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1948 : les territoires contre la paix
Voici trente ans, Maxime Rodinson intitulait un ouvrage qui allait faire date Israël et le refus arabe. L’auteur, toutefois, ne stigmatisait pas ce refus. S’inscrivant en faux contre « des idées largement répandues », il allait, l’un des premiers, en exposer au public européen les causes et les arguments. D’autres, depuis, ont poursuivi les réflexions de Rodinson, confirmé ses conclusions et, à leur tour, suscité « un flot de passions inhabituel ». Des recherches, des conclusions, des passions auxquelles, dix ans plus tard, un évènement apparemment anodin allait donner une nouvelle vigueur : la « déclassification », en 1978, d’archives israéliennes relatives au premier round du conflit « israélo-arabe ». C’est en effet sur la base de ces documents qu’une nouvelle génération d’historiens israéliens — parfois qualifiés non sans malice de « révisionnistes » — a entrepris de briser « de l’intérieur » certains mythes. Pour l’un des plus connus de ces « nouveaux historiens », Benny Morris, l’explication sioniste traditionnelle, qui veut que les Arabes ne voulaient pas la paix, « n’est pas conforme aux faits ».
Le monde arabe est-il ou non entré en guerre en 1948 ?
La question ouvre les chapitres que consacre Ilan Pappé à la première guerre israélo-arabe de 1948 – 1949. À première vue provocatrice, elle prend tout son sens au vu du peu d’ardeur qui, dès le vote en novembre 1947 du plan de partage, caractérisa les réactions des gouvernements arabes à l’égard de la Palestine.
La procrastination — et les assauts rhétoriques — semblèrent en effet caractériser l’attitude des capitales arabes. En témoignent les tergiversations face aux appels de la Ligue arabe qui, ayant très correctement estimé les rapports de forces, jugeait que seul un déploiement immédiat des armées arabes aurait pu contrebalancer les avantages numériques et organisationnels des forces juives. Hésitations qui allaient sérieusement compromettre les préparatifs militaires. Misant probablement, jusqu’à leur échec, en avril 1948, sur les capacités propres des Palestiniens et des volontaires arabes d’Al-Kaoukji à retourner par leur combat l’opinion internationale en défaveur de la partition, les dirigeants arabes n’accélèreront ces préparatifs que face à la multiplication des protestations populaires consécutive à l’arrivée des premières vagues de réfugiés palestiniens.
En tout état de cause, conclut Pappé, une intervention en Palestine ne faisait pas partie des priorités des dirigeants arabes qui tentèrent de l’éviter dans la mesure du possible. Des dirigeants bien plus préoccupés par des questions de politique intérieure, étroitement liées — pour l’Égypte et l’Irak — à l’impératif de liquider les encombrants vestiges du colonialisme britannique. Et, plus encore, par les intentions de leurs voisins arabes. Ce dernier type d’appréhension semble en effet avoir pesé de façon déterminante dans la décision respective de chaque État arabe à envoyer des contingents en Palestine.
« Regards croisés » et arrière-pensées
À la veille des combats, note Pappé, « les services de renseignement britanniques estimaient impossible de certifier que l’armée égyptienne participerait aux opérations ». C’est que Le Caire — où, l’« égyptianisme » primant les sentiments arabistes, les bureaux sionistes avaient longtemps tenu pignon sur rue — était avant tout préoccupé par ses contentieux avec Londres quant à l’évacuation du canal de Suez et à l’avenir du Soudan. Envoyé en Égypte deux ans plus tôt, Eliahou Sasson, en charge de la « section arabe » de l’Agence juive, ne s’y étaitil pas laissé dire que l’Égypte « n’aurait pas d’objection à la création d’un État juif en Palestine » ? Pour l’historien israélien Yoav Gelber, cité par Pappé, Londres avait même craint, un temps, la formation d’un axe israélo-égyptien hostile à la Grande-Bretagne… Ce n’est en fait que sous la pression populaire que l’Égypte aurait décidé d’agir. Et à la suite des injonctions du roi Farouk, soucieux de trouver une issue à son impopularité et de garantir son rôle régional face aux ambitions hégémoniques des Hachémites au pouvoir à Bagdad et à Amman. C’est, dit Pappé, la détermination transjordanienne à intervenir qui décida le Sénat à approuver l’intervention égyptienne.
