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Avignon 2014. Les intermittences du théâtre
Depuis sa création en 1947, le festival d’Avignon s’est construit comme théâtre de service public avec pour mission la démocratisation culturelle et il continue d’incarner la volonté de Jean Vilar de promouvoir le théâtre populaire. L’annulation du festival en 2003, déjà en raison des tensions sociales liées aux conditions de travail des intermittents — ces travailleurs précaires du spectacle dont les difficultés s’apparentent à celles des artistes et techniciens belges —, a laissé des traces, et cette année, les craintes étaient vives parce que les intermittents dénonçaient la réforme de l’assurance chômage et menaçaient les festivals de l’été. Le Printemps des comédiens à Montpellier, le festival de Marseille ont été sérieusement perturbés, mais dans l’ensemble, à Avignon, seuls deux spectacles d’ouverture ont été supprimés. Quant au Off qui reprenait quelque treize-cents spectacles dans plus de cent-trente lieux, si la solidarité était forte, les compagnies n’avaient d’autre choix que de jouer.
Que ce soit pour le In ou le Off, le bilan après trois semaines de festival est toujours l’occasion d’égrener des pourcentages de fréquentation, de nombre de billets vendus, de comparaison avec les chiffres des années antérieures… Certes, les compagnies, les artistes et les techniciens ne peuvent vivre uniquement du bonheur de créer, mais cette année, les considérations financières étaient très prégnantes.
Le plus grand marché du monde
Dans le Off, où aucune sélection n’est opérée, où chaque compagnie vient à ses risques et périls, une troupe dépense en moyenne 25 000 euros en frais de location de salle, de logement pour les comédiens… et compte sur les achats de spectacles pour amortir ses frais. Avignon, le plus grand théâtre du monde, comme le claironne fièrement le Off, est aussi un grand marché. Il ne suffit pas de remplir les salles de spectateurs, il faut assurer les tournées de l’année à venir grâce à la présence de nombreux programmateurs. Annuler des spectacles signifie que ces représentations ne pourront pas être prises en compte dans le calcul des indemnités de chômage, mais risque aussi de mettre en péril la survie d’une compagnie. Jouer est donc un acte existentiel dans tous les sens du terme.
Dans son bilan du In, Olivier Py, qui vient de succéder à Hortense Archambault et à Vincent Baudriller, deux gestionnaires qui ont été à la tête du festival pendant dix ans, a, avec insistance, mis l’accent sur la perte financière enregistrée par les quelques annulations de spectacles dues à la grève des intermittents et au mauvais temps et appelé les pouvoirs publics à augmenter leur soutien pour pérenniser le festival. Olivier Py est le premier directeur, depuis le fondateur Jean Vilar qui le dirigea de 1947 à sa mort en 1971, à être également metteur en scène et comédien. Il a renoncé à la pratique antérieure de l’artiste associé qui permettait d’élargir les points de vue, chacun nourrissant les choix de programmation de son univers propre. En 2005, les polémiques avaient été fortes en raison du choix de Jan Fabre à qui était reprochée sa « radicalité ».
Solidarité avec les intermittents
Cette année, Olivier Py annonçait que cette édition serait « résolument intranquille et vigilante » et la clôturait en disant « eh bien, ça n’a pas été simple, mais ça a été beau ». Artiste engagé, il se disait prêt à des mesures radicales à l’issue du premier tour des élections municipales qui donnait le FN majoritaire à Avignon. « Je n’envisage que deux solutions possibles : soit je démissionne et on nomme un nouveau directeur, soit on délocalise le festival dans une autre ville. » Cette prise de position avait suscité beaucoup de réactions, assez négatives, même si, pour certains, elle a contribué à barrer la mairie aux frontistes. Le soutien aux intermittents est-il en partie contraint par les évènements et est-il le reflet de l’habileté politique de Py ou s’inscrit-il dans le droit fil de son engagement et de celui du festival ?
Avignon, où résonne le fracas insensé du monde, a toujours passionnément pris parti dans les conflits contemporains. Discussions et débats publics sont d’ailleurs présents dans la programmation avignonnaise. Comédiens et techniciens se sont réunis sur scène à chaque début de spectacle pour rappeler au public leurs revendications, disant notamment un texte s’en prenant avec force à la diminution du budget des « sciences, des lettres et des arts ». On apprenait ensuite qu’il s’agissait d’une intervention de Victor Hugo à l’Assemblée nationale le 10 novembre 1848… Les spectateurs étaient partagés entre solidarité et agacement.
