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1970 – 1990 : L’écologie politique et La Revue nouvelle
Avant même que les mouvements qui exprimaient ces préoccupations aient acquis une substance proprement politique, La Revue nouvelle avait manifesté assez tôt un intérêt actif pour les questions ou les thèmes qui deviendront les axes porteurs de l’écologie politique. Au moment où est publié le livre de notre ami Benoît Lechat consacré à la genèse et à la naissance d’Écolo, il est intéressant de voir comment et dans quelles conditions ces thèmes ont été considérés à la revue comme des problématiques susceptibles de nourrir l’action politique et de former une action politique autonome.
On choisira de limiter cet examen aux années 1970 – 1990 du siècle passé parce que c’est dans cet intervalle de temps que l’intérêt pour les questions écologiques apparait à la revue, en se combinant souvent, comme on le verra, avec des problématiques politiques plus classiques. Après les années 1990, La Revue nouvelle continuera à donner une place importante aux commentaires sur les questions de l’écologie politique et à suivre l’action des mouvements qui seront devenus les partis écologiques, Écolo, Agalev ou Groen, mais leur entrée sur la scène politique et leur participation à divers gouvernements ouvrira une autre histoire et une autre analyse que celles de la genèse et des débuts ; on ne les traitera donc pas ici.
Au milieu des années 1970, trois thèmes sont régulièrement discutés dans les débats internes à la revue et les analyses qu’elle publie : les questions urbaines, l’énergie et la croissance économique. Ces thèmes font écho à des conflits qui se développent dans plusieurs villes à propos de leur aménagement. La crise du pétrole met en évidence l’absence de politique énergétique et précipitera les décisions du gouvernement en matière d’équipement nucléaire. Ce qu’on appelle déjà « la crise », c’est-à-dire l’apparition simultanée d’un chômage de masse inconnu depuis la Seconde Guerre mondiale, le déclin accéléré de certains outils industriels et la mutation des structures de propriété qui se délocalisent, s’accompagne d’interrogations sur les limites, les possibilités et les possibles effets pervers d’une croissance considérée jusqu’alors comme la colonne vertébrale de l’économie, le moyen et la condition d’une société heureuse (dans le climat post-68, certains diront : une société « gavée » par la croissance).
Les luttes urbaines
Le réaménagement des centres-villes, organisé ou facilité par des administrations publiques et accompagné de pratiques spéculatives d’acteurs économiques privés avait fait l’objet de commentaires réguliers dans la revue depuis la bataille des Marolles (1968), les réaménagements radicaux du quartier nord de Bruxelles (le plan Manhattan au début des années 1970), mais aussi d’autres entreprises similaires à Liège et à Namur.
Ces articles étaient construits sur une grammaire politique devenue classique à La Revue nouvelle : analyses des mécanismes de décision et mise en évidence des intérêts économiques sous-jacents à ces entreprises comme leur proximité avec les logiques technobureaucratiques dominantes dans les administrations publiques. Une place importante était faite aux mouvements urbains, aux acteurs de contestation de ces transformations urbaines. Avec la multiplication des luttes urbaines, l’analyse de la revue s’est déplacée des schémas classiques de la ville considérée comme l’expression locale de rapports de force économiques et sociaux vers des contenus plus proprement culturels et politiques. Les mouvements urbains étaient considérés comme des tentatives de réappropriation d’une vie commune ou d’un devenir collectif insérés dans un espace urbain donné. Les visions fonctionnalistes de la ville nourrissant un urbanisme visant à « maximiser ses fonctions d’utilité économique » étaient battues en brèche par des actions urbaines, des mouvements d’habitants qui pensaient d’abord au cadre de vie.
À l’époque, Bruxelles était évidemment (et malheureusement) l’expression quasi paradigmatique de ces réaménagements et de ces conflits que l’on repérait également dans d’autres lieux. Dès leur origine, La Revue nouvelle a été attentive à l’action d’associations comme l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau) qui associait une critique argumentée des réorganisations urbaines à la production de contrepropositions susceptibles de nourrir le débat public.
La revue faisait aussi écho aux activités d’Inter-Environnement (à Bruxelles et plus tard en Wallonie), une fédération de « comités de quartier » ou d’actions locales visant à sensibiliser les opinions publiques et à interpeler les autorités politiques à propos de projets d’aménagement urbain ou d’organisation de l’espace rural. Dans tous les cas, l’intérêt et les commentaires de la revue portaient sur le respect de l’environnement (en ce compris les environnements urbains) et de ses valeurs culturelles, mais aussi de l’aspiration démocratique véhiculée par ces mouvements lorsqu’ils exigeaient des mécanismes de décision transparents et une maitrise des décisions confisquées par des systèmes d’intérêts publics ou privés.
