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1970 – 1990 : L’écologie politique et La Revue nouvelle

Numéro 5 - 2015 par Michel Molitor

juillet 2015

Avant même que les mou­ve­ments qui expri­maient ces pré­oc­cu­pa­tions aient acquis une sub­stance pro­pre­ment poli­tique, La Revue nou­velle avait mani­fes­té assez tôt un inté­rêt actif pour les ques­tions ou les thèmes qui devien­dront les axes por­teurs de l’écologie poli­tique. Au moment où est publié le livre de notre ami Benoît Lechat consa­cré à la genèse et à la nais­sance d’Écolo, il est inté­res­sant de voir com­ment et dans quelles condi­tions ces thèmes ont été consi­dé­rés à la revue comme des pro­blé­ma­tiques sus­cep­tibles de nour­rir l’action poli­tique et de for­mer une action poli­tique autonome.

Dossier

On choi­si­ra de limi­ter cet exa­men aux années 1970 – 1990 du siècle pas­sé parce que c’est dans cet inter­valle de temps que l’intérêt pour les ques­tions éco­lo­giques appa­rait à la revue, en se com­bi­nant sou­vent, comme on le ver­ra, avec des pro­blé­ma­tiques poli­tiques plus clas­siques. Après les années 1990, La Revue nou­velle conti­nue­ra à don­ner une place impor­tante aux com­men­taires sur les ques­tions de l’écologie poli­tique et à suivre l’action des mou­ve­ments qui seront deve­nus les par­tis éco­lo­giques, Éco­lo, Aga­lev ou Groen, mais leur entrée sur la scène poli­tique et leur par­ti­ci­pa­tion à divers gou­ver­ne­ments ouvri­ra une autre his­toire et une autre ana­lyse que celles de la genèse et des débuts ; on ne les trai­te­ra donc pas ici.

Au milieu des années 1970, trois thèmes sont régu­liè­re­ment dis­cu­tés dans les débats internes à la revue et les ana­lyses qu’elle publie : les ques­tions urbaines, l’énergie et la crois­sance éco­no­mique. Ces thèmes font écho à des conflits qui se déve­loppent dans plu­sieurs villes à pro­pos de leur amé­na­ge­ment. La crise du pétrole met en évi­dence l’absence de poli­tique éner­gé­tique et pré­ci­pi­te­ra les déci­sions du gou­ver­ne­ment en matière d’équipement nucléaire. Ce qu’on appelle déjà « la crise », c’est-à-dire l’apparition simul­ta­née d’un chô­mage de masse incon­nu depuis la Seconde Guerre mon­diale, le déclin accé­lé­ré de cer­tains outils indus­triels et la muta­tion des struc­tures de pro­prié­té qui se délo­ca­lisent, s’accompagne d’interrogations sur les limites, les pos­si­bi­li­tés et les pos­sibles effets per­vers d’une crois­sance consi­dé­rée jusqu’alors comme la colonne ver­té­brale de l’économie, le moyen et la condi­tion d’une socié­té heu­reuse (dans le cli­mat post-68, cer­tains diront : une socié­té « gavée » par la croissance).

Les luttes urbaines

Le réamé­na­ge­ment des centres-villes, orga­ni­sé ou faci­li­té par des admi­nis­tra­tions publiques et accom­pa­gné de pra­tiques spé­cu­la­tives d’acteurs éco­no­miques pri­vés avait fait l’objet de com­men­taires régu­liers dans la revue depuis la bataille des Marolles (1968), les réamé­na­ge­ments radi­caux du quar­tier nord de Bruxelles (le plan Man­hat­tan au début des années 1970), mais aus­si d’autres entre­prises simi­laires à Liège et à Namur.

Ces articles étaient construits sur une gram­maire poli­tique deve­nue clas­sique à La Revue nou­velle : ana­lyses des méca­nismes de déci­sion et mise en évi­dence des inté­rêts éco­no­miques sous-jacents à ces entre­prises comme leur proxi­mi­té avec les logiques tech­no­bu­reau­cra­tiques domi­nantes dans les admi­nis­tra­tions publiques. Une place impor­tante était faite aux mou­ve­ments urbains, aux acteurs de contes­ta­tion de ces trans­for­ma­tions urbaines. Avec la mul­ti­pli­ca­tion des luttes urbaines, l’analyse de la revue s’est dépla­cée des sché­mas clas­siques de la ville consi­dé­rée comme l’expression locale de rap­ports de force éco­no­miques et sociaux vers des conte­nus plus pro­pre­ment cultu­rels et poli­tiques. Les mou­ve­ments urbains étaient consi­dé­rés comme des ten­ta­tives de réap­pro­pria­tion d’une vie com­mune ou d’un deve­nir col­lec­tif insé­rés dans un espace urbain don­né. Les visions fonc­tion­na­listes de la ville nour­ris­sant un urba­nisme visant à « maxi­mi­ser ses fonc­tions d’utilité éco­no­mique » étaient bat­tues en brèche par des actions urbaines, des mou­ve­ments d’habitants qui pen­saient d’abord au cadre de vie.

À l’époque, Bruxelles était évi­dem­ment (et mal­heu­reu­se­ment) l’expression qua­si para­dig­ma­tique de ces réamé­na­ge­ments et de ces conflits que l’on repé­rait éga­le­ment dans d’autres lieux. Dès leur ori­gine, La Revue nou­velle a été atten­tive à l’action d’associations comme l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau) qui asso­ciait une cri­tique argu­men­tée des réor­ga­ni­sa­tions urbaines à la pro­duc­tion de contre­pro­po­si­tions sus­cep­tibles de nour­rir le débat public.

La revue fai­sait aus­si écho aux acti­vi­tés d’Inter-Environnement (à Bruxelles et plus tard en Wal­lo­nie), une fédé­ra­tion de « comi­tés de quar­tier » ou d’actions locales visant à sen­si­bi­li­ser les opi­nions publiques et à inter­pe­ler les auto­ri­tés poli­tiques à pro­pos de pro­jets d’aménagement urbain ou d’organisation de l’espace rural. Dans tous les cas, l’intérêt et les com­men­taires de la revue por­taient sur le res­pect de l’environnement (en ce com­pris les envi­ron­ne­ments urbains) et de ses valeurs cultu­relles, mais aus­si de l’aspiration démo­cra­tique véhi­cu­lée par ces mou­ve­ments lorsqu’ils exi­geaient des méca­nismes de déci­sion trans­pa­rents et une mai­trise des déci­sions confis­quées par des sys­tèmes d’intérêts publics ou privés.

