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Art, handicap mental et reconnaissance sociale

Numéro 3 - 2016 par Cécile Schumacher Clémence Mercier Stéphane Leyens Marie-Martine Gernay Françoise Dal

mai 2016

L’expression artis­tique est incon­tes­ta­ble­ment un impor­tant levier d’inclusion sociale. Des ate­liers artis­tiques pour per­sonnes han­di­ca­pées men­tales visent ain­si l’épanouissement citoyen de leurs par­ti­ci­pants. Cepen­dant, étant don­né leurs spé­ci­fi­ci­tés, on est en droit de se deman­der dans quelle mesure les pro­duc­tions artis­tiques de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale contri­buent à sa juste recon­nais­sance, et dès lors à son inclu­sion sociale.

Dossier

L’expression artis­tique contri­bue à l’épanouissement humain : sauf à s’en remettre à quelques idéo­lo­gies extrêmes, le fait est uni­ver­sel­le­ment recon­nu. La pos­si­bi­li­té de lais­ser cours à son ima­gi­na­tion et sa sen­si­bi­li­té artis­tiques, et de les expri­mer prend ain­si place par­mi les fac­teurs essen­tiels du bien-être humain dans l’une des théo­ries de la jus­tice sociale et du déve­lop­pe­ment humain les plus influentes aujourd’hui1.

Une chose est d’avoir la convic­tion de l’importance de l’expression artis­tique comme fac­teur d’épanouissement des per­sonnes, une autre est de pen­ser les condi­tions sous les­quelles ce fac­teur peut effec­ti­ve­ment favo­ri­ser le bien-être des per­sonnes, et plus spé­ci­fi­que­ment leur inclu­sion sociale (l’inclusion sociale étant une dimen­sion essen­tielle de la qua­li­té de vie des per­sonnes)2.

La situa­tion des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, aux­quelles nous limi­tons notre pro­pos, est par­ti­cu­lière en ce que leurs capa­ci­tés cog­ni­tives et leurs manières d’être les empêchent bien sou­vent de répondre aux normes ordi­naires de l’expression artis­tique. D’une part, les condi­tions pro­pices au déve­lop­pe­ment de leur pro­duc­tion et expres­sion artis­tiques ne sont pas les mêmes que celles exis­tant pour les per­sonnes valides : l’environnement de la pro­duc­tion artis­tique doit être amé­na­gé. D’autre part, bien que l’art plas­tique de la per­sonne han­di­ca­pée puisse être assi­mi­lé à l’art contem­po­rain, leur pro­duc­tion artis­tique répond par­fois avec dif­fi­cul­té à l’attente du public : une pein­ture, une sculp­ture ou une per­for­mance scé­nique ne sont pas d’emblée en phase avec les normes d’appréciation esthé­tique communes.

La ques­tion cen­trale que nous posons est de savoir dans quelle mesure le cadre ins­ti­tu­tion­nel, le sta­tut d’artiste, l’environnement de l’expression artis­tique ain­si que la récep­tion du public contri­buent à l’inclusion sociale des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales. Nous réflé­chis­sons à cette ques­tion en nous concen­trant sur le tra­vail de centres artis­tiques pour per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, tels les Créahm3, mais aus­si sur des actions pilotes enga­gées dans des champs de recherche.

Inclusion sociale, estime de soi, reconnaissance

Il est utile de dis­tin­guer d’emblée deux dimen­sions consti­tu­tives de l’inclusion sociale, appe­lant des ques­tion­ne­ments dif­fé­rents. Le bien-être vécu, expri­mé par une per­sonne et obser­vé de l’extérieur au tra­vers de son aisance com­por­te­men­tale et de sa mise en scène sociale, est source d’estime de soi. Celle-ci ren­force la volon­té de par­ti­ci­pa­tion sociale et génère un sen­ti­ment d’inclusion sociale. Mais l’inclusion sociale requiert plus que cette dimen­sion « sub­jec­tive » de la par­ti­ci­pa­tion sociale. Car paral­lè­le­ment au bien-être qu’elle mani­feste, une per­sonne peut être (ou non) recon­nue par les autres : à la fois comme dif­fé­rente et sin­gu­lière, et comme alter égo, digne d’un res­pect et d’un sta­tut social équi­va­lents. On parle ici de recon­nais­sance sociale, qu’il faut dis­tin­guer de la tolé­rance, de la condes­cen­dance ou du pater­na­lisme. Si ces deux aspects sont géné­ra­le­ment inter­dé­pen­dants — l’estime de soi faci­lite la recon­nais­sance sociale ; la recon­nais­sance sociale génère l’estime de soi — ce n’est pas tou­jours le cas. Ain­si une per­sonne peut res­sen­tir un grand bien-être social tout en étant l’objet d’attitudes de condes­cen­dance, voire de mépris : elle ne jouit pas de la recon­nais­sance néces­saire à l’inclusion sociale.