Ultérieurement, l’exigence démocratique, le respect de l’environnement (naturel ou culturel), l’implication des individus ou des groupes dans les décisions les concernant, seront des axes de l’écologie politique. À la revue, ces thèmes font l’objet d’une première synthèse en mai-juin 19711. Ce numéro sera suivi de beaucoup d’autres. En novembre 1979, un autre numéro spécial sera consacré au millénaire de la capitale2. La majorité des articles sont consacrés au statut de la capitale dans l’ensemble institutionnel complexe en élaboration progressive en Belgique ainsi qu’aux questions économiques et sociales, mais certains commentaires reviennent sur des projets de réorganisation de la ville et des communes qui fassent une place substantielle à l’intervention des citoyens. Une ville qui reconnaitrait à cent « conseils de quartier » des capacités d’initiative et de contrôle de l’action publique inventerait une forme nouvelle de démocratie.
Les débats sur l’énergie
En 1971, le premier choc pétrolier trouve son origine dans un enchérissement subit des prix du pétrole. Les États-Unis ont atteint un pic de production et doivent importer des quantités importantes de pétrole alors que le dollar a perdu de sa valeur à la suite de l’abandon de la règle de sa convertibilité en or. La baisse du dollar entraine la chute des revenus des pays exportateurs du pétrole, notamment au Moyen-Orient. Ce n’est toutefois qu’en 1973 que les pays arabes décideront d’une baisse de leur production et d’un embargo de leurs exportations vers les États-Unis et les Pays-Bas entrainant un envol des prix qui seront multipliés par six avant de se stabiliser à un niveau intermédiaire, mais toujours beaucoup plus élevé que trois ans auparavant.
En Juillet-aout 1971, La Revue nouvelle publie un ensemble d’articles consacrés à ces questions3. La crise du pétrole est abordée sous divers angles, mais en privilégiant la dimension de la relation nouvelle entre pays développés, grands consommateurs de matières premières et les pays exportateurs. Pour la revue, cette crise manifeste la sortie d’un modèle colonial où l’exploitation des matières premières est contrôlée par de grandes sociétés travaillant au bénéfice des sociétés développées. L’exemple de l’OPEP pourra-t-il être suivi par d’autres pays en développement exportateurs de matière première ? Se priver de la possibilité de recevoir un juste prix de ces exportations serait évidemment un frein à leur développement. La croissance de la consommation des produits pétroliers dans les pays qui commencent leur industrialisation et la rareté qui en résulte conduira irrésistiblement les pays développés à choisir l’énergie nucléaire comme substitut aux autres sources d’énergie primaire4. En 1971, l’énergie nucléaire produit 0,2% du total de la consommation de l’énergie primaire dans les pays du Marché commun et Naïm Khader prévoit que cette part sera de 10% en 1980 et de 20% en 20005. Selon lui, la véritable solution serait une politique énergétique commune à la Communauté économique européenne qui la conduirait à jouer un rôle important dans l’exploitation du pétrole en devenant un acheteur direct du pétrole produit par les pays arabes et en négociant des accords d’association basés, entre autres, sur sa participation au soutien de leur développement : « L’Europe va-t-elle saisir cette chance et créer de nouveaux types de coopération entre pays industrialisés et pays producteurs de matières premières basés sur l’égalité et le respect de l’indépendance ? »
Comme en écho, mais dans un registre différent, deux importants numéros spéciaux sont édités en 1975 et en 1976 sur le thème de l’énergie6. Le premier est consacré à une thématique assez classique à La Revue nouvelle : l’analyse des acteurs intervenant dans le secteur, l’étude des enjeux et des mécanismes de la décision. D’emblée, un ton différent est donné. La revue refuse de considérer la crise de l’énergie qui se développe à travers divers épisodes depuis 1971 comme un simple accident, préférant y voir l’expression de tensions fondamentales aux sociétés développées. Dorénavant, traiter des conséquences de la crise, notamment en termes de recherche d’alternatives de production, ne suffit plus. Il faut désormais interroger le mode même de développement et les modèles de notre société. Pour la revue, les réponses des producteurs aux problèmes de la rareté — les productions « alternatives », le nucléaire à l’époque — ressemblent fort à un catalogue des idées reçues et de suggérer le recours à des analyses écologiques qui intègrent dans les calculs conduisant aux décisions tous les éléments en amont et en aval de la production, de manière à déboucher sur des choix clairs et argumentés. Et de poser la question : de quoi peut-il être discuté (le discuté et le discutable)?
