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Apparences

Numéro 12 Décembre 2011 par Marcel Sel

novembre 2011

Le mot trans­pa­rence fait par­tie d’une famille de termes pri­vi­lé­giés aux­quels l’on asso­cie une cer­taine noblesse morale, comme démo­cra­tie ou liber­té. Cela per­met à cer­tains de s’en empa­rer et de les détour­ner de leur sens. Quelques exemples récents révèlent que la trans­pa­rence, illu­sion par­mi d’autres, cache sou­vent une opa­ci­té inno­cente ou mal inten­tion­née. L’ha­bi­tude d’u­ti­li­ser des termes à mau­vais escient peut mener à les per­ver­tir. Or, la per­ver­sion des mots est l’une des armes de l’obs­cu­ran­tisme. Alors, sur­veillons notre lan­gage. Cela dit en toute transparence !

Trans­pa­rence. Appa­rence. Appa­rence de trans­pa­rence. Trans­pa­rence des appa­rences. La trans­pa­rence fait par­tie de cette famille de mots par­ti­cu­liers aux­quels sont asso­ciées des ver­tus abso­lues. Comme ses frères du Côté clair — démo­cra­tie, liber­té, tolé­rance — et ses cou­sins du Côté obs­cur — fas­cisme, géno­cide, tota­li­ta­risme —, la trans­pa­rence est sujette aux confu­sions inno­centes ou très soi­gneu­se­ment orga­ni­sées. Comme sa proche parente, la démo­cra­tie, elle est ain­si uti­li­sée par tout un cha­cun pour se pré­va­loir de ses atours envou­tants de si bonne répu­ta­tion. Pour­tant, la démo­cra­tie par­faite n’existe pas. C’est du reste ce qui fait son charme. Le cœur vaillant, l’esprit bon­dé des meilleures inten­tions, nous gra­vis­sons le mont Démo­cra­tie en bret­tant à chaque coin de roc contre ses enne­mis et ses pièges. Et lorsqu’enfin nous pen­sons atteindre le som­met, nous appre­nons que la mon­tagne vient tout juste, une fois de plus, de gran­dir de deux-mille mètres. Deux-mille ! Bon sang ! Mais c’est le ton­neau des Danaïdes ver­sion humaine !

Alors, on avance quand même. On reprend son balu­chon appa­rem­ment ridi­cule, mais bour­ré de bonnes pen­sées et de braves inten­tions, et l’on gra­vit ! et l’on gra­vit encore ! Parce que nous savons que si nous nous arrê­tons, ou pire, si nous rebrous­sons che­min — redes­cen­dant dans la val­lée où l’australopithèque qui est en nous épanche ses ins­tincts les plus rustres — la démo­cra­tie fai­blit, elle se racra­pote à son tour, s’écrase comme un pauvre rocher Fer­re­ro sous la botte d’un ambas­sa­deur véreux, et laisse la place libre aux natio­na­lismes, aux fas­cismes, aux sovié­tismes, aux pol­po­tismes, aux tota­li­ta­rismes. Et ces idéo­lo­gies-là, pour s’emparer de ce som­met for­mi­dable que des citoyens hon­nêtes de la pla­nète entière attendent de vaincre, n’hésitent pas à leur tour à se décré­ter démo­crates. Deutsche Demo­kra­tische Repu­blik. Répu­blique démo­cra­tique popu­laire lao. Répu­blique démo­cra­tique du peuple de Corée. Cette der­nière appel­la­tion ne désigne pas, vous pou­vez m’en croire, la Corée du Sud.

La liber­té, la grande sœur de la démo­cra­tie, a subi de pires outrages encore. De tout temps, les des­potes les plus féroces ont agi en son nom. Le mous­ta­chu végé­ta­rien n’avait qu’elle à la bouche. Frei­heit par-ci, Frei­heit par-là. Des mil­lions de gens en ont payé un prix défi­ni­tif. La trans­pa­rence est plus fra­gile encore : c’est presque à chaque fois qu’on pro­nonce ses quatre syl­labes qu’elle se prend une raclée opaque. Il y a bien sûr d’autres termes dans cette famille « sur­noble ». Éga­li­té, par exemple. Je ne vais pas en faire la liste. Mais ceci va vous aider : on les recon­nait à leur invrai­sem­blable pro­pen­sion à s’associer à l’adjectif « vrai ». La vraie liber­té, la vraie démo­cra­tie, la vraie trans­pa­rence, la vraie égalité…