Cette dis­tinc­tion est utile pour notre pro­pos. Il ne fait pas de doute que l’expression artis­tique des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales est un vec­teur impor­tant de leur épa­nouis­se­ment per­son­nel et de leur estime de soi — les centres artis­tiques tels que les Créahm en font l’expérience au quo­ti­dien. En revanche, on peut se deman­der, par exemple, dans quelle mesure l’attitude du public face à la pro­duc­tion artis­tique de ces per­sonnes, aus­si enthou­siaste soit-elle, n’est pas le fait d’une forme de bien­veillance condes­cen­dante plus que d’une véri­table appré­cia­tion esthé­tique. Quand bien même l’estime de soi de l’artiste se trou­ve­rait gran­die par sa per­for­mance ou sa pro­duc­tion, il n’aurait alors pas encore acquis la recon­nais­sance sociale véritable.

Dès lors que l’on veut com­prendre le rôle inclu­sif que l’art peut tenir dans la vie des per­sonnes han­di­ca­pées, il est impor­tant de pou­voir dis­tin­guer l’effet que l’expression artis­tique peut avoir sur l’estime de soi de celle qu’elle peut avoir sur la recon­nais­sance sociale. Nous por­tons ici notre atten­tion plus pré­ci­sé­ment sur les res­sorts et les condi­tions de la recon­nais­sance sociale de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale que per­met­trait l’expression artis­tique. Nous dis­tin­gue­rons trois lieux de recon­nais­sance : au sein des centres artis­tiques, tout d’abord ; dans la ren­contre avec le public, ensuite ; et enfin, d’un point de vue ins­ti­tu­tion­nel et légal.

Art brut et environnement capacitant

Le tra­vail artis­tique de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale est qua­li­fié de dif­fé­rentes manières (« art brut », « art dif­fé­ren­cié », « art out­si­der ») qui tentent de cer­ner des créa­tions artis­tiques sans rap­port repé­rable avec l’histoire de l’art et les tech­niques des dif­fé­rentes dis­ci­plines. Par­lant de l’art brut, Jean Dubuf­fet évoque « l’opération artis­tique toute pure, brute, réin­ven­tée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à par­tir seule­ment de ses propres impul­sions. De l’art donc où se mani­feste la seule fonc­tion de l’invention ». Il ne s’agit donc pas de défi­nir l’art pour quelque chose (l’art pour l’art, pour repré­sen­ter une réa­li­té ou pour expri­mer un concept ou une atti­tude), mais de défi­nir l’art par ceux qui le font, par leur his­toire et leur ima­gi­naire singuliers.

En ce sens, l’art brut occupe pro­gres­si­ve­ment une posi­tion recon­nue dans l’art contem­po­rain, parce que l’un et l’autre ne se situent plus par rap­port à l’histoire de l’art, à une esthé­tique, à des com­man­di­taires iden­ti­fiés ou à des savoir-faire tech­niques. L’art brut rejoint l’art contem­po­rain dans sa fonc­tion de pro­vo­quer l’artiste et le spec­ta­teur à vivre une expé­rience. L’artiste por­teur d’un han­di­cap men­tal et l’artiste contem­po­rain créent tous deux à par­tir d’un uni­vers inté­rieur, d’expériences, de ren­contres, de hasards et de recherches.