Pour la revue, il n’est pas possible de traiter de l’énergie sans interroger le modèle de croissance lui-même. Les divers articles de ce numéro montrent comment ce sont les acteurs de l’énergie, les producteurs, qui bloquent le débat et interdisent de l’ouvrir sur d’autres perspectives que celles qu’ils décident eux-mêmes. L’État ne parle pas d’une autre voix à travers les mécanismes de régulation qu’il a instauré. Dans les conclusions du numéro, La Revue nouvelle écrit qu’au total le « système énergétique » n’est pas efficace en Belgique, qu’il ne travaille que dans le court terme et qu’il est entièrement contrôlé par des groupes privés. Quant au futur : « Nous avons été entrainés en quelques années dans un monde assoiffé d’énergie, nous avons été transformés en “drogués” du pétrole, nous allons devenir les serviteurs et peut-être les victimes de l’ère nucléaire par la logique même des groupes privés multinationaux et de nos alliés dans nos murs […]» (p. 255). Et de poursuivre : « Il est de plus en plus aberrant de confier à ces personnes privées et à ces groupes des choix de société qui nous concernent tous. » La revue plaide avec insistance pour un débat public sur l’énergie. Dans l’esprit du temps, elle estime que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer et que le mouvement ouvrier a une responsabilité essentielle à cet égard : « On peut se demander si ce n’est pas de lui en définitive que dépendra l’issue d’une lutte qui conditionne notre marche vers une société démocratique et solidaire, notre marche vers une société vivable au sens social comme au sens physique du terme » (p. 258). La question était assurément fondée, mais si, en 1975, La Revue nouvelle estimait avec quelque raison que le mouvement ouvrier était le meilleur porteur de l’aspiration à une société plus solidaire, elle s’illusionnait fortement sur ses capacités à traiter de manière novatrice du thème de l’énergie comme d’ailleurs, plus globalement, d’autres institutions de la société industrielle.
La Revue nouvelle reviendra sur ces questions l’année suivante, en 1976, dans un autre numéro spécial consacré cette fois à l’énergie nucléaire. En 1975, le ministre des Affaires économiques, André Oleffe, ancien président du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), avait confié à une commission d’expert — la « commission des sages » — la tâche d’étudier les conséquences du « développement électronucléaire ». Le numéro spécial de La Revue nouvelle était consacré à l’étude du rapport de cette commission déposé en avril 1976. Ce volumineux numéro se voulait une sorte de contrepoint au rapport des Sages dont il discutait les arguments, les conclusions et surtout les lacunes.
La critique principale de la revue était que le rapport se contentait d’analyser les choix déjà faits par les électriciens, dans une perspective très courte, l’horizon 1985.
Or, comme le démontraient plusieurs articles, le passage d’une production expérimentale ou limitée d’énergie nucléaire à la production massive était tout autre chose qu’un simple choix entre diverses techniques de production d’énergie. Il s’agissait en réalité d’un choix de société impliquant une gamme de risques sérieux qui n’avaient pas été vraiment évalués ; surtout il s’agissait d’un choix qui risquait d’être irréversible. Le rapport des Sages devait donc être considéré comme une pièce à verser au dossier, sans plus, et il fallait le compléter par d’autres analyses ou argumentations, ce que la revue entendait faire en publiant ce numéro. La chose lui semblait d’autant plus nécessaire qu’elle estimait que les électriciens contrôlaient l’opinion avec une politique de communication très au point et qu’il y avait peu de voix divergentes qui se fissent entendre dans les médias comme dans le monde politique. La revue insistait à nouveau sur l’urgence d’un débat public : «[…] dans un régime qui se proclame démocratique, refuser un large débat public, c’est indiquer qu’on a quelque chose à cacher. Ce serait pour le gouvernement, comme pour les électriciens, se disqualifier » (p. 117). De fait, les divers articles qui composaient ce numéro spécial pouvaient être lus comme autant de contribution à une lecture critique du rapport des Sages et à l’exploration d’autres voies possibles pour une politique énergétique qui allie efficacité (notamment via la diversification et l’action sur la consommation) et contrôle démocratique.
Dans les conclusions du numéro, la revue estimait que le rapport des Sages avait contribué à mettre à jour des questions qui seraient dorénavant plus clairement identifiées. Si le rapport présentait des recommandations, les choix, eux, relevaient de la responsabilité politique, c’est-à-dire des citoyens et de leurs mandataires. Pour la revue, à côté des risques associés à l’industrie nucléaire que le rapport identifiait, il en était d’autres qu’il taisait.