Ces confu­sions peuvent naitre en toute (vraie) inno­cence. Lors d’une dis­cus­sion pré­pa­ra­toire à la rédac­tion de ce numé­ro, un débat ami­cal est né entre les auteurs de cette revue à pro­pos de la vraie trans­pa­rence — voyez : je pour­rais dire que je fais moi-même œuvre de trans­pa­rence en vous révé­lant cela1. Je n’entrerai pas dans les détails de cette dis­cus­sion à laquelle, pas plus malin que les autres, j’ai promp­te­ment par­ti­ci­pé. C’est comme qui dirait natu­rel et inévi­table. Le mot vrai nous tente tous. Quant à la trans­pa­rence elle-même, il est éton­nant qu’elle n’ait pas inté­res­sé ce bon Albert : elle est un modèle de rela­ti­vi­té. C’est un peu cha­cun la sienne. Ein­stein aurait d’ailleurs au moins pu s’intéresser au pro­blème de la confu­sion qui brouille le sens de tous ces mots tenus en haute estime et énon­cer la for­mule sui­vante : C=Nt2, où la Confu­sion © est pro­por­tion­nelle au car­ré de la Noblesse (N) du terme (t). On pour­rait ajou­ter que la vraie véri­té du sens atta­ché aux mots démo­cra­tie, liber­té ou trans­pa­rence est pro­ba­ble­ment inver­se­ment pro­por­tion­nelle au nombre de fois qu’ils sont uti­li­sés dans une conversation.

Véri­fions. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal dési­reux d’«ajouter » une dose de trans­pa­rence au tra­vail des par­le­men­taires pour dument infor­mer ses lec­teurs. C’est ce qu’ont vou­lu faire De Mor­gen, De Stan­daard, et les jour­naux du groupe Sud­presse. Pour ce faire, en toute bonne foi, les jour­na­listes ont comp­té le nombre de ques­tions par­le­men­taires posées et de pro­po­si­tions de loi dépo­sées par chaque dépu­té fédé­ral. D’où un hit­pa­rade appa­rem­ment « trans­pa­rent » où des par­le­men­taires d’extrême droite se retrouvent en bonne place. En 2009, dans le top 10 des « cham­pions des ques­tions par­le­men­taires » du Stan­daard, il y avait ain­si quatre Vlaams Belang ! Ah ça ! Ils posent des tas de ques­tions, non sans arrière-pen­sées. Ils déposent des tas de textes de loi où se cache une mau­vaise foi de bel aloi.

Bien sûr, les jour­na­listes ajoutent à ces don­nées quan­ti­ta­tives une dose de qua­li­ta­tif, en esti­mant « la connais­sance des dos­siers », don­née émi­nem­ment sub­jec­tive, sans comp­ter que cer­tains dos­siers sont inin­té­res­sants, voire dan­ge­reux. Force est de consta­ter que les don­nées chif­frées prennent tou­te­fois un carac­tère pré­pon­dé­rant quand ce genre de top dix est dif­fu­sé dans l’aula publique. En 2003, De Stan­daard a ain­si cou­ron­né Frie­da Bre­poels, dépu­tée N‑VA. On apprend sur le site de son par­ti que « Frie­da Bre­poels est, d’après De Stan­daard, la meilleure dépu­tée de l’année pas­sée. Elle est à l’origine de 46 inter­pel­la­tions, de 280 ques­tions orales, de 166 ques­tions écrites et de 37 pro­po­si­tions de loi. » C’est à se deman­der si elle a dor­mi cette année-là !

La ques­tion qua­li­ta­tive, si elle est bien évi­dem­ment abor­dée, ne couvre pas l’ensemble des cri­tères requis pour juger du tra­vail par­le­men­taire : per­ti­nence des ques­tions, qua­li­té et fai­sa­bi­li­té des textes, inté­rêt des sujets pour la popu­la­tion, pré­ci­sion de la recherche pré­cé­dant leur rédac­tion. Il fau­drait en effet des mois de recherche à toute une équipe jour­na­lis­tique pour les éva­luer, et encore, ce ne serait qu’une esti­ma­tion très sub­jec­tive ! Ben Weyts s’est lui aus­si retrou­vé dans un top 10 des meilleurs par­le­men­taires. Il s’est fait remar­quer cette année en posant des ques­tions sur le nombre d’immatriculations ou de pape­ras­se­ries deman­dées en néer­lan­dais à Bruxelles. Gageons qu’il connait le dos­sier sur le bout des doigts. Mais jusqu’ici, l’intérêt poten­tiel de ses ques­tions laisse tout le monde per­plexe ! Fai­sons tou­te­fois confiance aux jour­na­listes du Stan­daard, du Mor­gen ou de Sud­presse : leur inten­tion est bonne et leur infor­ma­tion reste bien plus per­ti­nente que les « son­dages » inter­net sou­vent très orien­tés que l’on trouve sur bien des sites en ligne. Mais recon­nais­sons que ces rap­ports annuels nous font tout juste frô­ler le trans­lu­cide. Mais atteindre la trans­pa­rence, jamais !

