Les discours sur l’effet social d’internet sur la société semblent pris dans un mouvement d’alternance entre optimisme et pessimisme.
L’émergence d’internet a généré un grand nombre de discours utopiques, notamment celui d’un réseau échappant à tout contrôle étatique, d’un réseau ouvert où tous les flux d’information sont égaux, d’un espace public numérique cosmopolite qui renforce la participation démocratique des citoyens, ou encore d’un espace d’expérimentation de nouvelles formes d’organisations et de (...)
Les discours sur l’effet social d’internet sur la société semblent pris dans un mouvement d’alternance entre optimisme et pessimisme.
L’émergence d’internet a généré un grand nombre de discours utopiques, notamment celui d’un réseau échappant à tout contrôle étatique, d’un réseau ouvert où tous les flux d’information sont égaux, d’un espace public numérique cosmopolite qui renforce la participation démocratique des citoyens, ou encore d’un espace d’expérimentation de nouvelles formes d’organisations et de collaborations susceptible de servir de modèle pour une transition vers une économie plus juste.
Passée l’ère des utopies des pionniers, l’humeur est aujourd’hui au désenchantement : internet est tantôt vu comme un instrument de surveillance massive aux mains des États et des multinationales, un espace de polarisation de l’opinion publique où les discours extrêmes prolifèrent, un outil redoutable de mise en concurrence et d’affaiblissement des droits des travailleurs, etc.
Faut-il abandonner tout espoir d’un environnement numérique porteur de progrès social ? De l’utopiste Barlow [1] au sceptique Morozov [2], que reste-t-il des utopies numériques ?
Un des moments clés de l’émergence du cyber-utopisme est sans doute la publication en 1996 d’un texte à l’intitulé quelque peu grandiloquent, la « Déclaration d’indépendance du cyberespace » : « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre [3]. »
Signé par l’activiste John Perry Barlow, ce texte constituera l’acte fondateur d’un courant qu’on pourrait qualifier de cyber-exceptionnalisme [4], soutenant que la nouveauté d’internet est telle qu’elle requiert un traitement exceptionnel par rapport aux autres médias. Dans sa variante la plus libertaire, exemplifiée par Barlow, l’exceptionnalisme implique une exemption générale du « cyberespace » de toute régulation : « Je déclare que l’espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez pas le droit moral de nous donner des ordres et vous ne disposez d’aucun moyen de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre. »
Ainsi, non seulement l’État n’aurait aucune légitimité dans ce nouvel environnement, mais il n’aurait de toute façon aucun moyen de faire appliquer ses lois et d’exécuter ses décisions. On le sait aujourd’hui, ce dernier diagnostic a été largement démenti par les faits, en raison notamment de la position centrale occupée par les intermédiaires du réseau (fournisseurs d’accès, d’hébergement, moteurs de recherche, etc.) : si le (relatif) anonymat et le caractère transnational des communications en ligne permet souvent aux internautes d’échapper au bras armé de la justice, celle-ci s’est souvent reportée sur les intermédiaires techniques pour supprimer les contenus litigieux, voire sanctionner leurs auteurs. Ce recours aux intermédiaires pour policer le web n’est pas sans poser de questions, notamment lorsqu’il met à mal les droits de la défense ou génère un risque d’autocensure.
En tout état de cause, si cette utopie libertaire des débuts n’a pas survécu à l’épreuve des faits, son héritage perdure aujourd’hui dans l’idée que les intermédiaires d’internet ne doivent être soumis qu’à une responsabilité limitée et différenciée selon les types de services, un compromis fondateur pour le développement du réseau dans sa forme actuelle.
Par un intéressant retournement, certains cyber-libertaires des débuts (parmi lesquels l’Electronic Frontier Foundation co-fondée par Barlow) sont devenus aujourd’hui les ardents défenseurs d’une intervention de l’État sur le réseau afin de protéger la neutralité d’internet.
Plutôt que d’une utopie nouvelle, l’idée au cœur de la défense de la neutralité d’internet consiste davantage à protéger l’utopie implicite à la conception technique d’internet : un réseau ouvert, dans lequel tous les contenus transitant sur le réseau sont traités de manière égale. Si les partisans de la neutralité d’internet offrent diverses raisons techniques ou économiques à l’appui de ce principe, l’argument le plus convaincant est celui qui soutient que cette neutralité est nécessaire à la défense des conditions d’exercice de la liberté d’expression en ligne. En effet, bien qu’internet fasse de plus en plus office de nouvel espace public, l’infrastructure du réseau est entièrement privatisée : en quelque sorte, il n’existe pas de voiries publiques numériques, et les « autoroutes de l’information » sont toutes soumises aux éventuels contrôles et péages imposés par leurs gestionnaires. Dès lors, pour garantir un niveau de liberté d’expression équivalent en ligne et hors ligne, ne faudrait-il pas imposer aux propriétaires de l’infrastructure du réseau les mêmes obligations que celles pesant sur l’État pour les espaces publics traditionnels, en leur interdisant de discriminer entre les différentes formes d’expressions individuelles ?