Ulté­rieu­re­ment, l’exigence démo­cra­tique, le res­pect de l’environnement (natu­rel ou cultu­rel), l’implication des indi­vi­dus ou des groupes dans les déci­sions les concer­nant, seront des axes de l’écologie poli­tique. À la revue, ces thèmes font l’objet d’une pre­mière syn­thèse en mai-juin 19711. Ce numé­ro sera sui­vi de beau­coup d’autres. En novembre 1979, un autre numé­ro spé­cial sera consa­cré au mil­lé­naire de la capi­tale2. La majo­ri­té des articles sont consa­crés au sta­tut de la capi­tale dans l’ensemble ins­ti­tu­tion­nel com­plexe en éla­bo­ra­tion pro­gres­sive en Bel­gique ain­si qu’aux ques­tions éco­no­miques et sociales, mais cer­tains com­men­taires reviennent sur des pro­jets de réor­ga­ni­sa­tion de la ville et des com­munes qui fassent une place sub­stan­tielle à l’intervention des citoyens. Une ville qui recon­nai­trait à cent « conseils de quar­tier » des capa­ci­tés d’initiative et de contrôle de l’action publique inven­te­rait une forme nou­velle de démocratie.

Les débats sur l’énergie

En 1971, le pre­mier choc pétro­lier trouve son ori­gine dans un enché­ris­se­ment subit des prix du pétrole. Les États-Unis ont atteint un pic de pro­duc­tion et doivent impor­ter des quan­ti­tés impor­tantes de pétrole alors que le dol­lar a per­du de sa valeur à la suite de l’abandon de la règle de sa conver­ti­bi­li­té en or. La baisse du dol­lar entraine la chute des reve­nus des pays expor­ta­teurs du pétrole, notam­ment au Moyen-Orient. Ce n’est tou­te­fois qu’en 1973 que les pays arabes déci­de­ront d’une baisse de leur pro­duc­tion et d’un embar­go de leurs expor­ta­tions vers les États-Unis et les Pays-Bas entrai­nant un envol des prix qui seront mul­ti­pliés par six avant de se sta­bi­li­ser à un niveau inter­mé­diaire, mais tou­jours beau­coup plus éle­vé que trois ans auparavant.

En Juillet-aout 1971, La Revue nou­velle publie un ensemble d’articles consa­crés à ces ques­tions3. La crise du pétrole est abor­dée sous divers angles, mais en pri­vi­lé­giant la dimen­sion de la rela­tion nou­velle entre pays déve­lop­pés, grands consom­ma­teurs de matières pre­mières et les pays expor­ta­teurs. Pour la revue, cette crise mani­feste la sor­tie d’un modèle colo­nial où l’exploitation des matières pre­mières est contrô­lée par de grandes socié­tés tra­vaillant au béné­fice des socié­tés déve­lop­pées. L’exemple de l’OPEP pour­ra-t-il être sui­vi par d’autres pays en déve­lop­pe­ment expor­ta­teurs de matière pre­mière ? Se pri­ver de la pos­si­bi­li­té de rece­voir un juste prix de ces expor­ta­tions serait évi­dem­ment un frein à leur déve­lop­pe­ment. La crois­sance de la consom­ma­tion des pro­duits pétro­liers dans les pays qui com­mencent leur indus­tria­li­sa­tion et la rare­té qui en résulte condui­ra irré­sis­ti­ble­ment les pays déve­lop­pés à choi­sir l’énergie nucléaire comme sub­sti­tut aux autres sources d’énergie pri­maire4. En 1971, l’énergie nucléaire pro­duit 0,2% du total de la consom­ma­tion de l’énergie pri­maire dans les pays du Mar­ché com­mun et Naïm Kha­der pré­voit que cette part sera de 10% en 1980 et de 20% en 20005. Selon lui, la véri­table solu­tion serait une poli­tique éner­gé­tique com­mune à la Com­mu­nau­té éco­no­mique euro­péenne qui la condui­rait à jouer un rôle impor­tant dans l’exploitation du pétrole en deve­nant un ache­teur direct du pétrole pro­duit par les pays arabes et en négo­ciant des accords d’association basés, entre autres, sur sa par­ti­ci­pa­tion au sou­tien de leur déve­lop­pe­ment : « L’Europe va-t-elle sai­sir cette chance et créer de nou­veaux types de coopé­ra­tion entre pays indus­tria­li­sés et pays pro­duc­teurs de matières pre­mières basés sur l’égalité et le res­pect de l’indépendance ? »

Comme en écho, mais dans un registre dif­fé­rent, deux impor­tants numé­ros spé­ciaux sont édi­tés en 1975 et en 1976 sur le thème de l’énergie6. Le pre­mier est consa­cré à une thé­ma­tique assez clas­sique à La Revue nou­velle : l’analyse des acteurs inter­ve­nant dans le sec­teur, l’étude des enjeux et des méca­nismes de la déci­sion. D’emblée, un ton dif­fé­rent est don­né. La revue refuse de consi­dé­rer la crise de l’énergie qui se déve­loppe à tra­vers divers épi­sodes depuis 1971 comme un simple acci­dent, pré­fé­rant y voir l’expression de ten­sions fon­da­men­tales aux socié­tés déve­lop­pées. Doré­na­vant, trai­ter des consé­quences de la crise, notam­ment en termes de recherche d’alternatives de pro­duc­tion, ne suf­fit plus. Il faut désor­mais inter­ro­ger le mode même de déve­lop­pe­ment et les modèles de notre socié­té. Pour la revue, les réponses des pro­duc­teurs aux pro­blèmes de la rare­té — les pro­duc­tions « alter­na­tives », le nucléaire à l’époque — res­semblent fort à un cata­logue des idées reçues et de sug­gé­rer le recours à des ana­lyses éco­lo­giques qui intègrent dans les cal­culs condui­sant aux déci­sions tous les élé­ments en amont et en aval de la pro­duc­tion, de manière à débou­cher sur des choix clairs et argu­men­tés. Et de poser la ques­tion : de quoi peut-il être dis­cu­té (le dis­cu­té et le discutable)?