Au premier plan « ce nouvel outil, par son extrême sophistication, son manque de souplesse […] risque d’échapper à notre contrôle, comme échapperaient à notre contrôle les processus économiques dont il deviendrait l’instrument clé » (p. 282). Le choix de l’industrie nucléaire risquait d’engager l’avenir de manière irréversible. Il fallait donc ouvrir le débat sur les conclusions du rapport des Sages et sur les questions qu’il ne posait pas : « Croitre ou ne pas croitre ? Croitre à quel prix ? Croitre au bénéfice de qui ? » (p. 283). Dans l’immédiat, puisque l’outil nucléaire était déjà implanté dans le pays, il fallait ne pas précipiter les choses et demander un moratoire de cinq ans sur les décisions nouvelles à prendre et laisser le temps au débat. « Cinq ans pendant lesquels un débat doit s’instaurer et une action se coordonner entre les différentes conceptions critiques de la société (écologiques, politiques, culturelles…)» (p. 284).
Le débat sur la croissance
Au cours de ces années, La Revue nouvelle avait très explicitement lié la question de l’énergie au modèle de croissance à poursuivre ou à discuter. En mars 1974, elle avait consacré un ensemble d’articles au débat naissant sur la croissance7. Pour les auteurs de ce numéro, le débat sur la croissance lancé par le club de Rome à la suite de la publication du rapport publié par le Massachusetts Institute of Technology8 était très incomplet parce qu’il éludait une série de questions importantes sur les sources de la croissance et ses bénéficiaires réels. Néanmoins, pour la revue, le remue-ménage idéologique qui accompagnait la publication de ce rapport mettait sur la piste de questions importantes concernant le projet implicite des sociétés dites développées, sur le cout de la croissance et les contraintes qu’elle entrainait ; les modes d’organisation du travail et de l’existence lui semblaient des questions aussi importantes que le risque d’épuisement des ressources naturelles.
Trois ans plus tard, dans un numéro consacré à la crise9, la question de la croissance et de son impact sur l’environnement est rediscutée d’une manière originale. Dans un article décapant, Jean Debra (Paul Peeters) rebondit sur des propos tenus par le ministre Mark Eyskens lors d’une conférence devant la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Répondant aux détracteurs d’une croissance économique rapide comportant des couts inévitables pour l’environnement, le ministre disait « qu’une croissance pure, qui contamine aussi peu que possible l’environnement, est aussi une croissance plus couteuse, à laquelle il faudra sacrifier une part de nos richesses ». J. Debra prend le contrepied de cette affirmation en esquissant ce que pourrait être une politique écologique de gauche. Il écarte d’emblée l’option dite de l’«écologie de luxe » qui consisterait à assimiler l’environnement à des réserves naturelles dont l’usage serait réservé à ceux qui auraient les moyens de se payer des voitures propres… L’essentiel est s’attaquer aux problèmes qui concernent le plus grand nombre en commençant par remodeler l’environnement là où il a été le plus dégradé, dans les villes et les lieux de vieille industrialisation. Le financement de ces actions devrait être soigneusement étudié de manière à ne pas peser sur les moins favorisés ; « On voit mal quel moyen pourrait être préféré à l’impôt sur le capital pour financer une véritable écologie de gauche. »
Pour la revue, à cette époque, l’écologie n’est pas l’action portée par un parti (qui n’existe d’ailleurs pas encore), mais une dimension de l’action publique qui prend en compte la dimension de l’environnement sans toutefois s’y réduire.
Les mouvements de l’écologie
C’est finalement en octobre 1978 que La Revue nouvelle publiera un important numéro spécial consacré à la dynamique politique de l’écologie10. Le numéro réunit la contribution de nombreux auteurs — des scientifiques (physiciens, biologistes, chimistes, économistes), des acteurs de terrain, des observateurs ou des analystes de la scène politique — et restera longtemps une référence dans les analyses politiques de la revue.
Dans l’introduction, elle prend acte de la multiplication des études sur le thème de l’environnement comme des mouvements ou des mobilisations sur les questions environnementales comprises au sens le plus large. Elle souligne également leurs multiples paradoxes. Mais, au-delà des confusions inhérentes à toute action collective naissante, n’y a‑t-il pas des promesses autrement importantes : « S’il y avait, dans ce foisonnement que représente le courant écologique, un ferment d’où naitront un jour, d’où naissent déjà […] de nouvelles manières de lutter, de chercher, de vivre, d’aimer, de nouveaux modes de relations entre les hommes, entre les hommes et la nature, entre l’homme et le travail, entre l’homme et la technique ? Et s’il y avait, dans cette autre manière de regarder et de penser le monde, à la fois la recherche d’une autonomie perdue et un nouveau sens des responsabilités, portant ailleurs ses soucis et ses angles d’attaque pour mieux viser la cible ? » Plusieurs articles tentent de cerner la conscience écologique, la manière dont la représentation des limites apparait dans la conscience contemporaine et leur articulation à une critique radicale de la société industrielle ou, plus exactement, des modalités de l’industrialisation comme des styles de gestion sociale qu’elle engendre. Fondamentalement, les mouvements écologistes contestent l’emprise croissante des grands appareils technocratiques, publics ou privés, sur la vie sociale. Comme on l’a vu plus haut, ces thèmes étaient présents dans la revue depuis quelques années et avaient servi de fils conducteurs pour l’analyse des politiques de l’énergie ou de la ville.