Cepen­dant, dans le cas des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, dont la vul­né­ra­bi­li­té et le manque d’autonomie doivent être pris en consi­dé­ra­tion, l’existence d’un envi­ron­ne­ment pro­pice est une condi­tion néces­saire au déve­lop­pe­ment de l’expression artis­tique. Les ate­liers sont orga­ni­sés et gui­dés par des ani­ma­teurs autour d’un pro­jet, de nou­velles tech­niques, voire de concepts. L’art « brut » est plus « savant » qu’il n’y pour­rait paraitre. Le défi des ate­liers est alors de conci­lier, d’un côté, la recon­nais­sance de la spé­ci­fi­ci­té expres­sive et des capa­ci­tés cog­ni­tives, manuelles et cor­po­relles des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales et de l’autre, les exi­gences tech­niques propres à toute expres­sion artis­tique puisque la qua­li­té de la pro­duc­tion artis­tique est une condi­tion de la recon­nais­sance sociale de cette acti­vi­té, et dès lors, de ses acteurs.

Pour cela, l’artiste-animateur est res­pon­sable du pro­ces­sus de créa­tion col­lec­tive ou indi­vi­duelle ; il le pro­pose, l’adapte et sou­tient les par­ti­ci­pants dans la mise en œuvre ; il aide ceux-ci à appro­fon­dir leur expres­sion ; il mène une péda­go­gie spé­ci­fique d’accompagnement, d’autonomisation et d’expérimentation, par la pro­gres­si­vi­té et la relance ; il déve­loppe une atten­tion par­ti­cu­lière pour l’univers des par­ti­ci­pants, pour leur expres­sion, pour leur his­toire, leurs capa­ci­tés, leurs limites et pour ce qui émerge dans leur tra­vail afin d’en déve­lop­per les poten­tia­li­tés. Ces artistes-conseillers per­mettent à l’artiste han­di­ca­pé de pour­suivre par lui-même le plein accom­plis­se­ment de sa puis­sance et de sa capa­ci­té créa­trice. Cette per­sonne n’est donc pas conduite, mais bien accom­pa­gnée dans sa propre démarche artis­tique. En cela, l’atelier d’un centre artis­tique est un sup­port à l’affirmation d’un « je », d’une per­sonne au-delà de son han­di­cap. L’existence d’un espace de liber­té et d’inconnu — néces­saire à l’expression artis­tique — où tout est encore à pro­duire va de pair avec un témoi­gnage de confiance envers l’artiste han­di­ca­pé et envers ses capa­ci­tés per­son­nelles de créa­tion et d’autoréalisation.

Même si la réa­li­sa­tion artis­tique per­met le dépas­se­ment d’un cer­tain regard réser­vé à la per­sonne han­di­ca­pée dans nos socié­tés, elle n’efface pas cette réa­li­té. En ce sens, l’acte de recon­nais­sance en œuvre dans les ate­liers est double : il sai­sit la per­sonne au-delà de sa par­ti­cu­la­ri­té et, para­doxa­le­ment, en même temps, le vécu sin­gu­lier de cette même personne.

L’expression artistique et son public

L’expression artis­tique n’est pas solip­siste : elle a voca­tion à être vue, enten­due et recon­nue par un public qui déborde le cercle des équipes des centres artis­tiques, du milieu fami­lial et des proches. S’il est vrai que les formes plas­tiques, et plus spé­ci­fi­que­ment pic­tu­rales, de l’art « brut » ont été lar­ge­ment dif­fu­sées et popu­la­ri­sées (expo­si­tions, films, docu­men­taires etc.) et ont atteint un public élar­gi, on est en droit de se deman­der si l’appréciation dont elles sont l’objet ne reste pas le fait d’un public avi­sé et sen­sible au monde du han­di­cap, et si la recon­nais­sance sociale est bien réelle.