Pour la revue, il n’est pas pos­sible de trai­ter de l’énergie sans inter­ro­ger le modèle de crois­sance lui-même. Les divers articles de ce numé­ro montrent com­ment ce sont les acteurs de l’énergie, les pro­duc­teurs, qui bloquent le débat et inter­disent de l’ouvrir sur d’autres pers­pec­tives que celles qu’ils décident eux-mêmes. L’État ne parle pas d’une autre voix à tra­vers les méca­nismes de régu­la­tion qu’il a ins­tau­ré. Dans les conclu­sions du numé­ro, La Revue nou­velle écrit qu’au total le « sys­tème éner­gé­tique » n’est pas effi­cace en Bel­gique, qu’il ne tra­vaille que dans le court terme et qu’il est entiè­re­ment contrô­lé par des groupes pri­vés. Quant au futur : « Nous avons été entrai­nés en quelques années dans un monde assoif­fé d’énergie, nous avons été trans­for­més en “dro­gués” du pétrole, nous allons deve­nir les ser­vi­teurs et peut-être les vic­times de l’ère nucléaire par la logique même des groupes pri­vés mul­ti­na­tio­naux et de nos alliés dans nos murs […]» (p. 255). Et de pour­suivre : « Il est de plus en plus aber­rant de confier à ces per­sonnes pri­vées et à ces groupes des choix de socié­té qui nous concernent tous. » La revue plaide avec insis­tance pour un débat public sur l’énergie. Dans l’esprit du temps, elle estime que les pou­voirs publics ont un rôle à jouer et que le mou­ve­ment ouvrier a une res­pon­sa­bi­li­té essen­tielle à cet égard : « On peut se deman­der si ce n’est pas de lui en défi­ni­tive que dépen­dra l’issue d’une lutte qui condi­tionne notre marche vers une socié­té démo­cra­tique et soli­daire, notre marche vers une socié­té vivable au sens social comme au sens phy­sique du terme » (p. 258). La ques­tion était assu­ré­ment fon­dée, mais si, en 1975, La Revue nou­velle esti­mait avec quelque rai­son que le mou­ve­ment ouvrier était le meilleur por­teur de l’aspiration à une socié­té plus soli­daire, elle s’illusionnait for­te­ment sur ses capa­ci­tés à trai­ter de manière nova­trice du thème de l’énergie comme d’ailleurs, plus glo­ba­le­ment, d’autres ins­ti­tu­tions de la socié­té industrielle.

La Revue nou­velle revien­dra sur ces ques­tions l’année sui­vante, en 1976, dans un autre numé­ro spé­cial consa­cré cette fois à l’énergie nucléaire. En 1975, le ministre des Affaires éco­no­miques, André Oleffe, ancien pré­sident du Mou­ve­ment ouvrier chré­tien (MOC), avait confié à une com­mis­sion d’expert — la « com­mis­sion des sages » — la tâche d’étudier les consé­quences du « déve­lop­pe­ment élec­tro­nu­cléaire ». Le numé­ro spé­cial de La Revue nou­velle était consa­cré à l’étude du rap­port de cette com­mis­sion dépo­sé en avril 1976. Ce volu­mi­neux numé­ro se vou­lait une sorte de contre­point au rap­port des Sages dont il dis­cu­tait les argu­ments, les conclu­sions et sur­tout les lacunes.

La cri­tique prin­ci­pale de la revue était que le rap­port se conten­tait d’analyser les choix déjà faits par les élec­tri­ciens, dans une pers­pec­tive très courte, l’horizon 1985.

Or, comme le démon­traient plu­sieurs articles, le pas­sage d’une pro­duc­tion expé­ri­men­tale ou limi­tée d’énergie nucléaire à la pro­duc­tion mas­sive était tout autre chose qu’un simple choix entre diverses tech­niques de pro­duc­tion d’énergie. Il s’agissait en réa­li­té d’un choix de socié­té impli­quant une gamme de risques sérieux qui n’avaient pas été vrai­ment éva­lués ; sur­tout il s’agissait d’un choix qui ris­quait d’être irré­ver­sible. Le rap­port des Sages devait donc être consi­dé­ré comme une pièce à ver­ser au dos­sier, sans plus, et il fal­lait le com­plé­ter par d’autres ana­lyses ou argu­men­ta­tions, ce que la revue enten­dait faire en publiant ce numé­ro. La chose lui sem­blait d’autant plus néces­saire qu’elle esti­mait que les élec­tri­ciens contrô­laient l’opinion avec une poli­tique de com­mu­ni­ca­tion très au point et qu’il y avait peu de voix diver­gentes qui se fissent entendre dans les médias comme dans le monde poli­tique. La revue insis­tait à nou­veau sur l’urgence d’un débat public : «[…] dans un régime qui se pro­clame démo­cra­tique, refu­ser un large débat public, c’est indi­quer qu’on a quelque chose à cacher. Ce serait pour le gou­ver­ne­ment, comme pour les élec­tri­ciens, se dis­qua­li­fier » (p. 117). De fait, les divers articles qui com­po­saient ce numé­ro spé­cial pou­vaient être lus comme autant de contri­bu­tion à une lec­ture cri­tique du rap­port des Sages et à l’exploration d’autres voies pos­sibles pour une poli­tique éner­gé­tique qui allie effi­ca­ci­té (notam­ment via la diver­si­fi­ca­tion et l’action sur la consom­ma­tion) et contrôle démocratique.

Dans les conclu­sions du numé­ro, la revue esti­mait que le rap­port des Sages avait contri­bué à mettre à jour des ques­tions qui seraient doré­na­vant plus clai­re­ment iden­ti­fiées. Si le rap­port pré­sen­tait des recom­man­da­tions, les choix, eux, rele­vaient de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique, c’est-à-dire des citoyens et de leurs man­da­taires. Pour la revue, à côté des risques asso­ciés à l’industrie nucléaire que le rap­port iden­ti­fiait, il en était d’autres qu’il taisait.

