais standard) et le domaine haut-allemand.
[2] Cette « mise au frigo » prend fin en 1988, année où le PS, revenant triomphalement au pouvoir après 7 ans d’opposition, parvient à négocier avec le CVP et la VU la fédéralisation de facto du pays et l’organisation d’une Région bruxelloise selon des principes ménageant la vision communautaire flamande et la vision régionale francophone.