Cette pseu­do-trans­pa­rence a beau­coup de suc­cès aus­si du côté des par­tis. Ain­si, lors des dif­fi­ciles négo­cia­tions ins­ti­tu­tion­nelles belges, des voix (poli­tiques) se sont éle­vées pour récla­mer la trans­pa­rence quant aux textes éla­bo­rés par les dif­fé­rents infor­ma­teurs, for­ma­teurs, éclai­reurs et navet­teurs2. Force est de consta­ter que tous les par­tis qui récla­maient cette révé­la­tion avaient quelque chose à gagner à ce qu’on publie les notes Vande Lanotte, Beke ou Di Rupo. Mais le citoyen, lui, que pou­vait-il y trou­ver ? Car dans un débat aus­si char­gé de non-dits, et aus­si tech­nique, seule la dis­cré­tion per­met­tait aux sages assis­tés de tech­no­crates dument infor­més d’arriver à un vrai équi­libre ins­ti­tu­tion­nel. Il y a un moment où le bien com­mun, pour s’exercer, a besoin de se décon­nec­ter de la « volon­té populaire ».

Mais reve­nons à nos notes — com­plexes — de chefs négo­cia­teurs. Récla­mer la divul­ga­tion de ces textes ne ser­vait pas tant le citoyen que les stra­té­gies de par­tis. Cela per­met­tait de contrer tel ou tel point d’un futur accord poten­tiel, ce qui reve­nait évi­dem­ment à le com­pro­mettre. Là encore, la « trans­pa­rence » ser­vait l’opacité ser­vie à une opi­nion publique qui s’est promp­te­ment divi­sée entre les par­ti­sans de la « clar­té » sur les pro­po­si­tions qui se trou­vaient sur la table, et ceux qui pen­saient qu’il valait mieux lais­ser les délé­gués de la nation tra­vailler dans une dis­cré­tion sal­va­trice. Les pre­miers se récla­mant bien évi­dem­ment de la trans­pa­rence, de la démo­cra­tie et du droit à l’information. Pour­tant, la démo­cra­tie à l’occidentale fonc­tionne d’abord sur le prin­cipe de la délé­ga­tion de pou­voir, et non sur celui d’une quel­conque véri­té ou d’une trans­pa­rence. Bien sûr, la publi­ci­té des débats indis­pen­sable à l’exercice d’un pou­voir démo­cra­tique est en prin­cipe trans­pa­rente. Mais le mag­ma média­tique des idées et des concepts vient brouiller la rétine du citoyen — qui, du reste, ne lit pas Le Moni­teur belge, s’intéresse rare­ment aux articles détaillés sur telle ou telle loi et s’en tient plus géné­ra­le­ment à l’interprétation du jour­na­liste. Et quel­que­fois, c’est le légis­la­teur lui-même qui opa­ci­fie à des­sein. Ain­si, le Woon­code (Code du loge­ment) de la Région fla­mande impose au futur loca­taire d’un loge­ment social de mon­trer une volon­té d’apprendre le néer­lan­dais, ce qui, avouons-le, n’est fran­che­ment pas très contrai­gnant. Sauf que le décret d’application de ce code, pas­sé presque inaper­çu dans la presse (le relais réel entre pou­voir et citoyen) pré­ci­sait que par « volon­té d’apprendre le néer­lan­dais », il fal­lait léga­le­ment com­prendre « suivre 240 heures de cours de néer­lan­dais en deux ans, sous peine d’une amende pou­vant aller jusqu’à… 5.000 euros ». On pour­ra bien enten­du trou­ver des exemples simi­laires dans toutes les régions, dans tous les pays.

La trans­pa­rence bran­die comme une néces­si­té cache donc presque tou­jours quelque chose. Tout comme la liber­té, qui s’arrête à celle d’autrui, la trans­pa­rence, quand on peut l’évoquer (par exemple sur la décla­ra­tion des man­dats des dépu­tés), ne porte jamais que sur un nombre don­né de sujets. Mais même là, elle se piège elle-même : dès lors que la décla­ra­tion des man­dats est obli­ga­toire, que ce soit du fait du légis­la­teur ou de la pres­sion par­ti­sane, publique ou jour­na­lis­tique, cha­cun s’efforcera au moins à terme de s’y sou­mettre et ceux qui s’en gaus­se­ront le plus auront peut-être le plus d’autres choses à cacher. On ne sou­lève jamais que l’un ou l’autre pan de ce vaste monde qu’est la poli­tique, monde secret par nature, par vice autant que par néces­si­té. Et quel­que­fois, on le sou­lève (inten­tion­nel­le­ment) pour de mau­vaises rai­sons. L’usage immo­dé­ré du mot trans­pa­rence, comme des mots démo­cra­tie ou liber­té, doit donc atti­rer encore et tou­jours notre atten­tion. Le vrai (sic) démo­crate n’a pas besoin de crier sur tous les toits qu’il l’est. Les poli­tiques vrai­ment trans­pa­rentes non plus. Et puis, la trans­pa­rence est un art périlleux. La glas­nost n’a‑t-elle pas (heu­reu­se­ment) cou­té la vie aux régimes sovié­tiques de toute l’Europe ?