Au pre­mier plan « ce nou­vel outil, par son extrême sophis­ti­ca­tion, son manque de sou­plesse […] risque d’échapper à notre contrôle, comme échap­pe­raient à notre contrôle les pro­ces­sus éco­no­miques dont il devien­drait l’instrument clé » (p. 282). Le choix de l’industrie nucléaire ris­quait d’engager l’avenir de manière irré­ver­sible. Il fal­lait donc ouvrir le débat sur les conclu­sions du rap­port des Sages et sur les ques­tions qu’il ne posait pas : « Croitre ou ne pas croitre ? Croitre à quel prix ? Croitre au béné­fice de qui ? » (p. 283). Dans l’immédiat, puisque l’outil nucléaire était déjà implan­té dans le pays, il fal­lait ne pas pré­ci­pi­ter les choses et deman­der un mora­toire de cinq ans sur les déci­sions nou­velles à prendre et lais­ser le temps au débat. « Cinq ans pen­dant les­quels un débat doit s’instaurer et une action se coor­don­ner entre les dif­fé­rentes concep­tions cri­tiques de la socié­té (éco­lo­giques, poli­tiques, cultu­relles…)» (p. 284).

Le débat sur la croissance

Au cours de ces années, La Revue nou­velle avait très expli­ci­te­ment lié la ques­tion de l’énergie au modèle de crois­sance à pour­suivre ou à dis­cu­ter. En mars 1974, elle avait consa­cré un ensemble d’articles au débat nais­sant sur la crois­sance7. Pour les auteurs de ce numé­ro, le débat sur la crois­sance lan­cé par le club de Rome à la suite de la publi­ca­tion du rap­port publié par le Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy8 était très incom­plet parce qu’il élu­dait une série de ques­tions impor­tantes sur les sources de la crois­sance et ses béné­fi­ciaires réels. Néan­moins, pour la revue, le remue-ménage idéo­lo­gique qui accom­pa­gnait la publi­ca­tion de ce rap­port met­tait sur la piste de ques­tions impor­tantes concer­nant le pro­jet impli­cite des socié­tés dites déve­lop­pées, sur le cout de la crois­sance et les contraintes qu’elle entrai­nait ; les modes d’organisation du tra­vail et de l’existence lui sem­blaient des ques­tions aus­si impor­tantes que le risque d’épuisement des res­sources naturelles.

Trois ans plus tard, dans un numé­ro consa­cré à la crise9, la ques­tion de la crois­sance et de son impact sur l’environnement est redis­cu­tée d’une manière ori­gi­nale. Dans un article déca­pant, Jean Debra (Paul Pee­ters) rebon­dit sur des pro­pos tenus par le ministre Mark Eys­kens lors d’une confé­rence devant la Fédé­ra­tion des entre­prises de Bel­gique (FEB). Répon­dant aux détrac­teurs d’une crois­sance éco­no­mique rapide com­por­tant des couts inévi­tables pour l’environnement, le ministre disait « qu’une crois­sance pure, qui conta­mine aus­si peu que pos­sible l’environnement, est aus­si une crois­sance plus cou­teuse, à laquelle il fau­dra sacri­fier une part de nos richesses ». J. Debra prend le contre­pied de cette affir­ma­tion en esquis­sant ce que pour­rait être une poli­tique éco­lo­gique de gauche. Il écarte d’emblée l’option dite de l’«écologie de luxe » qui consis­te­rait à assi­mi­ler l’environnement à des réserves natu­relles dont l’usage serait réser­vé à ceux qui auraient les moyens de se payer des voi­tures propres… L’essentiel est s’attaquer aux pro­blèmes qui concernent le plus grand nombre en com­men­çant par remo­de­ler l’environnement là où il a été le plus dégra­dé, dans les villes et les lieux de vieille indus­tria­li­sa­tion. Le finan­ce­ment de ces actions devrait être soi­gneu­se­ment étu­dié de manière à ne pas peser sur les moins favo­ri­sés ; « On voit mal quel moyen pour­rait être pré­fé­ré à l’impôt sur le capi­tal pour finan­cer une véri­table éco­lo­gie de gauche. »

Pour la revue, à cette époque, l’écologie n’est pas l’action por­tée par un par­ti (qui n’existe d’ailleurs pas encore), mais une dimen­sion de l’action publique qui prend en compte la dimen­sion de l’environnement sans tou­te­fois s’y réduire.

Les mouvements de l’écologie

C’est fina­le­ment en octobre 1978 que La Revue nou­velle publie­ra un impor­tant numé­ro spé­cial consa­cré à la dyna­mique poli­tique de l’écologie10. Le numé­ro réunit la contri­bu­tion de nom­breux auteurs — des scien­ti­fiques (phy­si­ciens, bio­lo­gistes, chi­mistes, éco­no­mistes), des acteurs de ter­rain, des obser­va­teurs ou des ana­lystes de la scène poli­tique — et res­te­ra long­temps une réfé­rence dans les ana­lyses poli­tiques de la revue.

Dans l’introduction, elle prend acte de la mul­ti­pli­ca­tion des études sur le thème de l’environnement comme des mou­ve­ments ou des mobi­li­sa­tions sur les ques­tions envi­ron­ne­men­tales com­prises au sens le plus large. Elle sou­ligne éga­le­ment leurs mul­tiples para­doxes. Mais, au-delà des confu­sions inhé­rentes à toute action col­lec­tive nais­sante, n’y a‑t-il pas des pro­messes autre­ment impor­tantes : « S’il y avait, dans ce foi­son­ne­ment que repré­sente le cou­rant éco­lo­gique, un ferment d’où nai­tront un jour, d’où naissent déjà […] de nou­velles manières de lut­ter, de cher­cher, de vivre, d’aimer, de nou­veaux modes de rela­tions entre les hommes, entre les hommes et la nature, entre l’homme et le tra­vail, entre l’homme et la tech­nique ? Et s’il y avait, dans cette autre manière de regar­der et de pen­ser le monde, à la fois la recherche d’une auto­no­mie per­due et un nou­veau sens des res­pon­sa­bi­li­tés, por­tant ailleurs ses sou­cis et ses angles d’attaque pour mieux viser la cible ? » Plu­sieurs articles tentent de cer­ner la conscience éco­lo­gique, la manière dont la repré­sen­ta­tion des limites appa­rait dans la conscience contem­po­raine et leur arti­cu­la­tion à une cri­tique radi­cale de la socié­té indus­trielle ou, plus exac­te­ment, des moda­li­tés de l’industrialisation comme des styles de ges­tion sociale qu’elle engendre. Fon­da­men­ta­le­ment, les mou­ve­ments éco­lo­gistes contestent l’emprise crois­sante des grands appa­reils tech­no­cra­tiques, publics ou pri­vés, sur la vie sociale. Comme on l’a vu plus haut, ces thèmes étaient pré­sents dans la revue depuis quelques années et avaient ser­vi de fils conduc­teurs pour l’analyse des poli­tiques de l’énergie ou de la ville.

