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Aux antipodes du principe de précaution. Les agrocarburants à l’épreuve de Fukushima

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par François Polet

juin 2011

La catas­trophe en cours à Fuku­shi­ma invite à redou­bler d’ef­forts — poli­tiques, finan­ciers, tech­niques — pour accroitre radi­ca­le­ment la part de renou­ve­lable dans notre bou­quet éner­gé­tique. Mais pas n’im­porte com­ment. Car cette même catas­trophe invite aus­si à remettre en ques­tion la poli­tique euro­péenne en matière d’«agrocarburants », tant l’at­ti­tude des déci­deurs face aux preuves des risques sociaux et envi­ron­ne­men­taux majeurs qu’elle entraine est à rap­pro­cher de celle qui a trop long­temps pré­va­lu en matière de risque nucléaire.

Depuis 2003 et la direc­tive « bio­car­bu­rants », les pays de l’U­nion euro­péenne mélangent une part gran­dis­sante d’a­gro­car­bu­rant — étha­nol et bio­die­sel1 — dans leur car­bu­rant de trans­port. Cette poli­tique est deve­nue contrai­gnante avec la direc­tive « éner­gies renou­ve­lables » adop­tée en avril 2009 : les vingt-sept États membres ont l’o­bli­ga­tion d’at­teindre un pour­cen­tage de 10 % d’éner­gies renou­ve­lables dans le trans­port en 20202. En pra­tique, cette éner­gie renou­ve­lable sera essen­tiel­le­ment four­nie par les agro­car­bu­rants, ou bio­car­bu­rants de pre­mière géné­ra­tion, soit du car­bu­rant pro­ve­nant de matières pre­mières agri­coles. Les moti­va­tions offi­cielles de cette poli­tique sont au nombre de trois : la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, la diver­si­fi­ca­tion éner­gé­tique et la créa­tion d’un nou­veau débou­ché pour le sec­teur agri­cole (dans le contexte de la déré­gu­la­tion de la poli­tique agri­cole com­mune — PAC).

Les effets per­vers poten­tiels d’une telle poli­tique d’u­ti­li­sa­tion à grande échelle d’a­gro­car­bu­rants ont pour­tant assez tôt été dénon­cés par des obser­va­teurs au sein de la socié­té civile, des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et du monde scien­ti­fique. Ils ont trait aux impacts de ce pré­lè­ve­ment mas­sif de pro­duits agri­coles sur les ques­tions de sécu­ri­té ali­men­taire, d’en­vi­ron­ne­ment et de pres­sion fon­cière, en par­ti­cu­lier dans les pays hors Union européenne.

Trois ans après la crise ali­men­taire de 2007 – 2008, les agro­car­bu­rants sont à nou­veau poin­tés comme une des causes de la flam­bée des prix agri­coles par la Banque mon­diale et les Nations unies. Parce qu’elle détourne des quan­ti­tés énormes de grains (maïs, fro­ment) de la consti­tu­tion de stocks jouant un rôle sta­bi­li­sa­teur sur les prix inter­na­tio­naux, parce qu’elle ren­force l’in­ter­dé­pen­dance entre mar­chés agri­coles et mar­chés éner­gé­tiques, la consom­ma­tion à grande échelle d’a­gro­car­bu­rants consti­tue un fac­teur de vola­ti­li­té sur les mar­chés agri­coles. Cette vola­ti­li­té est source de pro­blèmes graves pour les consom­ma­teurs pauvres, mais aus­si pour les pro­duc­teurs pauvres (aug­men­ta­tion du risque de retour­ne­ment des prix).

L’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion agri­cole sus­ci­tée par cette demande sup­plé­men­taire de matières pre­mières concourt à l’ex­ten­sion des sur­faces culti­vées à l’é­chelle mon­diale. Une par­tie impor­tante des terres mises en culture ont une grande valeur en termes de bio­di­ver­si­té et consti­tuent d’im­por­tants réser­voirs de car­bone : forêts pri­maires, savanes, prai­ries natu­relles, zones humides. La prise en compte de ce « chan­ge­ment d’af­fec­ta­tion des sols » met en ques­tion le bilan des agro­car­bu­rants en matière de car­bone et de biodiversité.