La lutte pour assurer des fondations juridiques solides à la neutralité d’internet a connu quelques victoires aux États-Unis et en Europe, même si rien n’est encore gagné : sur une question aussi technique, le diable est plus que jamais dans les détails, et il est essentiel de ne pas laisser de failles juridiques qui permettraient à certains opérateurs de contourner l’obligation de neutralité en proposant divers services spécialisés plutôt qu’un véritable accès à un internet ouvert.
Il semble en tout cas que, aujourd’hui, la plus grande source d’inquiétude pour certains défenseurs de la liberté sur internet n’est pas tant le risque d’une mainmise par les États, mais plutôt le pouvoir grandissant de certains groupes multinationaux. En effet, si les souverains n’ont pas abandonné leur prétention à gouverner l’internet, leur pouvoir fait pâle figure en comparaison de ce que certains ont qualifié de nouveaux « souverains » numériques [5], et en particulier ceux qu’on appelle les « Gafa » (Google, Apple, Facebook, Amazon) dont la galaxie de services en fait des portiers incontournables du réseau, capables de façonner et sélectionner subtilement les flux d’information auxquels accèdent les utilisateurs. C’est sur cette toile de fond que le principe de neutralité d’internet, qui initialement visait uniquement les fournisseurs d’accès à internet, est de plus en plus invoqué vis-à-vis d’autres types de plateformes telles que les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux. Assisterait-on à la naissance d’une nouvelle utopie, celle d’une extension de l’idéal de la neutralité d’internet à une « neutralité des plateformes [6] » ?
S’il y a bien un domaine dans lequel le discours utopique a largement cédé au pessimisme, c’est celui de la protection de la vie privée dans l’environnement numérique. On est bien loin de l’utopie originelle d’un internet parfaitement anonyme, qui a été battue en brèche non seulement par l’exigence par certains réseaux sociaux (comme Facebook) d’utiliser son identité réelle, mais surtout par le développement de techniques d’analyse des données en masse (ou « big data »), qui permettent de tracer aisément un même individu à partir de données d’identification partielles ou de régularités dans ses activités. Sommes-nous condamnés à abandonner toute prétention à une sphère d’intimité sur un réseau où nos données personnelles sont au cœur d’une ruée vers l’or, tant de la part des multinationales de l’internet que des services de renseignement ?
Une réponse intéressante à l’affaire des écoutes de la National Security Agency (NSA) fut le mouvement en faveur du chiffrage généralisé des communications en ligne. L’idée est simple : s’il n’est pas possible de compter sur les garde-fous juridiques pour protéger la vie privée des citoyens contre la surveillance généralisée, ne pourrait-on pas recourir à des garanties techniques pour rendre impossible une telle surveillance ? Toutefois, cette proposition fait face à une objection puissante : est-il justifié de priver ainsi les autorités d’un puissant moyen d’enquête et de prévention pour protéger la sécurité des citoyens ? Entre un internet respectueux de la vie privée et un internet sûr, n’y aurait-il pas un dilemme entre deux utopies ?
Une réponse possible à cette objection sécuritaire consisterait à rappeler qu’aucun dispositif cryptographique n’est impossible à contourner : cela demande simplement du temps et un effort concentré. Dès lors, le chiffrage des communications en ligne n’empêcherait pas les forces de l’ordre d’opérer une surveillance ciblée d’individus suspects, comme elles l’ont toujours fait ; il empêcherait seulement d’étendre cette surveillance à toute la population. Cette réponse est particulièrement intéressante à une époque où la menace terroriste et l’austérité budgétaire conduisent les autorités à privilégier des dispositifs de surveillance généralisée relativement peu couteux, plutôt que de fournir aux forces de sécurité les moyens humains et techniques d’effectuer efficacement leurs missions de police d’investigation.
L’idée d’une économie dite « collaborative » ou du « partage » est le dernier cas en date d’utopie numérique déçue. La baisse des couts de transaction et de coordination dans l’environnement numérique avait permis l’émergence de modèles offrant la perspective d’une transition vers une économie plus émancipatrice, plus solidaire ou plus durable, comme celui de la production collaborative par les pairs (« peer production ») dans les communautés du logiciel libre, ou celui des plateformes de consommation collaborative en ligne. Toutefois, ces dernières années, on observe que ces initiatives ont été largement supplantées par des plateformes marchandes comme Airbnb ou Uber, qui ont su également tirer parti de la baisse des couts de transaction et de coordination sur internet, mais dans un simple but de profit. Ces nouveaux services font aujourd’hui l’objet de vives controverses, tant ils semblent de nature à saper les standards législatifs dans des domaines comme le droit du travail, la régulation du marché immobilier, les régulations sectorielles et la protection du consommateur.