Pour Albert Bas­te­nier, cette cri­tique nou­velle s’inscrit dans l’histoire des contes­ta­tions de la socié­té indus­trielle avec une fécon­di­té nou­velle. S’appuyant au départ sur l’idée de nature, elle s’oriente rapi­de­ment vers une cri­tique radi­cale des types de ratio­na­li­té domi­nant les socié­tés mar­quées par le pro­duc­ti­visme et la tech­no­cra­tie. Elle y rejoint d’autres mou­ve­ments. En effet, « on peut pen­ser que, lors d’une phase ulté­rieure, ils auront à entre­prendre (avec d’autres mou­ve­ments qui sont comme leurs alliés natu­rels : fémi­nistes, non-vio­lents, régio­na­listes, tiers-mon­distes, etc.) des luttes offen­sives de réap­pro­pria­tion par les col­lec­ti­vi­tés de leur capa­ci­té de déci­der du type d’existence qu’elles veulent main­te­nir ou assu­rer ». « Leur capa­ci­té à entrer dans cette tâche sera évi­dem­ment déter­mi­née par le dépas­se­ment de toute repré­sen­ta­tion nos­tal­gique ou pas­séiste qui ne peut ser­vir de guide au bond en avant qu’il s’agit de faire accom­plir aux socié­tés indus­trielles. Car c’est à une réap­pro­pria­tion de la socié­té civile par elle-même — donc à un réta­blis­se­ment de la démo­cra­tie — plu­tôt qu’à une défi­ni­tion mythique de la socié­té idéale que la situa­tion convie11. » Il conclut son article par une inter­ro­ga­tion sur le futur poli­tique du mou­ve­ment éco­lo­gique, thème for­te­ment débat­tu à la revue dans les années qui sui­vront. « Le mou­ve­ment éco­lo­gique sera-t-il conduit à admettre que son action ne sau­rait avoir une effi­ca­ci­té sans être ados­sée à celle des grandes orga­ni­sa­tions sociales et des par­tis poli­tiques ? Lais­sé à lui-même, ne risque-t-il pas de s’épuiser assez rapi­de­ment ? Mais il y a aus­si le risque d’une absorp­tion rapide et d’une récu­pé­ra­tion. On se trouve en fait aujourd’hui dans une situa­tion d’hésitation com­pré­hen­sible et qui exi­ge­ra un effort de cla­ri­fi­ca­tion stra­té­gique12. »

Dans ses conclu­sions, la revue revient sur ces thèmes. « Nos socié­tés […] tendent de plus en plus à se repré­sen­ter elles-mêmes comme des efforts de ratio­na­li­sa­tion. […] Les ins­tru­ments de cette ratio­na­li­sa­tion existent au plan de l’organisation sociale (les hié­rar­chies), des normes de fonc­tion­ne­ment (cen­tra­lisme, pro­duc­ti­visme) et des outils (la tech­no­lo­gie). La plu­part des com­bats ou des conflits poli­tiques ou cultu­rels se situent à l’intérieur de cette ratio­na­li­té ou des appa­reils qui la pro­duisent ou la cana­lisent. À la limite, comme l’écrit André Gorz, même les orga­ni­sa­tions dites révo­lu­tion­naires ne peuvent plus prendre en charge les aspi­ra­tions autres, dif­fé­rentes, puisque s’orientant vers la ges­tion du sys­tème social, elles n’échappent plus aux ratio­na­li­tés domi­nantes. Or, cer­taines pra­tiques ou mili­tance éco­lo­giques pro­meuvent d’autres ratio­na­li­tés, d’autres logiques poli­tiques : le contrôle par l’individu de son tra­vail, de sa san­té, de son appren­tis­sage ; le contrôle de ses choix par la col­lec­ti­vi­té, c’est-à-dire le trans­fert des déci­sions poli­tiques des orga­ni­sa­tions aux col­lec­ti­vi­tés concer­nées, le contrôle de l’impact des outils uti­li­sés sur les rela­tions sociales ; l’opposition à la suror­ga­ni­sa­tion de la socié­té et la mai­trise de nou­veaux champs d’autant plus mena­cés par la tech­no­cra­tie que les tech­niques sont plus per­for­mantes. Dans ce contexte, les luttes éco­lo­giques imposent deux exi­gences nou­velles aux sys­tèmes de déci­sion : l’exigence de réver­si­bi­li­té et l’exigence de feed­back13. »

Puis la revue s’interroge sur la dyna­mique pro­pre­ment poli­tique du mou­ve­ment éco­lo­gique. Elle sou­ligne les diver­gences, à l’intérieur même du mou­ve­ment, entre les par­ti­sans d’une auto­no­mie abso­lue et ceux qui accep­te­raient des alliances. Elle évoque la crainte de récu­pé­ra­tion mani­fes­tée par de nom­breux mili­tants qui, par­fois, refusent des com­bats sociaux pour­tant néces­saires au motif du refus de la com­pro­mis­sion avec des orga­ni­sa­tions sociales tra­di­tion­nelles. Inver­se­ment, la revue récuse l’accusation de non-repré­sen­ta­ti­vi­té oppo­sée par les par­tis tra­di­tion­nels à l’action éco­lo­gique, comme d’ailleurs elle écarte le reproche qui lui est fait de ne pas s’inscrire dans une vision de socié­té cohé­rente et défi­nie. De fait, si une par­tie du mou­ve­ment éco­lo­gique se concentre sur des actions ponc­tuelles sans réfé­rence glo­ba­li­sante, il en est d’autres qui conduisent des actions pré­cises en ten­tant de les arti­cu­ler entre elles. « Cette dif­fé­rence a consti­tué cer­tai­ne­ment une ligne de bri­sure entre éco­lo­gistes. C’est aus­si d’ailleurs sur les pôles de cette dif­fé­rence que vont s’ébaucher les stra­té­gies de ceux qui veulent s’opposer aux éco­lo­gistes ou le récu­pé­rer14. »