Plus récem­ment, la demande de terres à des fins de pro­duc­tion de matières pre­mières pour les agro­car­bu­rants s’est révé­lée être un fac­teur majeur dans l’in­quié­tant phé­no­mène de ruée des inves­tis­seurs inter­na­tio­naux sur les terres des pays du Sud. D’a­près la Banque mon­diale, envi­ron 35 % des contrats en cours de négo­cia­tion en 2008 avaient pour fina­li­té l’ap­pro­vi­sion­ne­ment du mar­ché mon­dial de l’é­tha­nol et du biodiesel.

Localiser les agrocarburants, délocaliser la production alimentaire ?

Face à la mon­tée des pré­oc­cu­pa­tions quant aux impacts des agro­car­bu­rants, deux types de mesures ont été pri­vi­lé­giés par les auto­ri­tés natio­nales et euro­péennes. La pre­mière, adop­tée par les gou­ver­ne­ments belge et fran­çais notam­ment, consiste à pri­vi­lé­gier l’u­ti­li­sa­tion de fro­ment et de col­za de nos régions, dont les impacts sociaux et envi­ron­ne­men­taux sont contrôlés.

L’ir­re­ce­va­bi­li­té de cette « solu­tion » de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment local s’im­pose à tout qui a la moindre notion du rap­port entre offre et demande locales de pro­duits agri­coles. La démons­tra­tion est aisée s’a­gis­sant de la Bel­gique. Notre pays est défi­ci­taire en matière de pro­duc­tion agri­cole végé­tale avant même de pro­duire des agro­car­bu­rants, en d’autres termes, nous consom­mons plus de pro­duits agri­coles que nous n’en pro­dui­sons. Toute cana­li­sa­tion de matières pre­mières domes­tiques vers les uni­tés de pro­duc­tion d’agrocarburants entraine donc une aug­men­ta­tion pro­por­tion­nelle des impor­ta­tions pour com­bler les manques créés dans les autres sec­teurs, l’a­groa­li­men­taire en par­ti­cu­lier. Or la sur­face agri­cole sup­plé­men­taire qu’exigera la consom­ma­tion d’agrocarburants en 2020 avoi­si­ne­ra les 500.000 hec­tares, soit 60 % des terres culti­vables ou 40 % des terres agri­coles du pays… Cette expan­sion réelle, bien qu’in­di­recte, se pro­dui­ra donc qua­si inté­gra­le­ment en dehors de nos frontières.

Ce phé­no­mène de délo­ca­li­sa­tion de la pro­duc­tion agri­cole à des fins ali­men­taires se véri­fie aus­si à l’é­chelle euro­péenne. Il se pose en par­ti­cu­lier pour la pro­duc­tion de bio­die­sel3. La crois­sance de la pro­duc­tion euro­péenne est telle, depuis 2003, que la pro­duc­tion de graines oléa­gi­neuses (col­za, tour­ne­sol, soja), pour­tant en forte aug­men­ta­tion, ne suit pas. Face à des graines plus chères et moins dis­po­nibles, l’in­dus­trie agroa­li­men­taire se tourne mas­si­ve­ment vers une autre huile végé­tale, bon mar­ché et pré­sente en quan­ti­té sur le mar­ché inter­na­tio­nal : l’huile de palme. Quand bien même elle s’ap­pro­vi­sionne loca­le­ment, l’in­dus­trie euro­péenne de bio­die­sel entraine donc indi­rec­te­ment une aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion d’huile de palme et, par­tant, une expan­sion des mono­cul­tures de pal­miers à huile, prin­ci­pal vec­teur de défo­res­ta­tion dans les pays qui dominent le com­merce mon­dial de la palme : la Malai­sie et l’Indonésie.

Si l’on se fie à un docu­ment majeur de la dg Agri­cul­ture de la Com­mis­sion publié en 2007 (soit quelques mois avant la flam­bée des prix agri­coles et la mise en cause de l’impact des agro­car­bu­rants…), l’accroissement de la pro­duc­tion agri­cole entrai­né par l’objectif euro­péen des 10 % en 2020 se maté­ria­li­se­ra majo­ri­tai­re­ment hors des fron­tières de l’Union. Celui-ci résul­te­ra de l’augmentation des impor­ta­tions d’agrocarburants (sous forme de matières pre­mières ou de pro­duit fini), du détour­ne­ment d’une par­tie crois­sante de la pro­duc­tion agri­cole euro­péenne de ses usages anté­rieurs (impor­ta­tions indi­rectes évo­quées pré­cé­dem­ment) et du détour­ne­ment d’une par­tie de la pro­duc­tion pré­cé­dem­ment expor­tée (cas des céréales essentiellement).