Le cas des arts de la scène est par­ti­cu­liè­re­ment illus­tra­tif de la dif­fi­cul­té et des limites de la recon­nais­sance par un public étran­ger au monde de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale. Les arts de la scène pré­sentent en effet des carac­té­ris­tiques qui les dis­tinguent des arts plas­tiques quant au rap­port au public. Dans les arts plas­tiques, l’artiste est maté­riel­le­ment absent de son œuvre : il est pos­sible d’apprécier ou non l’œuvre sans savoir que l’artiste est han­di­ca­pé. Dans les arts de la scène, la per­sonne han­di­ca­pée elle-même est le sup­port phy­sique de son expres­sion artis­tique ; le public est direc­te­ment « confron­té » au han­di­cap de l’artiste et son appré­cia­tion d’une per­for­mance ne peut se faire en igno­rant la condi­tion par­ti­cu­lière de l’artiste. De plus, les contraintes inhé­rentes à la per­for­mance et les com­pé­tences à mettre en œuvre dans l’expression scé­nique sont plus nom­breuses que celles de l’expression plas­tique. Sur scène, dif­fé­rents aspects de la per­sonne sont expo­sés au regard du public (expres­sion ver­bale, ges­tuelle, pré­sen­ta­tion phy­sique, mobi­li­té, syn­chro­ni­sa­tion, rap­port au temps, ges­tion de l’erreur, etc.). Le déca­lage entre les normes « ordi­naires » d’appréciation esthé­tique et celles qui pré­sident au déve­lop­pe­ment du spec­tacle est par­fois si impor­tant qu’il peut être un obs­tacle à la recon­nais­sance de la per­for­mance comme œuvre artis­tique. Com­ment dès lors atteindre un public exté­rieur au monde du han­di­cap et qui ne soit pas condes­cen­dant, mais tou­ché par ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té esthé­tique de ces per­for­mances, à savoir la ten­sion pré­ci­sé­ment entre risque de débor­de­ment et nor­ma­li­té, entre ori­gi­na­li­té et explo­sion poten­tielle, entre équi­libre et déséquilibre ?

L’humour est ici un outil pré­cieux. Ce qui favo­rise le rire tant dans le public que sur la scène cana­lise la per­cep­tion et la faci­lite. Le rire per­met de libé­rer une émo­tion et, par ce biais, d’exprimer d’autres émo­tions qui, sans humour, ne peuvent être que dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­quées et appré­ciées. L’humour reste un code de com­mu­ni­ca­tion uni­ver­sel faci­li­ta­teur. Les per­sonnes han­di­ca­pées en sont friandes et le mai­trisent par­fois finement.

En outre, dans l’optique d’une ouver­ture à un public élar­gi, un pro­jet pro­met­teur est les ate­liers de « mixi­té ». Les « ren­dez-vous de la mixi­té » des Créahm mêlent par­ti­ci­pants ordi­naires et per­sonnes por­teuses d’un han­di­cap men­tal. Orga­ni­sés dans dif­fé­rentes dis­ci­plines artis­tiques et impli­quant expé­ri­men­ta­tion avec les artistes-ani­ma­teurs, recherche avec des artistes en rési­dence, ou encore mise en contact avec des créa­tions (visite d’expositions et sor­ties cultu­relles), ils remettent constam­ment le par­ti­ci­pant dans une logique de décou­verte et donc de connais­sance ins­tinc­tive de l’expression contem­po­raine. De cette connais­sance ins­tinc­tive et de ces expé­ri­men­ta­tions qui le sont tout autant, découle sans aucun doute une pro­duc­tion authen­tique, reflet de la per­sonne, de ce qu’elle a à offrir à tra­vers sa pré­sence phy­sique. Ces ate­liers ont un effet cer­tain de sti­mu­la­tion. Ils contri­buent direc­te­ment — par le tra­vail com­mun — et indi­rec­te­ment — grâce à l’émulation — à l’inclusion sociale des par­ti­ci­pants por­teurs d’un han­di­cap mental.

Marché de l’art et médias

La recon­nais­sance passe éga­le­ment par l’acceptation des canaux de com­mu­ni­ca­tion qui forcent les ani­ma­teurs d’atelier et les artistes à sor­tir des lieux de pro­duc­tions artis­tiques adap­tés aux per­sonnes défi­cientes men­tales. Pour cela, il faut accep­ter les ouver­tures que nous imposent, d’une part, le mar­ché de l’art, qui confronte les artistes à des cré­neaux sociaux concur­ren­tiels, et, d’autre part, les médias, qui dif­fusent les œuvres vers un public incon­nu et imprévisible.