La revue pré­voit que le mou­ve­ment éco­lo­gique devra faire son che­min à tra­vers des arcanes poli­tiques com­plexes, évi­tant les pièges du repli sur soi, mais aus­si et sur­tout des offres de consul­ta­tion ou de concer­ta­tion qui l’associerait, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment à des déci­sions qu’il ne mai­trise pas, mais à qui il appor­te­rait une pré­cieuse cau­tion (le piège de l’interlocuteur valable). « La nébu­leuse éco­lo­gique doit, en Bel­gique, faire face à de nom­breuses contraintes : la tech­ni­ci­sa­tion crois­sante qui tente d’exclure l’écologie la plus poli­tique, la créa­tion de groupes ali­bis à pré­oc­cu­pa­tion éco­lo­gique, la légi­ti­ma­tion crois­sante des groupes éco­lo­giques les plus ins­ti­tu­tion­na­li­sés avec ce que cela implique comme mar­gi­na­li­sa­tion pour les autres com­po­santes du mou­ve­ment éco­lo­gique, la reprise d’un dis­cours éco­lo­gique fonc­tion­na­li­sé par les prin­ci­pales expres­sions poli­tiques et sociales. La vul­né­ra­bi­li­té du mou­ve­ment éco­lo­gique à ces contraintes n’est pas niable. D’autant que ses com­po­santes les plus ins­ti­tu­tion­na­li­sées risquent de voir les res­pon­sables répondre de plus en plus à l’attrait du pou­voir et que les par­tis poli­tiques sont à la recherche d’hommes par­lant d’autres lan­gages15. »

Et de conclure : « Mais, si les défis aux­quels le mou­ve­ment éco­lo­gique devra faire face sont nom­breux, ceux qu’il lance à la socié­té belge sont extrê­me­ment larges. La joie d’agir, la créa­ti­vi­té des gens qui reprennent leur des­tin en main, la rela­tion sociale réin­ven­tée : voi­là autant de lumière dans une socié­té qui éteint ses lampes pour l’austérité.16 »

L’entrée en politique

Les éco­lo­gistes font une entrée modeste sur la scène poli­tique natio­nale lors des élec­tions légis­la­tives de 1978 ; le par­ti Éco­lo et Aga­lev tota­lisent alors 0,7% des voix. En 1981, la pro­gres­sion est sen­sible ; les par­tis éco­lo­gistes obtiennent 3,8% des suf­frages en Flandre, 5,9% en Wal­lo­nie et 2,5% à Bruxelles. En Wal­lo­nie, ils sont deve­nus le qua­trième par­ti. Lors des élec­tions euro­péennes de 1984, leur pro­gres­sion est encore plus sen­sible : 7,1% des voix du col­lège élec­to­ral néer­lan­do­phone et 9,9% des voix du col­lège francophone.

Aux élec­tions légis­la­tives de 1985, leurs scores se sta­bi­lisent à un niveau infé­rieur. En Flandre, ils obtiennent de 4,8 (Lim­bourg) à 8% (Anvers) des voix selon les arron­dis­se­ments. Au total, le par­ti éco­lo­giste fla­mand, Aga­lev, comp­te­ra quatre dépu­tés à la Chambre. À Bruxelles (arron­dis­se­ment Bruxelles-Halle-Vil­vorde), les Éco­los obtien­dront 4,3% des voix (5,5% des can­tons bruxel­lois) et deux dépu­tés, Aga­lev de son côté fera 2% des voix. En Wal­lo­nie, les Éco­los feront de 4,8% des voix (Luxem­bourg) à 7% (Namur). Ils obtien­dront trois dépu­tés. Ces résul­tats sont en pro­gres­sion par apport aux légis­la­tives de 1981 où les par­tis éco­lo­gistes avaient obte­nu des scores plus modestes, mais ils ne refont pas leur score des élec­tions euro­péennes de 1984.

Le mou­ve­ment éco­lo­giste a opé­ré une conver­sion et son expres­sion poli­tique, le par­ti Éco­lo, comme Aga­lev en Flandre sont doré­na­vant des acteurs avec les­quels il fau­dra comp­ter. Pour beau­coup d’observateurs, ils sont encore inclas­sables sur le plan poli­tique et l’on pressent qu’ils ont dépas­sé depuis long­temps leur simple fonc­tion de défense de l’environnement, thème qui depuis leur suc­cès est ins­crit au pro­gramme des for­ma­tions poli­tiques tra­di­tion­nelles avec plus ou moins de convic­tion. Pour ten­ter de les iden­ti­fier avec plus de pré­ci­sions, cer­tains n’hésitent pas à faire une ana­lo­gie avec l’apparition, à la fin du XIXe siècle d’une nou­velle force, le par­ti ouvrier, entre les conser­va­teurs (le par­ti catho­lique en Bel­gique) et les libéraux.

Après les élec­tions de 1985, Phi­lippe Van Pari­js pro­pose dans la revue une ana­lyse ori­gi­nale des résul­tats élec­to­raux des par­tis éco­lo­gistes. Ils relèvent de deux inter­pré­ta­tions pos­sibles, écrit-il17. Selon la pre­mière, les éco­lo­gistes ont mis à l’agenda poli­tique un cer­tain nombre de ques­tions impor­tantes qui ne peuvent plus être élu­dées par les autres par­tis poli­tiques. Doré­na­vant, ceux-ci devront trai­ter les ques­tions de l’environnement, des trans­ports et de la nature avec une atten­tion nou­velle. À cet égard, les par­tis éco­lo­gistes ont joué le rôle qu’ont joué, dans d’autres matières, les par­tis com­mu­nau­taires contrai­gnant les par­tis tra­di­tion­nels à consi­dé­rer de manière atten­tive les aspi­ra­tions régio­nales ou communautaires.

Mais, dit-il, il y a une autre lec­ture pos­sible. « Au lieu de rap­pro­cher le mou­ve­ment éco­lo­giste des par­tis com­mu­nau­taires des années 1960, il s’agit main­te­nant de le rap­pro­cher du mou­ve­ment socia­liste de la deuxième moi­tié du XIXe siècle. Le mou­ve­ment éco­lo­giste, comme le mou­ve­ment socia­liste, est appa­ru simul­ta­né­ment dans un grand nombre de pays indus­triels, se consti­tuant gra­duel­le­ment et inéga­le­ment […] en mou­ve­ment poli­tique orga­ni­sé. » La base sociale du mou­ve­ment socia­liste était une classe sociale nou­velle, le pro­lé­ta­riat industriel.