Certifier les agrocarburants, déplacer les problèmes

La deuxième mesure, adop­tée à l’é­chelle de l’U­nion euro­péenne, consiste à appli­quer des « cri­tères de dura­bi­li­té » aux agro­car­bu­rants, notam­ment d’origine extra-euro­péenne, en vue d’ex­clure les filières d’approvisionnement au bilan envi­ron­ne­men­tal dis­cu­table. Sché­ma­ti­que­ment, ces cri­tères, repris à l’ar­ticle 17 de la direc­tive « éner­gies renou­ve­lables », écartent les agro­car­bu­rants dont l’utilisation n’entraine pas une réduc­tion d’émission de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 35 % ain­si que les bio­car­bu­rants pro­duits à par­tir de matières pre­mières pro­ve­nant de terres qui pré­sen­taient une grande valeur en termes de bio­di­ver­si­té ou de sto­ckage de car­bone en jan­vier 2008. La direc­tive pré­voit par ailleurs que la véri­fi­ca­tion du res­pect de ces cri­tères repo­se­ra sur des accords bila­té­raux entre la Com­mu­nau­té et les pays pro­duc­teurs ain­si que sur des sys­tèmes de cer­ti­fi­ca­tion volon­taire (type bois FSC).

Deux limites de ces dis­po­si­tions viennent spon­ta­né­ment à l’esprit. La faible por­tée des cri­tères tout d’abord, qui sont exclu­si­ve­ment cen­trés sur deux dimen­sions : les réduc­tions de GES et la pré­ser­va­tion des terres de grande valeur envi­ron­ne­men­tale4. Les autres graves impacts envi­ron­ne­men­taux et sociaux (sécu­ri­té ali­men­taire, droits sociaux, droits d’usages locaux, pol­lu­tions) feront juste l’objet d’un rapport
bis­an­nuel de la Com­mis­sion au Par­le­ment. La confiance exces­sive pla­cée dans les pos­si­bi­li­tés de véri­fi­ca­tion ensuite, quand les quan­ti­tés en jeu sont astro­no­miques, les objec­tifs de consom­ma­tion contrai­gnants et que l’expérience montre qu’il est extrê­me­ment dif­fi­cile de garan­tir l’indépendance véri­table des contrô­leurs, que ces der­niers soient publics ou privés.

Mais la fai­blesse prin­ci­pale de ces mesures réside dans le fait que, quand bien même elles seraient par­fai­te­ment res­pec­tées par les pro­duc­teurs, elles déplacent les effets indé­si­rables davan­tage qu’elles ne les éli­minent. Les méca­nismes sont les mêmes que dans l’exemple de la sub­sti­tu­tion du col­za par la palme. La mise en culture d’environnements natu­rels étant exclue, les cultures pour agro­car­bu­rants prennent fata­le­ment la place d’autres acti­vi­tés agri­coles, éle­vage ou culture à des fins ali­men­taires. Il y a donc néces­sai­re­ment des consom­ma­teurs qui sont évin­cés. Ce déca­lage entre l’offre et la demande de pro­duits agri­coles se tra­duit dans un pre­mier temps par une hausse des prix, fac­teur de dif­fi­cul­tés pour les consom­ma­teurs pauvres. Mais comme la demande en pro­duits agri­coles ne fai­blit pas sur le mar­ché ali­men­taire — au contraire, elle a même ten­dance à aug­men­ter, et à vive allure —, cette hausse des prix agri­coles se tra­duit par un ren­ché­ris­se­ment du fon­cier et une mise en culture de nou­velles terres afin de répondre à la demande « flouée » par l’in­dus­trie des agro­car­bu­rants. Le chan­ge­ment d’affectation des sols — et ses impacts néga­tifs en termes de bio­di­ver­si­té et d’émissions mas­sives de GES — que l’on pense évi­ter à un endroit se pro­duit donc ailleurs, quelque part dans le monde.

Deux autres exemples tirés de la réa­li­té illus­trent l’impuissance des cri­tères de dura­bi­li­té actuels face à ce phé­no­mène de « chan­ge­ment d’affectation des sols indi­rect », plus com­mu­né­ment qua­li­fié d’ILUC (pour Indi­rect Land Use Change) par les spécialistes.