La recon­nais­sance des artistes por­teurs d’un han­di­cap men­tal et de leurs créa­tions sur le mar­ché de l’art n’est pas indemne du risque de dérives spé­cu­la­tives, comme pour les autres créa­tions. « Aujourd’hui l’art brut est deve­nu un mar­ché et inévi­ta­ble­ment appa­raissent cer­tains ache­teurs dont l’objectif plus ou moins caché est de spé­cu­ler. C’est ain­si, pas nou­veau dans l’histoire de l’art (sic) — mais le véri­table pro­blème concerne les créa­teurs eux-mêmes, des gens par­ti­cu­liè­re­ment fra­giles qui se retrouvent dans la tour­mente du mar­ché dont ils n’entendent rien », constate Bru­no Decharme, col­lec­tion­neur d’art brut. La grande spé­cu­la­tion, réser­vée à quelques col­lec­tion­neurs mon­dia­li­sés d’art contem­po­rain, jouant sur l’ouverture de nou­veaux mar­chés et de nou­veaux ache­teurs (pétro­mo­nar­chies et pays émer­gents), n’a pas encore vrai­ment atteint l’art brut. Le risque est plu­tôt celui d’une spé­cu­la­tion de niche : achat à bas prix des œuvres d’artistes por­teurs d’un han­di­cap et revente à des col­lec­tion­neurs locaux avec une sub­stan­tielle plus-value. L’accès au mar­ché de l’art, garant de la visi­bi­li­té et de la recon­nais­sance publique de la pro­duc­tion de la per­sonne han­di­ca­pée, est relayé par une tierce per­sonne et échappe ain­si à l’artiste. La recon­nais­sance dépend ici de struc­tures qui peuvent être étran­gères à la dimen­sion sociale de la créa­tion artis­tique. Les asso­cia­tions et centres ont alors à tenir un rôle impor­tant de média­tion entre les artistes et le mar­ché afin que la publi­ci­té des œuvres soit vec­teur d’inclusion sociale.

Par ailleurs, l’émergence de nou­veaux médias a trans­for­mé la dyna­mique des inter­ac­tions entre l’artiste et le public : pour la pre­mière fois, il est impos­sible de savoir qui seront les spec­ta­teurs et quels sont leurs cri­tères d’évaluation de la qua­li­té artis­tique. De plus, les images dif­fu­sées échappent au contrôle des artistes : leur image et leurs œuvres ne leur appar­tiennent plus. Cepen­dant, il faut recon­naitre que les repré­sen­ta­tions, par les per­sonnes han­di­ca­pées elles-mêmes, au ciné­ma ou sur scène, de leur spé­ci­fi­ci­té, ont modi­fié l’image du han­di­cap men­tal. Citons pour l’exemple le prix d’interprétation mas­cu­line attri­bué à Pas­cal Duquenne au fes­ti­val de Cannes, en 1996, pour sa par­ti­ci­pa­tion au film Le hui­tième jour, de Jaco Van Dor­mael. Ce type d’ouverture média­tique a pour consé­quence de trans­for­mer les repré­sen­ta­tions sociales du han­di­cap et de la per­sonne han­di­ca­pée, ce qui est un gage de véri­table inclu­sion. Par­mi ces ouver­tures, sou­li­gnons encore les expé­riences ori­gi­nales telles les bien­nales Art et Han­di­cap de Saint-Tro­pez, les par­ti­ci­pa­tions au concours de l’Eurovision ou les émis­sions de télé­réa­li­té, qui mettent en scène des per­sonnes défi­cientes mentales.

Une reconnaissance légale mitigée

À l’origine de centres tels les Créahm, au cou­rant des années 1970, était la volon­té de sor­tir la per­sonne han­di­ca­pée men­tale de l’organisation contrai­gnante de l’institution ou du milieu fami­lial, et d’offrir un lieu exté­rieur où les moyens étaient réunis pour pro­vo­quer l’acte de créer.

Ces centres ont peu à peu acquis une recon­nais­sance juri­dique et béné­fi­cié de sub­ven­tions. Ain­si, les Créahm, mais aus­si des asso­cia­tions comme « La ‘S’ Grand Ate­lier », à Viel­salm, ont en com­mun d’être recon­nus par la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles en qua­li­té de centres d’expression et de créa­ti­vi­té (CEC)4. Leur mis­sion décré­tale est à la fois de « sti­mu­ler la créa­ti­vi­té par l’organisation d’ateliers et de pro­jets socioar­tis­tiques » et de favo­ri­ser le « déve­lop­pe­ment d’une expres­sion citoyenne » au tra­vers de thé­ma­tiques abor­dant des pro­blé­ma­tiques sociales et sur la base d’interactions avec la socié­té5. Faute de moyens à la hau­teur de ses ambi­tions, ce décret n’est pas encore plei­ne­ment mis en application.