Pour Albert Bastenier, cette critique nouvelle s’inscrit dans l’histoire des contestations de la société industrielle avec une fécondité nouvelle. S’appuyant au départ sur l’idée de nature, elle s’oriente rapidement vers une critique radicale des types de rationalité dominant les sociétés marquées par le productivisme et la technocratie. Elle y rejoint d’autres mouvements. En effet, « on peut penser que, lors d’une phase ultérieure, ils auront à entreprendre (avec d’autres mouvements qui sont comme leurs alliés naturels : féministes, non-violents, régionalistes, tiers-mondistes, etc.) des luttes offensives de réappropriation par les collectivités de leur capacité de décider du type d’existence qu’elles veulent maintenir ou assurer ». « Leur capacité à entrer dans cette tâche sera évidemment déterminée par le dépassement de toute représentation nostalgique ou passéiste qui ne peut servir de guide au bond en avant qu’il s’agit de faire accomplir aux sociétés industrielles. Car c’est à une réappropriation de la société civile par elle-même — donc à un rétablissement de la démocratie — plutôt qu’à une définition mythique de la société idéale que la situation convie11. » Il conclut son article par une interrogation sur le futur politique du mouvement écologique, thème fortement débattu à la revue dans les années qui suivront. « Le mouvement écologique sera-t-il conduit à admettre que son action ne saurait avoir une efficacité sans être adossée à celle des grandes organisations sociales et des partis politiques ? Laissé à lui-même, ne risque-t-il pas de s’épuiser assez rapidement ? Mais il y a aussi le risque d’une absorption rapide et d’une récupération. On se trouve en fait aujourd’hui dans une situation d’hésitation compréhensible et qui exigera un effort de clarification stratégique12. »
Dans ses conclusions, la revue revient sur ces thèmes. « Nos sociétés […] tendent de plus en plus à se représenter elles-mêmes comme des efforts de rationalisation. […] Les instruments de cette rationalisation existent au plan de l’organisation sociale (les hiérarchies), des normes de fonctionnement (centralisme, productivisme) et des outils (la technologie). La plupart des combats ou des conflits politiques ou culturels se situent à l’intérieur de cette rationalité ou des appareils qui la produisent ou la canalisent. À la limite, comme l’écrit André Gorz, même les organisations dites révolutionnaires ne peuvent plus prendre en charge les aspirations autres, différentes, puisque s’orientant vers la gestion du système social, elles n’échappent plus aux rationalités dominantes. Or, certaines pratiques ou militance écologiques promeuvent d’autres rationalités, d’autres logiques politiques : le contrôle par l’individu de son travail, de sa santé, de son apprentissage ; le contrôle de ses choix par la collectivité, c’est-à-dire le transfert des décisions politiques des organisations aux collectivités concernées, le contrôle de l’impact des outils utilisés sur les relations sociales ; l’opposition à la surorganisation de la société et la maitrise de nouveaux champs d’autant plus menacés par la technocratie que les techniques sont plus performantes. Dans ce contexte, les luttes écologiques imposent deux exigences nouvelles aux systèmes de décision : l’exigence de réversibilité et l’exigence de feedback13. »
Puis la revue s’interroge sur la dynamique proprement politique du mouvement écologique. Elle souligne les divergences, à l’intérieur même du mouvement, entre les partisans d’une autonomie absolue et ceux qui accepteraient des alliances. Elle évoque la crainte de récupération manifestée par de nombreux militants qui, parfois, refusent des combats sociaux pourtant nécessaires au motif du refus de la compromission avec des organisations sociales traditionnelles. Inversement, la revue récuse l’accusation de non-représentativité opposée par les partis traditionnels à l’action écologique, comme d’ailleurs elle écarte le reproche qui lui est fait de ne pas s’inscrire dans une vision de société cohérente et définie. De fait, si une partie du mouvement écologique se concentre sur des actions ponctuelles sans référence globalisante, il en est d’autres qui conduisent des actions précises en tentant de les articuler entre elles. « Cette différence a constitué certainement une ligne de brisure entre écologistes. C’est aussi d’ailleurs sur les pôles de cette différence que vont s’ébaucher les stratégies de ceux qui veulent s’opposer aux écologistes ou le récupérer14. »