En dépit de ces préoccupations, il reste toujours de la place pour l’invention de nouveaux modèles économiques plus justes. En effet, la diminution des couts de transaction et de coordination rendue possible par la technologie représente une occasion à saisir, notamment pour ceux qui voudraient démocratiser le travail sur un modèle coopératif, comme le soutiennent ceux qui appellent de leurs vœux l’émergence d’un « coopérativisme de plateforme ». Une intuition puissante de ce mouvement consiste à recentrer le débat sur la question de la propriété des moyens de production : peut-on en effet espérer développer une économie plus démocratique sans remettre en question la propriété des plateformes numériques et le contrôle exercé par leurs gestionnaires ?
Que reste-t-il donc des utopies numériques ? Si l’hypothèse exceptionnaliste radicale d’un réseau échappant à toute régulation est aujourd’hui assez largement disqualifiée, elle survit encore dans certaines nouvelles utopies techniques, comme celles au cœur des crypto-monnaies telles le Bitcoin, ou du réseau anonyme Tor, supposés résister à tout contrôle (mais vulnérables à la persistance d’intermédiaires techniques). Mais l’heure semble davantage à des utopies plus modestes, qui n’excluent pas toute régulation : conférer une assise juridique au principe de la neutralité d’internet et défendre de véritables espaces de libre expression en ligne ; garantir un caractère privé aux communications et aux données personnelles face à la boulimie du traitement des données par les acteurs privés, et à la tentation de la surveillance par les autorités publiques ; tirer parti de l’outil numérique pour inventer de nouvelles formes d’organisation économique plus démocratiques, plus solidaires ou plus durables, sans participer à une dérégulation généralisée de l’économie au profit de modèles prédateurs.
Certes, réaliser ces potentiels utopiques de l’environnement numérique sera sans doute plus difficile qu’il n’y paraissait initialement. Toutefois, la prise de conscience de ces difficultés n’est pas sans avantages. Premièrement, la tendance actuelle au scepticisme contraint les enthousiastes à justifier sérieusement leurs prétentions, pour refonder des utopies réalistes aux assises plus solides. Deuxièmement, l’expérience du détournement de certaines utopies a également l’avantage de discréditer le déterminisme technologique, travers fréquent tant chez les cyber-utopistes que chez les sceptiques, qui consiste à considérer implicitement l’internet comme un objet fixe, aux conséquences sociales déterminées. Or, comme en témoigne par exemple l’invention de la presse d’imprimerie en Corée plusieurs siècles avant Gutenberg [7], ce n’est que par la conjonction d’un contexte social et culturel favorable et de choix politiques volontaristes qu’une évolution technologique peut réaliser son potentiel de progrès social.
L’impasse amère d’une forme naïve de cyber-utopisme ne doit donc pas nous conduire à désespérer. Elle permet au contraire d’évacuer les discours messianiques et la pensée magique, et de recentrer la réflexion sur l’essentiel, à savoir déterminer les conditions de possibilité d’une société plus juste et les meilleurs moyens pour les mettre en œuvre. Si l’environnement numérique présente indubitablement de nombreux potentiels utopiques, c’est à nous qu’il revient de les exploiter au mieux.
[1] Barlow J. P., Déclaration d’indépendance du cyberespace, Libres enfants du savoir numérique, éditions de l’Éclat, « Hors collection », 2000.
[2] Morozov E., To Save Everything, Click Here : Technology, Solutionism, and the Urge to Fix Problems that Don’t Exist, Allen Lane, 2013.
[3] Barlow J. P., « Déclaration d’indépendance du cyber-
espace », op. cit
[4] Voyez à ce sujet les essais rassemblés dans B. Skoza et A. Marcus (dir.), The Next Digital Decade, TechFreedom, 2010.
[5] Voir MacKinnon R., Consent of the Networked. The Worldwide Struggle For Internet Freedom, Basic Books, 2013.
[6] Conseil national du numérique, « Neutralité des Plateformes », mai 2014.
[7] Voir Sohn P. K.(1959), « Early Korean Printing », Journal of the American Oriental Society, p. 96-103, qui analyse comment des facteurs comme le monopole de la royauté sur la presse d’imprimerie, la focalisation sur la culture classique peuvent contribuer à expliquer pourquoi la Corée n’a pas connu de révolution de l’imprimé.
Nous accueillons pendant un an une rubrique célébrant l’année des Utopies, sous la houlette de la communauté universitaire de l’UCL, à l’occasion des cinq-cents ans de la publication de l’Utopie de Thomas More.