Pour com­prendre le vrai dan­ger de ces confu­sions, allons faire un tour dans le top un sur l’échelle de Rich­ter de l’épouvante poli­tique. En 1947, Vik­tor Klem­pe­rer, écri­vain alle­mand relé­gué par les nazis à sa seule « iden­ti­té juive » (il s’était conver­ti au pro­tes­tan­tisme), publia les notes qu’il avait prises patiem­ment à par­tir de 1933, sur la per­ver­sion du sens des mots par le régime hit­lé­rien. L’usage enra­gé du pré­fixe Volks3 dans toutes sortes de com­bi­nai­sons de mots (dont il nous reste Volks­wa­gen, voi­ture du Peuple), la pré­fé­rence don­née aux termes orga­niques et les réfé­rences sys­té­ma­tiques à l’histoire ont dou­ce­ment et insen­si­ble­ment péné­tré la socié­té alle­mande de l’époque et brouillé l’ensemble des contre­feux démo­crates. Ces concepts tout faits, dif­fi­ciles à contrer, parce que très bien inté­grés dans le dis­cours poli­tique et ven­dus pour pas cher au public citoyen, furent par­mi les armes les plus effi­caces de la dic­ta­ture pour abattre d’avance tout dis­cours d’opposition, avant d’abattre les oppo­sants eux-mêmes. Ce fai­sant, les intel­lec­tuels du régime n’ont en réa­li­té fait qu’industrialiser un tra­vers pré­sent dans toute socié­té : la séduc­tion des termes don­nés pour posi­tifs dans l’aréopage et la confu­sion séman­tique qu’elle fait naitre. Le mot Frei­heit4 est superbe, mais peut aus­si bien qua­li­fier la vraie liber­té (celle qui me per­met d’écrire ici sans trop de freins) que celle qu’un régime san­gui­naire s’octroie à lui-même. Lorsqu’il est pro­non­cé devant un mil­lion de per­sonnes, celles-ci ont une ten­dance tra­gique à entendre le pre­mier sens, quand elles devraient craindre plu­tôt le second.

Comme tout autre groupe humain, le monde dit occi­den­tal dis­court lui aus­si en fai­sant la part belle aux concepts pré­di­gé­rés. Des mots comme social, soli­da­ri­té, droit du sol, liber­té d’expression, peuple, iden­ti­té, liber­té, démo­cra­tie, sont déviés de leur sens pre­mier et sèment une confu­sion dont les extrêmes peuvent tirer pro­fit. Un jour, un jeune mili­tant m’a expli­qué que la Consti­tu­tion euro­péenne était anti­dé­mo­cra­tique. Sur son T‑shirt, il y avait pour­tant un joli por­trait de Mao-Tse-Toung.

Quo­ti­dien­ne­ment, nous don­nons donc en toute inno­cence (ou pas) une valeur incon­si­dé­rée à l’huma­nisme, à la gauche, au libé­ra­lisme, à la démo­cra­tie. La trans­pa­rence, soi-disant valeur intrin­sèque de la rela­tion idéale entre État et citoyens, n’échappe pas à la règle. Soyons-en aver­tis. Car dans cet uni­vers ultra­mé­dia­ti­sé, les concepts se fixent rapi­de­ment hors de leur sens pre­mier, et cha­cun de nous par­ti­cipe sans le savoir à la per­ver­sion per­ma­nente du lan­gage, à l’établissement d’une nov­langue qui nous échap­pe­ra le jour où une nou­velle forme d’oppression s’y inté­res­se­ra de suf­fi­sam­ment près pour nous la confis­quer. En toute transparence.

Ah oui, j’oubliais. His­toire d’être par­fai­te­ment trans­pa­rent à mon tour, et de vous per­mettre de tout savoir sur l’auteur de ces lignes, je dois vous avouer que je cui­sine au wok tous les samedis.

  1. Mais est-ce de la vraie trans­pa­rence, si je ne « révèle » rien d’autre ?
  2. Elio Di Rupo a, pour obte­nir un accord, fait la navette entre les délé­ga­tions fran­co­phones et néer­lan­do­phones, ins­tal­lées dans deux pièces séparées.
  3. Volks : du peuple ou populaire.
  4. Frei­heit : liberté.

Marcel Sel


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