La revue prévoit que le mouvement écologique devra faire son chemin à travers des arcanes politiques complexes, évitant les pièges du repli sur soi, mais aussi et surtout des offres de consultation ou de concertation qui l’associerait, directement ou indirectement à des décisions qu’il ne maitrise pas, mais à qui il apporterait une précieuse caution (le piège de l’interlocuteur valable). « La nébuleuse écologique doit, en Belgique, faire face à de nombreuses contraintes : la technicisation croissante qui tente d’exclure l’écologie la plus politique, la création de groupes alibis à préoccupation écologique, la légitimation croissante des groupes écologiques les plus institutionnalisés avec ce que cela implique comme marginalisation pour les autres composantes du mouvement écologique, la reprise d’un discours écologique fonctionnalisé par les principales expressions politiques et sociales. La vulnérabilité du mouvement écologique à ces contraintes n’est pas niable. D’autant que ses composantes les plus institutionnalisées risquent de voir les responsables répondre de plus en plus à l’attrait du pouvoir et que les partis politiques sont à la recherche d’hommes parlant d’autres langages15. »
Et de conclure : « Mais, si les défis auxquels le mouvement écologique devra faire face sont nombreux, ceux qu’il lance à la société belge sont extrêmement larges. La joie d’agir, la créativité des gens qui reprennent leur destin en main, la relation sociale réinventée : voilà autant de lumière dans une société qui éteint ses lampes pour l’austérité.16 »
L’entrée en politique
Les écologistes font une entrée modeste sur la scène politique nationale lors des élections législatives de 1978 ; le parti Écolo et Agalev totalisent alors 0,7% des voix. En 1981, la progression est sensible ; les partis écologistes obtiennent 3,8% des suffrages en Flandre, 5,9% en Wallonie et 2,5% à Bruxelles. En Wallonie, ils sont devenus le quatrième parti. Lors des élections européennes de 1984, leur progression est encore plus sensible : 7,1% des voix du collège électoral néerlandophone et 9,9% des voix du collège francophone.
Aux élections législatives de 1985, leurs scores se stabilisent à un niveau inférieur. En Flandre, ils obtiennent de 4,8 (Limbourg) à 8% (Anvers) des voix selon les arrondissements. Au total, le parti écologiste flamand, Agalev, comptera quatre députés à la Chambre. À Bruxelles (arrondissement Bruxelles-Halle-Vilvorde), les Écolos obtiendront 4,3% des voix (5,5% des cantons bruxellois) et deux députés, Agalev de son côté fera 2% des voix. En Wallonie, les Écolos feront de 4,8% des voix (Luxembourg) à 7% (Namur). Ils obtiendront trois députés. Ces résultats sont en progression par apport aux législatives de 1981 où les partis écologistes avaient obtenu des scores plus modestes, mais ils ne refont pas leur score des élections européennes de 1984.
Le mouvement écologiste a opéré une conversion et son expression politique, le parti Écolo, comme Agalev en Flandre sont dorénavant des acteurs avec lesquels il faudra compter. Pour beaucoup d’observateurs, ils sont encore inclassables sur le plan politique et l’on pressent qu’ils ont dépassé depuis longtemps leur simple fonction de défense de l’environnement, thème qui depuis leur succès est inscrit au programme des formations politiques traditionnelles avec plus ou moins de conviction. Pour tenter de les identifier avec plus de précisions, certains n’hésitent pas à faire une analogie avec l’apparition, à la fin du XIXe siècle d’une nouvelle force, le parti ouvrier, entre les conservateurs (le parti catholique en Belgique) et les libéraux.
Après les élections de 1985, Philippe Van Parijs propose dans la revue une analyse originale des résultats électoraux des partis écologistes. Ils relèvent de deux interprétations possibles, écrit-il17. Selon la première, les écologistes ont mis à l’agenda politique un certain nombre de questions importantes qui ne peuvent plus être éludées par les autres partis politiques. Dorénavant, ceux-ci devront traiter les questions de l’environnement, des transports et de la nature avec une attention nouvelle. À cet égard, les partis écologistes ont joué le rôle qu’ont joué, dans d’autres matières, les partis communautaires contraignant les partis traditionnels à considérer de manière attentive les aspirations régionales ou communautaires.
Mais, dit-il, il y a une autre lecture possible. « Au lieu de rapprocher le mouvement écologiste des partis communautaires des années 1960, il s’agit maintenant de le rapprocher du mouvement socialiste de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le mouvement écologiste, comme le mouvement socialiste, est apparu simultanément dans un grand nombre de pays industriels, se constituant graduellement et inégalement […] en mouvement politique organisé. » La base sociale du mouvement socialiste était une classe sociale nouvelle, le prolétariat industriel.