La demande euro­péenne d’éthanol contri­bue à l’expansion vigou­reuse des plan­ta­tions de canne à sucre dans et autour de l’État de São Pau­lo au Bré­sil. Les impor­ta­teurs euro­péens étant de plus en plus regar­dants sur les aspects de chan­ge­ment d’af­fec­ta­tion des sols, l’ex­pan­sion de la canne à sucre ne se pro­duit pas sur les envi­ron­ne­ments natu­rels, mais sur les terres pré­cé­dem­ment consa­crées au soja et à l’élevage. Mais comme la demande de soja et d’élevage est elle-même en crois­sance, ces acti­vi­tés ne dis­pa­raissent pas, mais sont repous­sées vers le Nord, où elles contri­buent à la des­truc­tion de la savane du Cer­ra­do et de l’Amazonie…

Les socié­tés de plan­ta­tions indo­né­siennes et malai­siennes ambi­tionnent de four­nir une part crois­sante du mar­ché euro­péen du bio­die­sel. Afin de res­pec­ter les cri­tères de la direc­tive, il leur suf­fit d’af­fec­ter aux expor­ta­tions euro­péennes les plan­ta­tions ayant été créées avant jan­vier 2008 et de mettre en place de nou­velles plan­ta­tions (dans les zones fores­tières celles-là) afin de satis­faire la demande moins regar­dante (indienne et chi­noise essen­tiel­le­ment) pré­cé­dem­ment satis­faite par les plan­ta­tions détour­nées vers le mar­ché européen.

L’inadéquation des cri­tères de dura­bi­li­té face au phé­no­mène de l’ILUC est indis­cu­table. Nombre d’organisations inter­na­tio­nales l’admettent, à l’instar du pnue — « Poli­cy­ma­kers are aiming to over­come the nega­tive envi­ron­men­tal and social conse­quences of bio­fuels by intro­du­cing sus­tai­na­bi­li­ty stan­dards. Howe­ver, a basic metho­do­lo­gi­cal chal­lenge lies with the fact that pure pro­duct and pro­duc­tion spe­ci­fic stan­dards are hard­ly capable of control­ling indi­rect effects of land use change. […], these pro­duct stan­dards can­not avoid dis­pla­ce­ment effects » ou du Centre com­mun de recherche de la Com­mis­sion : « Clear­ly cer­ti­fi­ca­tion must apply to imports for food as well as bio­fuels, other­wise the unsus­tai­nable pro­duct will just be dis­pla­ced from fuel to food market. »

Le tout récent rap­port du Cetri sur les « impacts de l’ex­pan­sion des cultures pour bio­car­bu­rants dans les pays en déve­lop­pe­ment5 » com­man­di­té par le ministre belge du Cli­mat et de l’Éner­gie va dans le même sens : « La cer­ti­fi­ca­tion telle que pré­vue dans la direc­tive euro­péenne 2009/28 [ndlr : direc­tive éner­gies renou­ve­lables] ne per­met pas de contrô­ler les graves impacts néga­tifs glo­baux asso­ciés à l’ex­pan­sion des cultures pour agro­car­bu­rants, pas plus que les effets indi­rects liés aux énormes besoins de terre inhé­rents aux objec­tifs impo­sés par la direc­tive » (Mun­ting, 2010). Conclu­sion on ne peut plus claire, qui n’a pour­tant pas empê­ché le com­man­di­taire de l’é­tude de pré­sen­ter au Conseil des ministres du 3 février 2011 (soit un bon mois seule­ment après la remise de l’é­tude) un pro­jet d’ar­rê­té royal trans­po­sant les cri­tères de dura­bi­li­té et les moda­li­tés de véri­fi­ca­tion de la direc­tive euro­péenne. Sans aucune allu­sion à l’exis­tence de l’I­LUC et aux sérieuses réserves émises par l’é­tude du Cetri.