Pour Phi­lippe Van Pari­js, la base sociale du mou­ve­ment éco­lo­giste pour­rait bien être les chô­meurs. Cette hypo­thèse para­doxale prend un sens inédit quand on com­prend ce qu’il entend par les « chô­meurs » : direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, les vic­times de l’épuisement de la crois­sance. La com­pa­rai­son entre les situa­tions nord-amé­ri­caines et euro­péennes indique que l’existence d’un État-pro­vi­dence fort déve­lop­pé en Europe a sti­mu­lé une recherche inten­sive de la pro­duc­ti­vi­té carac­té­ri­sée par des inves­tis­se­ments en capi­tal avec, pour consé­quence, un accrois­se­ment du chô­mage et de la pré­ca­ri­té. Toute relance de la crois­sance pour­rait bien s’accompagner de pres­sions accrues sur le tra­vail. Dès lors, à quel type de solu­tions ou de pro­jets, seraient sus­cep­tibles d’adhérer les per­sonnes exclues ou mena­cées des cir­cuits clas­siques de l’emploi ? Deux for­mules seraient sus­cep­tibles d’apporter une réponse à la pré­ca­ri­té : une forte réduc­tion du temps de tra­vail assor­tie d’une réduc­tion des salaires bruts ou un reve­nu incon­di­tion­nel garan­ti à cha­cun18.

Les prin­cipes fon­da­men­taux du mou­ve­ment éco­lo­giste sont proches de cette vision des choses. En effet, dans une décla­ra­tion de 1985, le pro­jet éco­lo­giste asso­cie « la mai­trise de la crois­sance et la modi­fi­ca­tion des rap­ports sociaux, au triple sens d’un gon­fle­ment de la sphère auto­nome, d’une pro­mo­tion de l’autogestion et d’une dif­fu­sion des tech­no­lo­gies convi­viales ». Phi­lippe Van Pari­js pense que cette deuxième inter­pré­ta­tion du mou­ve­ment éco­lo­giste « évoque une poten­tia­li­té plus qu’une réa­li­té ». La ren­contre entre le mou­ve­ment éco­lo­giste et la base sociale sus­cep­tible de le sou­te­nir dépen­dra de la prise de conscience qui se fera des impasses de la crois­sance ou des for­mules tra­di­tion­nelles de par­tage du travail.

Phi­lippe Van Pari­js repren­dra ces idées, outra­geu­se­ment sim­pli­fiées ici, dans un autre numé­ro de La Revue nou­velle, en février 199019. L’interrogation enta­mée cinq ans aupa­ra­vant se pour­suit autour de la ques­tion du pro­jet poli­tique impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment por­té par le mou­ve­ment et les par­tis éco­lo­gistes. L’exercice est déli­cat parce qu’il repose très lar­ge­ment sur une explo­ra­tion des poten­tia­li­tés du mou­ve­ment plus qu’il ne recherche de vali­da­tion empi­rique dans l’observation concrète de l’action des éco­lo­gistes. Après avoir écar­té un cer­tain nombre d’orientations théo­riques qui ne semblent pas cor­res­pondre à sa véri­table nature, il défi­nit l’écologie poli­tique comme la « ten­ta­tive de sai­sir la réa­li­té appa­rem­ment déplo­rable des limites ren­con­trées par la crois­sance, comme une chance d’orienter la socié­té dans la direc­tion qui lui semble la bonne, d’infléchir sa course dans le sens de son pro­jet ». S’ensuit une longue dis­cus­sion qui se construit autour des thèmes de la crois­sance, des limites, de l’autonomie des indi­vi­dus et de modes d’organisation de la vie.

Dans les conclu­sions de son article, Phi­lippe Van Pari­js revient sur l’idée que l’écologie est bien autre chose qu’une cri­tique des atteintes à l’environnement. Par contre, un véri­table pro­jet de socié­té ori­gi­nal et por­teur de trans­for­ma­tions pro­fondes peut trou­ver sa source dans la « limi­ta­tion déli­bé­rée de la crois­sance en vue d’accroitre la part du temps social consa­crée à des acti­vi­tés ne rele­vant pas (ou pas plei­ne­ment) du règne du mar­ché ni celui de l’État ». Cet objec­tif ori­gi­nal est por­teur de grandes trans­for­ma­tions sociales comme d’un par­tage plus équi­table du tra­vail et des reve­nus. Cet article, écrit il y a vingt-cinq ans, comme les pers­pec­tives qu’il ouvre, garde toute leur per­ti­nence aujourd’hui, après deux crises finan­cières, l’approfondissement du chô­mage, l’effondrement des socié­tés dites socia­listes et les illu­sions du néo­li­bé­ra­lisme. Éco­lo est-il tou­jours por­teur de cette uto­pie créatrice ?

Qu’a‑t-on appris ?

Dans les conclu­sions du numé­ro de février 1990, la revue écri­vait que si la conscience des pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales était désor­mais acquise — à des degrés divers, elle ne s’inscrivait pas encore dans un pro­jet de socié­té apte à lui don­ner une véri­table sub­stance poli­tique. Les pays riches n’accepteraient pas la remise en cause des com­pro­mis sociaux qu’impliquerait une réorien­ta­tion de la crois­sance et la ques­tion sem­blait cruel­le­ment vaine pour les pays pauvres en dehors d’une révi­sion glo­bale du par­tage des res­sources de la planète.