Pour Philippe Van Parijs, la base sociale du mouvement écologiste pourrait bien être les chômeurs. Cette hypothèse paradoxale prend un sens inédit quand on comprend ce qu’il entend par les « chômeurs » : directement ou indirectement, les victimes de l’épuisement de la croissance. La comparaison entre les situations nord-américaines et européennes indique que l’existence d’un État-providence fort développé en Europe a stimulé une recherche intensive de la productivité caractérisée par des investissements en capital avec, pour conséquence, un accroissement du chômage et de la précarité. Toute relance de la croissance pourrait bien s’accompagner de pressions accrues sur le travail. Dès lors, à quel type de solutions ou de projets, seraient susceptibles d’adhérer les personnes exclues ou menacées des circuits classiques de l’emploi ? Deux formules seraient susceptibles d’apporter une réponse à la précarité : une forte réduction du temps de travail assortie d’une réduction des salaires bruts ou un revenu inconditionnel garanti à chacun18.
Les principes fondamentaux du mouvement écologiste sont proches de cette vision des choses. En effet, dans une déclaration de 1985, le projet écologiste associe « la maitrise de la croissance et la modification des rapports sociaux, au triple sens d’un gonflement de la sphère autonome, d’une promotion de l’autogestion et d’une diffusion des technologies conviviales ». Philippe Van Parijs pense que cette deuxième interprétation du mouvement écologiste « évoque une potentialité plus qu’une réalité ». La rencontre entre le mouvement écologiste et la base sociale susceptible de le soutenir dépendra de la prise de conscience qui se fera des impasses de la croissance ou des formules traditionnelles de partage du travail.
Philippe Van Parijs reprendra ces idées, outrageusement simplifiées ici, dans un autre numéro de La Revue nouvelle, en février 199019. L’interrogation entamée cinq ans auparavant se poursuit autour de la question du projet politique implicitement ou explicitement porté par le mouvement et les partis écologistes. L’exercice est délicat parce qu’il repose très largement sur une exploration des potentialités du mouvement plus qu’il ne recherche de validation empirique dans l’observation concrète de l’action des écologistes. Après avoir écarté un certain nombre d’orientations théoriques qui ne semblent pas correspondre à sa véritable nature, il définit l’écologie politique comme la « tentative de saisir la réalité apparemment déplorable des limites rencontrées par la croissance, comme une chance d’orienter la société dans la direction qui lui semble la bonne, d’infléchir sa course dans le sens de son projet ». S’ensuit une longue discussion qui se construit autour des thèmes de la croissance, des limites, de l’autonomie des individus et de modes d’organisation de la vie.
Dans les conclusions de son article, Philippe Van Parijs revient sur l’idée que l’écologie est bien autre chose qu’une critique des atteintes à l’environnement. Par contre, un véritable projet de société original et porteur de transformations profondes peut trouver sa source dans la « limitation délibérée de la croissance en vue d’accroitre la part du temps social consacrée à des activités ne relevant pas (ou pas pleinement) du règne du marché ni celui de l’État ». Cet objectif original est porteur de grandes transformations sociales comme d’un partage plus équitable du travail et des revenus. Cet article, écrit il y a vingt-cinq ans, comme les perspectives qu’il ouvre, garde toute leur pertinence aujourd’hui, après deux crises financières, l’approfondissement du chômage, l’effondrement des sociétés dites socialistes et les illusions du néolibéralisme. Écolo est-il toujours porteur de cette utopie créatrice ?
Qu’a‑t-on appris ?
Dans les conclusions du numéro de février 1990, la revue écrivait que si la conscience des problématiques environnementales était désormais acquise — à des degrés divers, elle ne s’inscrivait pas encore dans un projet de société apte à lui donner une véritable substance politique. Les pays riches n’accepteraient pas la remise en cause des compromis sociaux qu’impliquerait une réorientation de la croissance et la question semblait cruellement vaine pour les pays pauvres en dehors d’une révision globale du partage des ressources de la planète.