Des présupposés outrancièrement optimistes

La ques­tion de l’I­LUC n’est pas com­plè­te­ment éva­cuée de la direc­tive éner­gies renou­ve­lables, bien qu’elle n’y occupe qu’une place secon­daire. Le pro­blème est pru­dem­ment abor­dé au consi­dé­rant n° 85, ain­si qu’à l’a­li­néa 6 de l’ar­ticle 19 por­tant sur le cal­cul du bilan car­bone des dif­fé­rents agro­car­bu­rants. Dans le consi­dé­rant n° 85, l’U­nion recon­nait que « même si les bio­car­bu­rants sont fabri­qués à par­tir de matières pre­mières pro­ve­nant de terres déjà arables, l’aug­men­ta­tion nette de la demande de cultures due à la pro­mo­tion des bio­car­bu­rants pour­rait abou­tir à une aug­men­ta­tion nette de la super­fi­cie culti­vée. Cela pour­rait affec­ter des terres riches en car­bone et conduire à des pertes de car­bone préjudiciables ».

Face à ce qu’elles conti­nuent à qua­li­fier de « risque » (alors que tout, à com­men­cer par le simple bon sens, indique qu’il s’a­git d’une consé­quence iné­luc­table), les ins­tances euro­péennes pri­vi­lé­gient deux stra­té­gies : pre­miè­re­ment, l’in­tro­duc­tion de mesures d’ac­com­pa­gne­ment visant à encou­ra­ger une hausse du taux de pro­duc­ti­vi­té, l’u­ti­li­sa­tion de terres dégra­dées et l’a­dop­tion de règles de dura­bi­li­té par les pays extracom­mu­nau­taires consom­ma­teurs d’a­gro­car­bu­rants ; deuxiè­me­ment, la mise au point d’une métho­do­lo­gie concrète, « repo­sant sur les meilleures don­nées scien­ti­fiques dis­po­nibles », en vue de réduire à un mini­mum les émis­sions de GES cau­sées par les « modi­fi­ca­tions indi­rectes du sol ».

La pre­mière stra­té­gie relève ni plus ni moins du wish­ful thin­king, d’un opti­misme non fon­dé qui consiste, lors­qu’un pro­blème social ou envi­ron­ne­men­tal se pro­file, à miser sur la sur­ve­nue d’un best case sce­na­rio afin de mini­mi­ser les effets néga­tifs poten­tiels… et désa­mor­cer la cri­tique (Fran­co et al., 2010). Bien sûr, les ren­de­ments agri­coles vont conti­nuer à aug­men­ter, mais le rythme de cette aug­men­ta­tion est incer­tain, contre­ba­lan­cé par la mul­ti­pli­ca­tion des phé­no­mènes cli­ma­tiques extrêmes dans les grands pays pro­duc­teurs, et il sera selon toute pro­ba­bi­li­té absor­bé par la seule crois­sance des mar­chés tra­di­tion­nels (ali­men­ta­tion humaine et ani­male, indus­trie) (Dehue, Meyer et Het­tin­ga, 2008).

Quant à l’i­dée selon laquelle l’ex­pan­sion des cultures d’a­gro­car­bu­rants devra être orien­tée sur des terres « dégra­dées » et « non uti­li­sées », ce qui per­met­tra d’é­vi­ter les effets de dépla­ce­ment des cultures (ILUC), elle est dou­ble­ment décon­nec­tée des contextes sociaux et pro­duc­tifs réel­le­ment exis­tants. D’une part, les terres réel­le­ment inuti­li­sées sont beau­coup moins abon­dantes que ce que les images satel­lite ou les clas­se­ments admi­nis­tra­tifs locaux ne laissent pen­ser. Ces terres pseu­do-excé­den­taires four­nissent quan­ti­té de ser­vices « éco­sys­té­miques » aux com­mu­nau­tés vil­la­geoises avoi­si­nantes6. D’autre part, la fer­ti­li­té médiocre de ces terres sert de repous­soir à l’en­semble des agri­cul­teurs (Polet, 2011). À moins d’in­ci­tants finan­ciers aug­men­tant ter­ri­ble­ment le cout réel de ces agro­car­bu­rants, il est illu­soire d’i­ma­gi­ner que ces terres pour­ront un jour contri­buer sub­stan­tiel­le­ment à l’ap­pro­vi­sion­ne­ment européen.

