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Altruisme et négociations internationales

Numéro 8 - 2015 par François Gemenne

décembre 2015

Si les négo­cia­tions inter­na­tio­nales sur le chan­ge­ment cli­ma­tique sont si longues et si ardues, c’est avant tout parce qu’elles ne nous concernent pas, contrai­re­ment à une ren­gaine si sou­vent enten­due. Ou plu­tôt, parce qu’on a bien du mal à défi­nir ce « nous ». Le chan­ge­ment cli­ma­tique est mar­qué par une double injus­tice, géo­gra­phique et géné­ra­tion­nelle. Les effets du réchauffement […]

Éditorial

Si les négo­cia­tions inter­na­tio­nales sur le chan­ge­ment cli­ma­tique sont si longues et si ardues, c’est avant tout parce qu’elles ne nous concernent pas, contrai­re­ment à une ren­gaine si sou­vent enten­due. Ou plu­tôt, parce qu’on a bien du mal à défi­nir ce « nous ».

Le chan­ge­ment cli­ma­tique est mar­qué par une double injus­tice, géo­gra­phique et géné­ra­tion­nelle. Les effets du réchauf­fe­ment glo­bal seront plus mar­qués autour de l’Équateur, ce qui implique que les pays les pre­miers et les plus dure­ment tou­chés sont des pays en déve­lop­pe­ment, dont la part de res­pon­sa­bi­li­té dans le pro­blème est infi­ni­té­si­male. Et l’inertie du sys­tème cli­ma­tique crée un déca­lage d’environ cin­quante ans entre le moment où les émis­sions de gaz à effet de serre sont émises, et le moment où le sys­tème cli­ma­tique y réagit. Comme nos émis­sions de gaz à effet de serre ont conti­nuel­le­ment aug­men­té jusqu’à aujourd’hui, cela implique que la géné­ra­tion la plus dure­ment tou­chée par les effets du réchauf­fe­ment sera celle de nos petits-enfants, qui ne porte évi­dem­ment aucune res­pon­sa­bi­li­té dans le pro­blème. Il n’existe aucune cor­res­pon­dance entre les émis­sions de gaz à effet de serre émises par un pays et les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique qui seront subis par ce pays. Et de même, il n’existe aucune cor­res­pon­dance entre les émis­sions de gaz à effet de serre émises par une géné­ra­tion et les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique qui seront subis par cette génération.

Or c’est ici et main­te­nant qu’il faut agir. On sait que les émis­sions de gaz à effet de serre doivent dimi­nuer radi­ca­le­ment dès aujourd’hui, et avant tout dans les pays indus­tria­li­sés. Le pro­blème, c’est que nous, citoyens des pays indus­tria­li­sés, n’avons aucun inté­rêt direct à agir, au sens propre. On essaie­ra bien de mettre en avant le fait que les pays indus­tria­li­sés seront aus­si tou­chés par les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique, ou qu’ils pour­raient être concer­nés indi­rec­te­ment, au tra­vers de migra­tions ou de conflits dans les pays du Sud, et que nous sommes donc « tous concer­nés », et « tous acteurs du chan­ge­ment ». Mais au-delà de la vani­té du slo­gan, la réa­li­té est que nous devons avant tout agir pour les autres. Nous devons agir pour des géné­ra­tions qui ne sont pas encore nées, et pour des popu­la­tions qui habitent dans des pays dont nous avions à peine enten­du par­ler (qui sait que Kiri­ba­ti se pro­nonce en réa­li­té « Ki-ri-bass »?), et où nous ne met­trons sans doute jamais les pieds (le Ban­gla­desh accueille une des plus faibles pro­por­tions de tou­ristes au monde, rap­por­tée à sa population).

C’est cela qui fait de la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique un enjeu moral et cos­mo­po­li­tique. Sommes-nous capables d’agir pour les autres ? Sommes-nous capables de consi­dé­rer un inté­rêt supé­rieur, qui dépasse nos fron­tières et notre géné­ra­tion ? Quelle place fai­sons-nous à l’autre, que nous ne connais­sons pas et ne ren­con­tre­rons sans doute jamais, soit parce qu’il n’est pas encore né, soit parce qu’il habite très loin de nous ? Consi­dé­rons-nous celui-là comme un étran­ger ou comme un prochain ?

Voi­là des ques­tions qui peuvent appa­raitre un peu mys­tiques. Elles emportent pour­tant des consé­quences très pra­tiques : loin d’être une tran­si­tion natu­relle et spon­ta­née comme on vou­drait par­fois le faire croire, le pas­sage à une éco­no­mie post-car­bone impli­que­ra des rup­tures bru­tales et vio­lentes, des trans­for­ma­tions fon­da­men­tales. Ce n’est pas d’une tran­si­tion qu’il s’agit, mais d’une révo­lu­tion. Une révo­lu­tion qui impli­que­ra néces­sai­re­ment des couts et des sacri­fices, et ne pour­ra satis­faire des inté­rêts pro­fon­dé­ment contra­dic­toires et conflic­tuels. Car la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique est un pro­blème poli­tique avant d’être un pro­blème envi­ron­ne­men­tal, qui doit donc appe­ler des choix col­lec­tifs avant d’appeler des solu­tions tech­niques. Et ces choix col­lec­tifs nous posent la ques­tion de l’autre, de notre capa­ci­té à dépas­ser nos fron­tières, qu’elles soient géo­gra­phiques ou générationnelles.

C’est ici que l’enjeu du chan­ge­ment cli­ma­tique rejoint celui des migra­tions. Non seule­ment parce que les dégra­da­tions de l’environnement consti­tuent aujourd’hui un des prin­ci­paux fac­teurs de migra­tions dans le monde, mais aus­si et sur­tout parce que der­rière ces deux enjeux se pose la ques­tion d e la place que nous vou­lons réser­ver à l’autre. Ce n’est donc pas uni­que­ment à cause des migra­tions cli­ma­tiques que le sujet du cli­mat rejoint celui des migra­tions : c’est parce qu’ils posent les mêmes questions.

L’un des pièges de la menace ter­ro­riste, c’est qu’elle risque bien d’amener à un repli sur soi, à un déni de l’altérité. C’est pour cela, natu­rel­le­ment, que Daesh et l’extrême droite sont des alliés objec­tifs. Et c’est aus­si pour cela que l’extrême droite, même si elle n’a guère déve­lop­pé de posi­tion sur le sujet, est une alliée objec­tive, et sans doute à son insu, des climatosceptiques.

François Gemenne


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