Par ailleurs, si les sciences de la nature « ont contribué de façon décisive à une mutation qui relativise l’idéal de maitrise qu’elles avaient mis en avant depuis l’avènement de l’époque moderne », les politiques économiques continuaient à ignorer les lois de la biosphère. Ce constat nous ramenait aux prémisses de l’écologie politique. En elles-mêmes, les contraintes de l’environnement ne peuvent fonder une politique. « Mener une politique, c’est rendre possible ce qui est à la fois objectivement nécessaire et socialement désirable. C’est pourquoi, une écologie politique ne peut se contenter de montrer du doigt la nécessité “naturelle” de limiter la croissance. Elle est amenée à tabler sur la volonté positive de promouvoir cette limitation, sur un projet social. Les activités de la sphère autonome […] sont le moins gaspilleuses et le moins polluantes. Mais leur valeur provient de la qualité humaine de ce qu’on y trouve […]». La gauche et la droite ont rivalisé « dans l’aveuglement productiviste et l’impérialisme. De leur échec, étalé au grand jour ou dissimilé sous les performances économiques, surgit un monde intolérable…». Mais, écrivait la revue, une conviction se dégage : « L’urgence est là et l’écologie, devenue politique, incube des “réformes révolutionnaire”: élargissement de la conscience démocratique, nouveau contrat de solidarité à l’échelle de la planète, développement durable, autonomie dans la façon de vivre au quotidien. »
Vingt-cinq années ont passé depuis ce diagnostic et cette proposition. Entre 1970 et 1990, La Revue nouvelle s’est efforcée de discerner l’émergence de cette nouvelle dynamique politique et culturelle : l’écologie politique. Les thèmes de l’environnement, du partage des ressources, de la croissance et du productivisme, de l’emploi et du travail, de l’organisation sociale et des bureaucraties, de la démocratie et du vivre ensemble restent au cœur des angoisses contemporaines. Il est temps de faire le bilan du temps perdu. Même si les mots ont changé çà et là, l’urgence reste la même et les problèmes analysés alors sont indexés d’un coefficient qui les rend plus lourd encore. Au-delà des mots encore, les réponses esquissées, imaginées ou discutées dans la revue doivent revenir à l’avant-plan des agendas politiques. Le débat sur les nouveaux chemins de la croissance est de plus en plus pathétique. Il faudra beaucoup de courage pour comprendre, après avoir tenté de la relancer de toutes sortes de manières, que quand on ne sait pas résoudre un problème, il faut changer de problème. C’est ce proposaient les tenants de l’écologie politique.
- « La ville : pouvoir et politique », La Revue nouvelle, mai-juin 1971.
- « Bruxelles, le “millénaire” et puis après ? » La Revue nouvelle, novembre 1979.
- « La crise du pétrole », La Revue nouvelle, juillet-aout 1971.
- Les ressources en gaz naturel de la mer du Nord et de la Russie ne sont pas encore identifiées et/ou accessibles.
- Naïm Khader, « L’Europe malade du pétrole », La Revue nouvelle, juillet-aout 1971, 43 – 52.
- « L’énergie : qui décide en Belgique », La Revue nouvelle, février 1975 ; « Énergie nucléaire : un choix sage ? », La Revue nouvelle, septembre 1976. Les introductions et conclusions de ces numéros, dont il est fait référence ici, sont signées par La Revue nouvelle.
- « La croissance, problème politique », La Revue nouvelle, mars 1974.
- En français Halte à la croissance ?, Fayard, 1972.
- « Cette crise venue d’ailleurs », La Revue nouvelle, octobre 1977. Pour le lecteur non averti, il est utile de signaler que l’on parle de « crise » depuis le milieu des années 1970. Avec le recul, on se rend compte qu’il s’agit d’un profond processus de mutation structurelle de nos sociétés qui passe par une série d’épisodes plus ou moins aigus, marqués par les problèmes énergétiques, les transformations de l’appareil industriel (délocalisations), le chômage de masse, la financiarisation de l’économie, etc. Voir notamment l’article de Jean Debra : « L’écologie en temps de crise, par qui et pour qui ? »
- « L’écologie, des mouvements en mouvement », La Revue nouvelle, octobre 1978.
- Albert Bastenier, « La société industrielle : l’heure des mouvements écologiques », La Revue nouvelle, octobre 1978, p. 309 – 317.
- Ibid.
- Albert Carton et Michel Molitor, « Écologie et politique », La Revue nouvelle, octobre 1978, p. 421 – 430.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid. On notera que ce qui avait été écrit en 1978 garde toute son actualité en 2015.
- Philippe Van Parijs, « L’avenir des écologistes : deux interprétations », La Revue nouvelle, janvier 1986, p. 37 – 47. Ce texte bref et dense est en réalité très ambitieux en ce qu’il entend démontrer la dynamique dont est porteur le mouvement écologiste qui, selon l’auteur, est aux sociétés capitalistes de type « État-providence », ce que le socialisme a été au capitalisme sauvage. C’est dans ce sens que le mouvement écologiste peut être considéré comme une forme de contestation simultanément radicale et inédite.
- Philippe Van Parijs reprend ici l’idée présentée et amplement discutée dans un numéro précédent de La Revue nouvelle, « L’allocation universelle, une idée pour vivre autrement », avril 1985.
- Philippe Van Parijs, « Impasses et promesses de l’écologie politique », La Revue nouvelle, « L’écologie à l’heure du politique », février 1990, p. 79 – 93.