En écho, Fabrice Murgia, dont La peur de n’être1 a été très bien accueilli et que l’on pourra voir chez nous la saison prochaine, a, entouré d’artistes belges présents à Avignon, lu un texte sur la précarité des artistes et l’importance de la culture. « Quand je réalise que nous avons accès à internet depuis trente ans, et que nous sommes incapables d’inventer de nouvelles formes d’économie culturelle, notamment en matière de partage des œuvres, je me sens pris pour un con, alors j’ai peur. […] Quand je lis la presse et les articles sur la situation des artistes, qu’à la fi n de l’article, je parcours les commentaires des tribunes populaires sur les forums inter-net, ce n’est plus de la peur. C’est quelque chose d’autre, c’est plus qu’une peur… Enfin… Nous sommes beaucoup ici, et imaginez qu’on parle comme ça de vous… Ça fait plus que peur. C’est comme une peur qui vous dépasse, qui touche à votre mémoire génétique globale, humaine. C’est comme quand on se bat à défendre la beauté, à dresser le portrait de l’Homme, mais que le modèle est horrible, stupide, égoïste, méprisant, il vous regarde de travers, comme s’il allait descendre de son socle, arracher votre chevalet, vous le taper sur la gueule, et prendre en plus votre portefeuille qui était presque vide… oui ça fait peur, et en même temps, comment dire, on doit l’aimer, sinon on ne peut pas le peindre, évidemment. C’est une peur qui touche à ce qui nous relie, ce qui nous permet de vivre ensemble dans le respect mutuel. Cette peur pour nos enfants, le monde qu’on leur laisse. Une peur que tout à coup, tout le monde se mette à penser la même chose des artistes. »
Olivier Py, un directeur passionné par le texte
L’actuel directeur, poète, metteur en scène, réalisateur, comédien, présentait plusieurs spectacles, dont Orlando ou l’impatience à la FabricA, un nouveau lieu extra-muros voulu par les deux précédents directeurs, une salle de spectacles destinée également à l’accueil de résidence d’artistes. Le jeune et bel Orlando est à la recherche de son père, mais sa mère, une actrice extravagante le conduit de bonne foi de fausses pistes en fausses pistes parce que sa mémoire n’a gardé qu’un souvenir flou de la soirée où Orlando a été conçu. La pièce se veut un manifeste qui entraine le spectateur dans les questionnements contemporains, ceux qui irriguent toute l’œuvre de Py, le politique, l’art, le sexe, la foi, la philosophie… travaillés sur un plateau tournant, fait d’étages. Chaque père potentiel incarne une forme possible de théâtre.L’écriture de Py, catholique et homosexuel militant, est lyrique et flamboyante, mais en raison de ses facilités manque un peu son effet, et les trois heures trente du spectacle finissent par lasser. Olivier Py a beau se réclamer de Claudel et de son écriture baroque, n’est pas Claudel qui veut.
Py mettait également en scène Vitrioli, une chronique de la crise du Grec Yannis Mavritsakis, et Les Perses, d’après Eschyle dans une adaptation légère qui se revendique du « théâtre d’intervention » pouvant être joué dans des lieux ordinaires et enfin un spectacle pour enfants La jeune fille, le diable et le moulin, d’après un conte des frères Grimm.
Vingt-quatre heures chrono
Avignon est souvent le lieu de performances. En 1995, Olivier Py est révélé dans le In par une pièce de vingt-quatre heures, La Servante, histoire sans fin ; aujourd’hui le jeune metteur en scène de trente-deux ans, Thomas Jolly propose Henri VI, de Shakespeare qui dure dix-huit heures, entractes et longues pauses comprises — entrée à 10 heures du matin pour en sortir à quatre heures le matin suivant, joyeux et exténué en tenant le précieux pin’s distribué à la sortie, « J’ai vu Henri VI en entier ». Avec son collectif, la Piccola Familia, Jolly met au cœur de sa démarche un théâtre « exigeant, populaire et festif » qui lutte contre la « standardisation » des projets culturels. Les trois pièces qui forment Henri VI retracent cent-cinquante ans d’histoire qui, pour le metteur en scène, sont à l’origine de notre époque et de l’« abandon, par l’homme, d’un monde de valeurs communautaires pour un monde individualisé ». Henri VI, dont il ne semble pas (encore ?) prévu de tournées en Belgique, mêle tous les registres, comme Shakespeare en est coutumier. Tragédie, farce, grotesque, grandiloquence… constituent un soap opera que Jolly revendique dans le prolongement de la mode des séries télévisées. Et ça marche, tout le monde tient le coup, les comédiens et les spectateurs, presque personne ne quitte la salle alors que le public fuit Hypérion — qui dure tout de même cinq heures —, mis en scène par Marie-José Malis.