Deux autres idées régu­liè­re­ment avan­cées par les res­pon­sables euro­péens sont à clas­ser dans cette même caté­go­ries des pré­sup­po­sés outran­ciè­re­ment opti­mistes. Celle sui­vant laquelle l’é­ta­blis­se­ment de par­te­na­riats avec les gou­ver­ne­ments locaux amè­ne­ra ces der­niers à adop­ter les bonnes poli­tiques socioen­vi­ron­ne­men­tales et à les faire appli­quer. Cette vision est à mille lieues du consen­sus pro­duc­ti­viste qui pré­vaut au sein des gou­ver­ne­ments malais, indo­né­sien et même bré­si­lien7. Enfin, l’i­dée selon laquelle les bio­car­bu­rants de pre­mière géné­ra­tion, d’o­ri­gine agri­cole, seront rapi­de­ment rem­pla­cés par des bio­car­bu­rants de deuxième, voire de troi­sième géné­ra­tion, qui demandent infi­ni­ment moins de sur­face de terre. En 2007, la Com­mis­sion misait sur une pro­por­tion de 30 % de bio­car­bu­rants de deuxième géné­ra­tion à l’ho­ri­zon 2020 (CE, 2007). L’exa­men des vingt-sept « plans d’ac­tion natio­naux en matière d’éner­gie renou­ve­lable » ren­dus publics fin 2010 indique que cette pro­por­tion attein­dra tout au plus 8 %… (Bowyer, 2011).

Le « wikileaks » des agrocarburants

La deuxième stra­té­gie euro­péenne face au défi de l’I­LUC est plus inquié­tante encore. En son article 19 § 6e, la direc­tive deman­dait donc à la Com­mis­sion de pré­sen­ter au plus tard le 31 décembre 2010 un rap­port sur l’I­LUC assor­ti d’une pro­po­si­tion de métho­do­lo­gie visant à comp­ta­bi­li­ser les émis­sions de GES asso­ciés, le tout basé sur « les meilleures preuves scien­ti­fiques dis­po­nibles ». La Com­mis­sion a donc com­man­di­té une série d’é­tudes afin d’ar­rê­ter sa position.

Sur le papier, la démarche a toutes les appa­rences du pro­ces­sus déci­sion­nel res­pon­sable. Dans la réa­li­té cepen­dant, la Com­mis­sion fait montre d’une grande réti­cence à com­mu­ni­quer les résul­tats des recherches menées. Las­sées des manœuvres dila­toires des fonc­tion­naires, plu­sieurs ong rem­plissent une requête offi­cielle pour avoir accès aux com­mu­ni­ca­tions internes de la Com­mis­sion dans ce dos­sier. S’en­suit un véri­table « wiki­leaks » des agro­car­bu­rants : les docu­ments trans­mis au titre des règles euro­péennes de trans­pa­rence révèlent non seule­ment que les tra­vaux com­man­di­tés débouchent sur de fortes remises en cause du bilan car­bone des agro­car­bu­rants8, mais qu’une véri­table cam­pagne de déni­gre­ment des recherches les plus défa­vo­rables est menée depuis les direc­tions géné­rales de l’a­gri­cul­ture et de l’éner­gie, insa­tis­faites des résultats.

L’angle d’at­taque adop­té par les mécon­tents est claire : il s’a­git de remettre en cause la scien­ti­fi­ci­té du concept d’I­LUC, d’ex­ploi­ter les diver­gences entre les résul­tats des dif­fé­rentes recherches, de cou­per les pas­sages les plus défa­vo­rables aux agro­car­bu­rants, d’exer­cer des pres­sions sur les cher­cheurs afin qu’ils révisent leurs copies… Un cour­rier du direc­teur géné­ral en charge de l’a­gri­cul­ture, Jean-Luc Demar­ty, à son homo­logue à la dg Ener­gie est sans équi­voque : « Une uti­li­sa­tion sans garde-fou de l’ILUC tue­rait les bio­car­bu­rants dans l’ue, […] C’est pro­ba­ble­ment l’objectif des par­ti­sans de l’ILUC » (Har­ri­son, 2010).

Sans sur­prise, le rap­port pré­sen­té par la Com­mis­sion en décembre 2010 au Conseil et au Par­le­ment recon­nait que le chan­ge­ment d’af­fec­ta­tion des sols indi­rect peut réduire les éco­no­mies d’é­mis­sions de GES asso­ciées aux bio­car­bu­rants, mais « iden­ti­fie aus­si un cer­tain nombre d’in­cer­ti­tudes », qui obligent la Com­mis­sion à pour­suivre ses recherches afin de s’as­su­rer que les déci­sions poli­tiques soient basées sur « la meilleure science dis­po­nible ». En atten­dant, les objec­tifs en matière de consom­ma­tion d’a­gro­car­bu­rants sont main­te­nus, une atti­tude à l’exact oppo­sé du prin­cipe de pré­cau­tion, qui dicte qu’«en cas de risque de dom­mages graves ou irré­ver­sibles, l’ab­sence de cer­ti­tude scien­ti­fique abso­lue ne doit pas ser­vir de pré­texte pour remettre à plus tard l’a­dop­tion de mesures effec­tives visant à pré­ve­nir la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­ne­ment » (décla­ra­tion de Rio).