Par ailleurs, si les sciences de la nature « ont contri­bué de façon déci­sive à une muta­tion qui rela­ti­vise l’idéal de mai­trise qu’elles avaient mis en avant depuis l’avènement de l’époque moderne », les poli­tiques éco­no­miques conti­nuaient à igno­rer les lois de la bio­sphère. Ce constat nous rame­nait aux pré­misses de l’écologie poli­tique. En elles-mêmes, les contraintes de l’environnement ne peuvent fon­der une poli­tique. « Mener une poli­tique, c’est rendre pos­sible ce qui est à la fois objec­ti­ve­ment néces­saire et socia­le­ment dési­rable. C’est pour­quoi, une éco­lo­gie poli­tique ne peut se conten­ter de mon­trer du doigt la néces­si­té “natu­relle” de limi­ter la crois­sance. Elle est ame­née à tabler sur la volon­té posi­tive de pro­mou­voir cette limi­ta­tion, sur un pro­jet social. Les acti­vi­tés de la sphère auto­nome […] sont le moins gas­pilleuses et le moins pol­luantes. Mais leur valeur pro­vient de la qua­li­té humaine de ce qu’on y trouve […]». La gauche et la droite ont riva­li­sé « dans l’aveuglement pro­duc­ti­viste et l’impérialisme. De leur échec, éta­lé au grand jour ou dis­si­mi­lé sous les per­for­mances éco­no­miques, sur­git un monde into­lé­rable…». Mais, écri­vait la revue, une convic­tion se dégage : « L’urgence est là et l’écologie, deve­nue poli­tique, incube des “réformes révo­lu­tion­naire”: élar­gis­se­ment de la conscience démo­cra­tique, nou­veau contrat de soli­da­ri­té à l’échelle de la pla­nète, déve­lop­pe­ment durable, auto­no­mie dans la façon de vivre au quotidien. »

Vingt-cinq années ont pas­sé depuis ce diag­nos­tic et cette pro­po­si­tion. Entre 1970 et 1990, La Revue nou­velle s’est effor­cée de dis­cer­ner l’émergence de cette nou­velle dyna­mique poli­tique et cultu­relle : l’écologie poli­tique. Les thèmes de l’environnement, du par­tage des res­sources, de la crois­sance et du pro­duc­ti­visme, de l’emploi et du tra­vail, de l’organisation sociale et des bureau­cra­ties, de la démo­cra­tie et du vivre ensemble res­tent au cœur des angoisses contem­po­raines. Il est temps de faire le bilan du temps per­du. Même si les mots ont chan­gé çà et là, l’urgence reste la même et les pro­blèmes ana­ly­sés alors sont indexés d’un coef­fi­cient qui les rend plus lourd encore. Au-delà des mots encore, les réponses esquis­sées, ima­gi­nées ou dis­cu­tées dans la revue doivent reve­nir à l’avant-plan des agen­das poli­tiques. Le débat sur les nou­veaux che­mins de la crois­sance est de plus en plus pathé­tique. Il fau­dra beau­coup de cou­rage pour com­prendre, après avoir ten­té de la relan­cer de toutes sortes de manières, que quand on ne sait pas résoudre un pro­blème, il faut chan­ger de pro­blème. C’est ce pro­po­saient les tenants de l’écologie politique.

  1. « La ville : pou­voir et poli­tique », La Revue nou­velle, mai-juin 1971.
  2. « Bruxelles, le “mil­lé­naire” et puis après ? » La Revue nou­velle, novembre 1979.
  3. « La crise du pétrole », La Revue nou­velle, juillet-aout 1971.
  4. Les res­sources en gaz natu­rel de la mer du Nord et de la Rus­sie ne sont pas encore iden­ti­fiées et/ou accessibles.
  5. Naïm Kha­der, « L’Europe malade du pétrole », La Revue nou­velle, juillet-aout 1971, 43 – 52.
  6. « L’énergie : qui décide en Bel­gique », La Revue nou­velle, février 1975 ; « Éner­gie nucléaire : un choix sage ? », La Revue nou­velle, sep­tembre 1976. Les intro­duc­tions et conclu­sions de ces numé­ros, dont il est fait réfé­rence ici, sont signées par La Revue nou­velle.
  7. « La crois­sance, pro­blème poli­tique », La Revue nou­velle, mars 1974.
  8. En fran­çais Halte à la crois­sance ?, Fayard, 1972.
  9. « Cette crise venue d’ailleurs », La Revue nou­velle, octobre 1977. Pour le lec­teur non aver­ti, il est utile de signa­ler que l’on parle de « crise » depuis le milieu des années 1970. Avec le recul, on se rend compte qu’il s’agit d’un pro­fond pro­ces­sus de muta­tion struc­tu­relle de nos socié­tés qui passe par une série d’épisodes plus ou moins aigus, mar­qués par les pro­blèmes éner­gé­tiques, les trans­for­ma­tions de l’appareil indus­triel (délo­ca­li­sa­tions), le chô­mage de masse, la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie, etc. Voir notam­ment l’article de Jean Debra : « L’écologie en temps de crise, par qui et pour qui ? »
  10. « L’écologie, des mou­ve­ments en mou­ve­ment », La Revue nou­velle, octobre 1978.
  11. Albert Bas­te­nier, « La socié­té indus­trielle : l’heure des mou­ve­ments éco­lo­giques », La Revue nou­velle, octobre 1978, p. 309 – 317.
  12. Ibid.
  13. Albert Car­ton et Michel Moli­tor, « Éco­lo­gie et poli­tique », La Revue nou­velle, octobre 1978, p. 421 – 430.
  14. Ibid.
  15. Ibid.
  16. Ibid. On note­ra que ce qui avait été écrit en 1978 garde toute son actua­li­té en 2015.
  17. Phi­lippe Van Pari­js, « L’avenir des éco­lo­gistes : deux inter­pré­ta­tions », La Revue nou­velle, jan­vier 1986, p. 37 – 47. Ce texte bref et dense est en réa­li­té très ambi­tieux en ce qu’il entend démon­trer la dyna­mique dont est por­teur le mou­ve­ment éco­lo­giste qui, selon l’auteur, est aux socié­tés capi­ta­listes de type « État-pro­vi­dence », ce que le socia­lisme a été au capi­ta­lisme sau­vage. C’est dans ce sens que le mou­ve­ment éco­lo­giste peut être consi­dé­ré comme une forme de contes­ta­tion simul­ta­né­ment radi­cale et inédite.
  18. Phi­lippe Van Pari­js reprend ici l’idée pré­sen­tée et ample­ment dis­cu­tée dans un numé­ro pré­cé­dent de La Revue nou­velle, « L’allocation uni­ver­selle, une idée pour vivre autre­ment », avril 1985.
  19. Phi­lippe Van Pari­js, « Impasses et pro­messes de l’écologie poli­tique », La Revue nou­velle, « L’écologie à l’heure du poli­tique », février 1990, p. 79 – 93.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.