Coup fatal2 d’Alain Platel réunit en un spectacle dynamique un contreténor congolais, Serge Kakudji, et treize musiciens congolais. Ce spectacle mêle avec un bonheur inattendu répertoire baroque et musiques populaires joués sur des instruments traditionnels, sur fond de rideau de scène constitué de douilles de munitions. Ah, il faut les voir jouer et danser avec une belle énergie, en particulier le ténor qui danse littéralement sur sa chaise en plastique.
Pour répondre peut-être aux critiques de ceux qui contestaient le trop grand nombre de performances les années précédentes, il y eut beaucoup de pièces de facture classique dans ce In, Orlando, Le prince de Hombourg, peu inspiré et assez plat, La Sorelle Macaluso, de l’Italienne Emma Dante. Celle-ci signe une belle réussite que l’on verra à Bruxelles3. Dans l’ensemble, pour autant que l’on puisse en juger puisqu’il est vain d’espérer tout voir, le In n’a pas présenté de projets percutants.
Le foisonnement du Off
Quant au Off, avec davantage de spectacles si possible que l’an passé — quelque 1 300 portés par 114 compagnies dont 25 étrangères —, il a vu son taux de fréquentation légèrement en baisse. Si des spectacles ont fait salle comble, d’autres ont peiné à trouver leur public. Pour s’orienter dans pareil dédale, chaque spectateur a ses critères, par exemple les lieux qu’il faut exclure à tout prix, le Palace, le Paris… qui ne programment que du café-théâtre et des one-man-show dont la vulgarité des titres suffit. Sinon des compagnies que l’on suit d’années en années, des théâtres qui établissent une programmation cohérente, sont gage de qualité autant que les bons comédiens. Le théâtre du Chêne noir fondé en 1966 par Gérard Gélas est l’un des théâtres permanents d’Avignon qui présente ses créations propres et accueille également d’autres compagnies. Denis Lavant incarnait Céline dans un montage de lettres, Faire danser les alligators sur la flute de Pan, qui décrit l’ambition du docteur Destouches de plier sa plume à sa volonté. Éructant, tordu, Lavant est cette « cocotte-minute humaine [avec ses] pulsions homophobes, racistes, antisémites, misogynes, toute la haine qu’on a de l’autre et de soi-même ». Ce laboratoire d’écriture est tout à la fois fascinant et inquiétant d’ouverture sur le mystère d’un écrivain si génial et si méprisable.
Gélas mettait en scène Le Tartufe nouveau, que Jean-Pierre Pelaez écrit « à la manière de » Molière pour pourfendre les « hypocrites modernes de tout poil, ces Tartuffes nouveaux, qu’ils aient leur compte en Suisse pour le bien de la France, ou qu’ils portent des sacs de riz sous le nez de caméras amies ». Bien jouée, la pièce est assez drôle, même si sous couvert de dénonciation, certains personnages sont caricaturés. Fondamentalement, qu’apporte cette démarche ? En 1995, Ariane Mnouchkine avait mis en scène un Tartuffe qui gardait le texte d’origine où toute la charge était portée par le jeu des comédiens et les costumes. Tartuffe évoquait un extrémiste musulman, et la scène de séduction d’Elmire, la femme de son hôte, était jouée comme une impressionnante tentative de viol. Le spectacle avait une puissance subversive que n’a pas Le Tartuffe nouveau. Le Chêne noir accueillait aussi La fuite, du prix Nobel de littérature, le Chinois Gao Xingjian, un texte, qui en dépit de ses qualités, reste artificiel et ne convainc pas tout à fait.