Au-delà de ce qu’elles signi­fient en matière de trans­pa­rence et de ges­tion des risques au sein des plus hautes sphères, les manœuvres de la Com­mis­sion pour rela­ti­vi­ser les risques envi­ron­ne­men­taux et sociaux des cultures éner­gé­tiques indiquent que la poli­tique en matière d’a­gro­car­bu­rant n’est pas (ou plus…) une poli­tique envi­ron­ne­men­tale, mais une poli­tique éner­gé­tique et éco­no­mique. Une poli­tique qui satis­fait des inté­rêts éco­no­miques tel­le­ment lourds — de l’in­dus­trie des agro­car­bu­rants au monde agri­cole, en pas­sant par l’in­dus­trie auto­mo­bile (qui y voit une contri­bu­tion à moindre cout du sec­teur à la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique) —, qu’elle jus­ti­fie dans l’es­prit de beau­coup de res­pon­sables la prise de risques envi­ron­ne­men­taux et sociaux majeurs.

  1. Pour rap­pel, il existe deux grands types d’agrocarburant : l’éthanol, pro­duit par fer­men­ta­tion du sucre conte­nu dans des plantes telles que les bet­te­raves, le fro­ment, le maïs, la canne à sucre, etc., qui peut être mélan­gé à l’essence, et le bio­die­sel, pro­duit par la trans­for­ma­tion chi­mique de l’huile végé­tale conte­nue dans les graines de col­za, tour­ne­sol, soja etc., qui peut être mélan­gé au diesel
  2. En 2009, la part des agro­car­bu­rants dans le trans­port s’est éle­vée à 4 % pour l’ensemble de l’Union euro­péenne. Elle était d’environ 3 % en Bel­gique cette même année.
  3. L’Union euro­péenne pro­duit envi­ron 85 % du bio­die­sel qu’elle consomme. Cette pro­duc­tion euro­péenne uti­lise des matières pre­mières euro­péennes (col­za, tour­ne­sol), mais aus­si, bien que dans une moindre mesure, des matières pre­mières impor­tées (soja, col­za, palme). Les 15 % de bio­die­sel impor­té pro­viennent essen­tiel­le­ment d’Argentine, du Cana­da, de Malai­sie et d’Indonésie.
  4. Ou plu­tôt « qui avaient une grande valeur envi­ron­ne­men­tale avant le mois de jan­vier 2008 », ce qui exo­nère les plan­ta­tions de soja ou de pal­miers à huile ayant pris la place de forêts tro­pi­cales avant cette date.
  5. Le rap­port du Cetri est consul­table sur le site du spf « San­té publique, sécu­ri­té de la chaine ali­men­taire et envi­ron­ne­ment » : http://health.belgium.belgium.be/eportal/
    Environemnt/19067348.
  6. Pâtu­rage sai­son­nier, col­lecte de bois de feu, agri­cul­ture iti­né­rante, cueillette de plantes médicinales…
  7. En témoigne l’attitude agres­sive adop­tée par l’ensemble des grands pays pro­duc­teurs du Sud à la seule évo­ca­tion de l’idée de cri­tères de dura­bi­li­té, assi­mi­lés à du pro­tec­tion­nisme dégui­sé, voire à de « l’impérialisme écologique ».
  8. Plus pré­ci­sé­ment, les conclu­sions de la plu­part des recherches indiquent que les émis­sions de gaz à effet de serre entrai­nées par le chan­ge­ment d’affectation des sols indi­rect (ILUC) sont tel­le­ment impor­tantes qu’elles aggravent consi­dé­ra­ble­ment le bilan car­bone glo­bal des agro­car­bu­rants, en par­ti­cu­lier du bio­die­sel, au point de le rendre néga­tif par rap­port aux équi­va­lents fos­siles (CE, 2010 ; Bowyer, 2011). Rou­ler au bio­die­sel serait donc plus pol­luant, en termes d’émissions de GES, que rou­ler au diesel…

François Polet


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