Un autre aspect impor­tant de la recon­nais­sance ins­ti­tu­tion­nelle concerne le sta­tut d’artiste de la per­sonne han­di­ca­pée. En plus d’être la marque expli­cite de la recon­nais­sance sociale, le sta­tut d’artiste est un moyen légal don­nant la pos­si­bi­li­té de pra­ti­quer dura­ble­ment l’expression artis­tique et de déve­lop­per ses poten­tia­li­tés. Or le cadre légal est aujourd’hui inadé­quat pour une recon­nais­sance de la per­sonne han­di­ca­pée comme artiste. Alors que les artistes valides jouissent d’une recon­nais­sance du sta­tut d’artiste qui donne droit à une allo­ca­tion attri­buée avec sou­plesse, les per­sonnes han­di­ca­pées s’exposent au risque de la perte défi­ni­tive d’allocations de rem­pla­ce­ment en cas de vente des œuvres. À cet endroit, la dis­cri­mi­na­tion à leur encontre est patente.

Un contexte en évolution

Eu égard à la recon­nais­sance et l’inclusion sociale des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, trois évo­lu­tions signi­fi­ca­tives du contexte de l’expression artis­tique méritent d’être soulignées.

Tout d’abord une ten­dance à la pro­fes­sion­na­li­sa­tion de l’expression artis­tique. Les ins­ti­tu­tions comme les deux Créahm com­binent une approche à la fois fami­liale et pro­fes­sion­nelle du tra­vail avec l’artiste han­di­ca­pé. Approche fami­liale parce que le tra­vail est fait d’échanges quo­ti­diens entre les artistes-ani­ma­teurs, les ani­ma­teurs sociaux et les par­ti­ci­pants. Tout le monde connait tout le monde dans cette orga­ni­sa­tion basée sur la proxi­mi­té. On y parle peu de han­di­cap, mais bien plus de la per­sonne elle-même, de ses créa­tions et de sa place dans le pro­jet glo­bal : les par­ti­ci­pants s’identifient très inti­me­ment à leur ate­lier, à l’ensemble du pro­jet et à ses créa­tions collectives.

À cette dimen­sion fami­liale, s’articule une dimen­sion pro­fes­sion­nelle qui a pris au fil des décen­nies une place de plus en plus impor­tante. Elle est le fait de l’apport des ani­ma­teurs-artistes, qui ont, entre autres, pour fonc­tion la dif­fu­sion et la cir­cu­la­tion des œuvres des artistes han­di­ca­pés : ils tra­vaillent ain­si en par­te­na­riat avec des lieux de dif­fu­sion comme le MAD­mu­sée de Liège, Art et marges de Bruxelles, le musée du doc­teur Ghis­lain à Gand, et des lieux de dif­fu­sion d’art contem­po­rain. Depuis une tren­taine d’années, le refus des cloi­son­ne­ments et la recon­nais­sance par les pou­voirs publics d’initiatives d’associations ont faci­li­té cette dif­fu­sion. Elle est garante poten­tielle d’une juste recon­nais­sance de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale comme artiste.