Lorsqu’en 1938, Kathrine Kressmann Taylor écrit Inconnu à cette adresse, l’éditeur qui finit par accepter de publier ce texte refusé partout ne le fait qu’à condition qu’elle supprime son prénom dans une « démarche à la fois commerciale et puritaine, dit la metteuse en scène, Delphine de Malherbe, puisque l’éditeur a pensé que c’était un meilleur argument de vente et que le fait qu’une femme l’ait écrit n’était pas crédible ». Très souvent joué, c’est Dominique Pinon et Francis Lalanne, qui reprennent ce roman épistolaire qui narre l’amitié entre un Juif américain et un Allemand marchands d’art associés que la montée du nazisme séparera. L’Allemand s’engagera aux côtés du régime hitlérien et trahira son ami qui se vengera en faisant preuve de la même cruauté. Mise en scène intimiste et sobre pour deux comédiens qui jouent excellemment ce texte qui rappelle qu’en 1938, il n’était déjà, pour des êtres lucides, plus possible de se tromper sur la véritable nature du régime nazi.
De grands auteurs constituent également un critère de choix ; si l’interprétation est mauvaise, au moins le spectateur n’aura pas tout perdu. Ce n’était pas du tout le cas avec Le joueur d’échecs, écrit en 1942, de Stefan Zweig, son dernier texte non destiné au théâtre et qui, par une mise en abyme inattendue, ne traite pas du champion d’échec, homme vulgaire, mais remarquable joueur, mais d’un amateur qui, à l’isolement dans une prison nazie en Autriche, joue jusqu’à les connaitre par cœur les grandes parties classiques pour résister à la torture mentale raffinée à laquelle il est soumis. André Salzet donne ici une interprétation tout en retenue et en fi nesse de cette dénonciation de l’hitlérisme.
La présence belge au théâtre des Doms — la vitrine sud de la création en Belgique francophone —, particulièrement attentive aux écritures contemporaines, est toujours copieuse et de qualité, et rien que l’affiche cultive une note décalée. Cette année, une gaufre de Liège sortait d’une boite de sardine. On pourra voir la plupart des spectacles en Belgique la saison prochaine.
L’ailleurs des lucioles
Quel autre lieu qu’une prison peut sembler le plus éloigné du théâtre, ce luxe indispensable ? À deux pas du théâtre des Doms et du jardin qui la surplombe se trouve la prison Sainte-Anne, qui n’a été désaffectée qu’en 2003. Du jardin, les familles des détenus avaient vue sur la cour, éparpillaient au gré du mistral les nouvelles, lançaient de menus objets enfermés dans une balle de tennis que l’on retrouve dans une partie de l’exposition « La disparition des lucioles ». La première chose qui sidère le visiteur dès l’entrée et le prend à la gorge est l’odeur d’enfermement, la vétusté de ces longs couloirs, de ces cellules étroites avec, au mieux, toilettes et douche dans un seul minuscule cagibi, des cours de promenades tellement réduites (en particulier celle de l’aile des femmes) que l’on comprend pourquoi dans une prison tous les détenus tournent dans le même sens… Tout est sale, plein de gravats et de détritus, le plâtras tombe par larges plaques, toutes les pièces métalliques sont rouillées…, tout a été laissé en l’état pour accueillir la très belle collection Lambert d’art contemporain, le temps de travaux d’extension.
Le titre de l’exposition rend hommage à Pier Paolo Pasolini et constitue une métaphore d’une culture révolue qui éclairait le monde et a été dévorée par la « société
- Au National (Bruxelles) du 7 au 16 octobre, à la Maison de la culture de Tournai/Festival Next les 20 et 21 novembre, au Manège à Mons du 25 au 27 novembre, au théâtre de Liège du 27 au 29 janvier, à l’Ancre/PBA de Charleroi le 10 février, au Toneelhuis d’Anvers le 26 février, au théâtre de Namur du 3 au 5 mars 2015.
- Le spectacle sera au KVS du 6 au 15 novembre, au théâtre de Namur les 24 et 25 avril 2015, à Bruges, Courtrai et Leuven.
- Théâtre national du 24 au 27 février 2015, quatrième réalisation du projet européen Villes en scène/Cities on stage.