Des craintes que partageait la Syrie. L’activisme de Damas en faveur d’une intervention s’expliquait peut-être par certains projets « grandsyriens3 » en Palestine. Mais cela d’autant plus que la réalisation de ceux-ci aurait donné à la Syrie un « poids » accru face aux ambitions des deux régimes, voisins et cousins, d’Irak et de Transjordanie. Ainsi, la faiblesse du contingent syrien dépêché en Palestine s’expliquait peut-être par les soucis intérieurs du Bloc national, au pouvoir, mais fragilisé depuis les élections de l’été 1947. Le « parti de l’indépendance » syrienne visait sans doute à se prémunir des visées d’une opposition beaucoup plus radicale, tant sur le plan nationaliste que sur le plan social4. Mais veillait aussi à ne pas dégarnir le pays face aux convoitises des Hachémites et de leurs partisans en Syrie. Qu’il s’agisse des projets irakiens dits du Croissant fertile visant à rattacher la Syrie à l’Irak ou de ceux du régent de Bagdad, Abdoulillah, guignant plus prosaïquement une fin de carrière prestigieuse sur un trône syrien5. Qu’il s’agisse des ambitions du roi hachémite de Transjordanie, Abdallah. Ce dernier n’avait-il pas caressé un an plus tôt le projet d’annexer le « Djebel druze » syrien ? En 1949, Abdallah semblait, rappelle Pappé, à nouveau envisager une invasion de la Syrie. Et allait d’ailleurs s’enquérir auprès de ses interlocuteurs israéliens des réactions éventuelles de Tel-Aviv à ce projet : selon Avi Shlaïm, autre « nouvel historien », l’un des envoyés israéliens auprès d’Abdallah avait eu le sentiment qu’« en obtenant Damas, le roi n’aurait pas insisté sur l’annexion de la Palestine arabe »…
À l’opposé, ce serait surtout la volonté de contrôler les projets de Damas qui aurait poussé les Irakiens à envoyer (au détriment du potentiel requis par la répression de l’agitation kurde et chiite) des forces, également limitées, en Palestine. Arrière-pensées que semblaient d’ailleurs confirmer les accusations de l’opposition irakienne reprochant aux autorités de Bagdad de marchander leur « inaction » en Palestine contre la révision, à l’époque en cours de négociation, du traité de défense avec Londres. Accusations qui auraient sérieusement contribué à leur décision d’« agir ». De même, la logorrhée belliciste de l’Irak allait s’avérer proportionnelle à son éloignement géographique de la Palestine : en 1949, Bagdad sera le seul belligérant à refuser un armistice avec Israël. Proportionnelle aussi à son souci d’occulter sa caution officieuse aux ambitions palestiniennes d’Abdallah6.
Abdalla h et Israël : collaboration…
La volonté d’Abdallah de s’accaparer les parties de la Palestine dévolues par l’O.N.U. à l’État arabe devait déterminer l’issue de la guerre de 1948. En modifiant le rapport des forces sur le champ de bataille.
Exprimée dès le premier projet de partage de la Palestine, en 1937, cette volonté d’annexion allait devenir la pierre angulaire de sa politique.
Les motifs principaux qui avaient poussé Abdallah à forger dès les années trente et quarante des contacts avec les dirigeants du yishouv découlaient sans doute de la géographie. Une realpolitik qu’alimentait aussi l’espoir d’aides financières et de concessions territoriales aptes à conforter le poids, au sein du concert arabe, d’une Transjordanie décriée comme « fantoche » de la Grande-Bretagne. Les ambitions du monarque s’inscrivaient en effet aussi dans ses projets « grand-syriens » qui, précisément, s’avéraient avant tout réalisables en Palestine. Notamment parce que susceptibles de recevoir l’aval de Londres : au début de 1948, l’élargissement de la Transjordanie à la rive ouest (Cisjordanie) devenait également le leitmotiv de la politique britannique. Outre le refus commun de voir naitre un État palestinien régi par Amin Al-Husseini, héraut d’un « palestinianisme » aussi hostile aux Anglais qu’aux Hachémites, la Grande-Bretagne y voyait aussi la possibilité de rester, via son seul allié local fiable, « impliquée » dans une région dont la « perte » de l’Inde avait rehaussé la valeur stratégique7.
Négociées lors de rencontres secrètes, les promesses non écrites que s’étaient échangées envoyés d’Abdallah et émissaires sionistes prévoyaient l’annexion par la Transjordanie des zones densément peuplées de « Judée » et de « Samarie » contigües au royaume ainsi que la reconnaissance, ne fut-ce que tacite, du futur Israël qu’Abdallah s’engageait à ne pas attaquer.