Ensuite, l’évolution de la popu­la­tion fré­quen­tant les centres appelle cer­taines adap­ta­tions du tra­vail en ate­lier. Pre­miè­re­ment, les avan­cées de la méde­cine ont per­mis de réduire les effets néga­tifs de cer­tains troubles, per­met­tant le déve­lop­pe­ment de nou­velles moda­li­tés de prise en charge et de sti­mu­la­tions : les capa­ci­tés expres­sives de la per­sonne han­di­ca­pée men­tale ont ain­si été lit­té­ra­le­ment trans­for­mées. Deuxiè­me­ment, jusqu’à récem­ment, les par­ti­ci­pants étaient majo­ri­tai­re­ment des per­sonnes avec une tri­so­mie 21, fai­sant géné­ra­le­ment preuve d’une grande spon­ta­néi­té, d’une socia­bi­li­té aisée et de sin­cé­ri­té. Aujourd’hui, la liste d’attente est com­po­sée de 70% de per­sonnes autistes, dont les spé­ci­fi­ci­tés sont plu­tôt d’être iso­lées, de déve­lop­per peu de liens sociaux, et de pré­sen­ter des réac­tions émo­tion­nelles qui peuvent être agres­sives. À cette nou­velle popu­la­tion, s’ajoute un ensemble de per­sonnes souf­frant de troubles psy­chia­triques qui, à défaut d’autres pos­si­bi­li­tés, sol­li­citent une prise en charge par les centres pour per­sonnes han­di­ca­pées. Tout cela amène à une recon­fi­gu­ra­tion de la dyna­mique des ate­liers, du per­son­nel enca­drant, voire de l’institution tout entière. Les formes d’art qui sont expri­mées sont différentes.

Enfin, l’apport poten­tiel des nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion nous semble impor­tant. Les tech­no­lo­gies de l’information et de l’expression (TIE) ont déjà lar­ge­ment mon­tré leur haut poten­tiel dans le domaine de la com­mu­ni­ca­tion pour les per­sonnes han­di­ca­pées. Des pistes opti­mistes quant à leur uti­li­sa­tion dans le cadre de l’expression artis­tique sont déjà bali­sées — il existe de réelles pro­duc­tions artis­tiques à par­tir des tablettes tac­tiles, comme en témoigne le tra­vail récent de David Hock­ney. Actuel­le­ment, des péda­go­gies adap­tées et des recherches-actions sont mises en œuvre pour étu­dier et déve­lop­per des capa­ci­tés à uti­li­ser ces tech­no­lo­gies pour les pro­duc­tions artis­tiques par des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap men­tal. Citons les moyens impor­tants mis en œuvre dans ce domaine par les fonds de sou­tien Mar­gue­rite-Marie Delacroix.

Pour les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, les tech­no­lo­gies ont une por­tée inclu­sive à deux points de vue. Direc­te­ment, d’abord : étant don­né la place que tiennent les nou­velles tech­no­lo­gies dans nos socié­tés connec­tées, l’accès à leur uti­li­sa­tion est en soi un fac­teur inclu­sif poten­tiel en dépas­sant la frac­ture numé­rique ; indi­rec­te­ment ensuite, au sens où les TIE peuvent être des moyens per­for­mants d’une expres­sion artis­tique géné­ra­trice d’estime de soi, de recon­nais­sance sociale, d’autodétermination et d’autoreprésentation.

  1. Nuss­baum M., Crea­ting Capa­bi­li­ties. The Human Deve­lop­ment Approach, Belk­nap Press, 2011, trad. fr.: Capa­bi­li­tés. Com­ment créer les condi­tions d’un monde plus juste ?, Flam­ma­rion, coll. « Cli­mats », 2012.
  2. Voir l’introduction à ce dossier.
  3. Créa­ti­vi­té han­di­cap men­tal. Le Créahm-Bruxelles et le Créahm-Région wal­lonne sont des ASBL recon­nues comme centre d’expression et de créa­ti­vi­té (CEC). Ces deux ASBL orga­nisent des ate­liers de créa­tions artis­tiques, ouverts à un public de per­sonnes por­teuses d’un han­di­cap men­tal, et la dif­fu­sion des œuvres issues de ces ateliers.
  4. Quelque cent-cin­quante CEC sont recon­nus en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, dont une quin­zaine s’adresse au public spé­ci­fique des per­sonnes por­teuses d’un han­di­cap men­tal ou d’une his­toire psychiatrique.
  5. Article 5 du décret du 30 avril 2009 rela­tif au sub­ven­tion­ne­ment des centres d’expression et de créa­ti­vi­té.

Cécile Schumacher


Auteur

directrice du Créham-Région wallonne (Liège)

Clémence Mercier


Auteur

étudiante en philosophie à l’ULB

Stéphane Leyens


Auteur

professeur de philosophie, à l’université de Namur

Marie-Martine Gernay


Auteur

de formation artistique est chargée de projets au fonds de soutien Marguerite-Marie Delacroix, ARAPH

Françoise Dal


Auteur

directrice du Créahm-Bruxelles