… Conflictuelle
Cependant, rappelle Pappé, même si l’Agence juive avait misé dès 1946 sur les avantages qu’offraient les projets du roi, « les Juifs ne promirent jamais à Abdallah l’ensemble de la zone allouée par les Nations unies à l’État arabe de Palestine ». Et Ben Gourion n’avait-il pas déclaré à un représentant américain avoir « droit sur toute la Palestine occidentale » (c’est-à-dire du Jourdain à la Méditerranée) ? Conscient de ces réserves, le roi allait de ce fait parfois se montrer, sinon hésitant quant à son « deal » avec Tel-Aviv8, du moins soucieux de garder deux fers au feu.
Tout comme l’Égypte se voyait forcée, malgré ses suspicions, d’impliquer dans le conflit la seule force militaire arabe valable, la Légion arabe transjordanienne, Abdallah eut, du moins dans un premier temps, besoin de l’Égypte. À ses yeux, en effet, des pressions militaires égyptiennes au sud de la Palestine — même si elles visaient à contrer les ambitions transjordaniennes — pouvaient favoriser à la fois sa mainmise sur le centre du pays et… les concessions israéliennes. Misant sur son atout militaire — et sur la marge de manoeuvre que lui conférait le fait d’être le seul à ne pas craindre des difficultés intérieures -, Abdallah allait revendiquer la direction des opérations afin de s’assurer de l’orientation du conflit… tout en conservant son accord avec les sionistes. Constat unanime, la Transjordanie ne s’engagea résolument dans la guerre que là où ses contentieux avec Israël restaient ouverts. Ce fut le cas à Jérusalem.
Élaboré en mars 1948, le « plan D » (« Dalet ») prévoyait que les Israéliens s’emparent des quartiers arabes adjacents aux quartiers juifs de Jérusalem ainsi que du quartier arménien. « En dernière analyse, précise Pappé, il prévoyait l’occupation de la majeure partie de Jérusalem, excepté les quartiers chrétien et musulman de la Vieille Ville. » Dont l’isolement consécutif, supposait-on, entrainerait l’exode des habitants. La Légion arabe, entrée à Jérusalem le 19 mai, mit ce plan en échec. Et sa pugnacité, confortant celle des « alliés » arabes9, explique sans doute pourquoi les Israéliens acceptèrent, avec « enthousiasme » selon Pappé, une première trêve trois jours plus tard. Dès le 25 mai, Abdallah, ayant conquis l’ensemble de la Palestine arabe, accepta à son tour la trêve et s’efforça ensuite de convaincre les autres capitales arabes de faire de même.
Entre-temps cependant, les choses avaient bougé sur le terrain : les Israéliens avaient repoussé les forces syriennes et libanaises10 au nord et infligé au sud une débâcle aux Égyptiens. Grâce à la non-intervention de la Légion. L’« ivresse de la victoire », écrit Pappé, devait alors les mener à chercher à repousser la trêve, à « conquérir le plus grand nombre de territoires avant la partie diplomatique » et à… mettre en jeu l’accord avec les Transjordaniens. Dans le but de capturer le « Triangle », les Israéliens attaquèrent Jénine. La trêve, effective le 11 juin, les priva d’une victoire, mais leur permit de se renforcer.
Abdallah, qui dès la première semaine de combats avait atteint ses buts en Palestine, aurait exprimé — d’emblée et contre son gouvernement — ses voeux d’une paix officielle et non seulement de facto. Pour le roi, c’était là la meilleure garantie contre les appétits israéliens en Cisjordanie. Ce furent, conclut Pappé, les pressions arabes et — lorsque les combats reprirent pour une « guerre des dix jours » (9 – 18 juillet 1948) — l’offensive israélienne sur Jérusalem qui maintint la Légion dans la guerre11. La prise, le 12 juillet — lors de l’opération « Dani » dirigée par Yitzhak Rabin -, de Lydda et Ramleh, qu’Abdallah avait « dégarnies » pour faire face aux attaques sur Jérusalem, fut, poursuit Pappé, la première action israélienne visant à occuper des zones dévolues à l’État arabe. Elle ne fut pas la dernière.
À Tel-Aviv, en effet, l’utilité de maintenir l’entente avec Amman fut à diverses reprises remise en question. Certains, notamment dans les cercles militaires, souhaitaient s’emparer au moins de certaines parties de la Cisjordanie. En septembre et octobre 1948, puis, par trois fois entre décembre 1948 et avril 1949, le gouvernement israélien prit en considération, sur la suggestion de Ben Gourion, l’idée d’une attaque contre les zones tenues par Abdallah. Enfin, en mars 1949, alors que l’ouverture deux mois plus tôt de pourparlers d’armistice avec l’Égypte faisait craindre au roi la conclusion d’un accord israélo-égyptien à son détriment, les Israéliens annoncèrent aux Transjordaniens qu’ils voulaient reconsidérer l’avenir de la « Samarie ». Et exigèrent le « petit Triangle » en « compensation » de leur reconnaissance de l’annexion par le roi de la Cisjordanie. Abdallah obtempéra le 1er juin 194912.
La bataille du Néguev
En attribuant le Néguev à l’État juif13, l’U.N.S.C.O.P. avait innové : le rapport Peel (1937) et le plan Morrison-Grady (1947) rangeaient tous deux cette région du sud de la Palestine mandataire dans la zone arabe. Bernadotte allait reprendre — au vu des positions des armées et à la satisfaction de Londres14 — ces premières conceptions. Il envisageait l’échange de territoires (le « principe Jessup ») et l’inversion du plan de partition : la Galilée occidentale serait donnée à Israël, et le Néguev aux Arabes.
En juillet 1948, la reprise des combats avait été une initiative égyptienne, perçue avec appréhension par ses « alliés » arabes. La « guerre des dix jours » se solda néanmoins, pour Israël, par de nouveaux gains territoriaux : au nord, la Galilée occidentale tomba sous le contrôle quasi total des forces juives. À cette époque, note Pappé, le journal de Ben Gourion « révèle son appréhension constante d’une trêve prématurée ». Et pourtant, au Néguev, ce qui paraissait de la part des Égyptiens un acharnement dénué d’espoir — face à la progression israélienne et étant donné la défection dès le 12 juillet de la Légion arabe — semblait avoir un but précis : à lire Pappé, si Le Caire cherchait encore des « gains possibles » dans le Néguev, c’était déjà dans la perspective de voir ceux-ci constituer une « monnaie d’échange ».
Une perspective qu’une partie des dirigeants sionistes semblèrent prendre en considération. Moshé Sharett semblait en effet « disposé à envisager un échange de la Galilée occidentale contre le sud du Néguev ». Cependant, rappelle Pappé, la « colombe pragmatique » qu’était Sharett était aussi une « voix dans le désert » face à Ben Gourion, « maitre quasi incontesté de la décision politique israélienne ». Et pour le Premier ministre, le Néguev était visiblement une priorité.
Le 15 octobre 1948, les Israéliens — pouvant concentrer tous leurs efforts sur le sud et profitant des contraintes et de l’évolution de la politique américaine15 — lancèrent une offensive éclair, dont Abdallah tira d’ailleurs profit pour occuper Hébron, évacuée par les Égyptiens. Ils capturèrent Beersheba, s’assurant de ce fait le contrôle militaire effectif du Néguev. En novembre, les Égyptiens offrirent un armistice — permanent — en échange de l’abandon par Abdallah de la partie arabe de la Palestine et de la cession à l’Égypte du sud du Néguev. Israël refusa, et les combats reprirent en décembre : cette fois, les Israéliens pénétrèrent au Sinaï égyptien, risquant une confrontation ouverte avec les troupes britanniques16 qui fut évitée de justesse. Le 7 janvier 1949 marqua la fin des combats avec l’Égypte. Mais pas celle des ambitions de Ben Gourion au Néguev. En signant un armistice le 24 février, les Égyptiens — qui, observe encore Pappé, avaient depuis octobre déjà accepté l’idée d’une partition — avaient bel et bien reconnu le contrôle d’Israël sur la partie du Néguev qu’il détenait. Le mois suivant, toutefois, les Israéliens lancèrent leurs troupes jusqu’au golfe d’Akaba. L’opération « Fait accompli » fit d’une pierre deux coups : elle mit également fin aux prétentions d’Abdallah — et de Londres — sur le Néguev. « En mars 1949, le village de pêcheurs arabes d’Oumm Rashrash était devenu Eilat. »
L’Égypte devait alors décider de ne pas reconnaitre un fait accompli opéré en violation de l’accord d’armistice et qui la coupait de son hinterland proche-oriental et arabe. Le Caire allait s’opposer à l’accès des Israéliens à la mer Rouge : ce fut, rappelle Henry Laurens, « le début d’un contentieux qui sera la cause des guerres de 1956 et 1967 ». Cet appétit territorial allait également se révéler face à la Syrie. Et se doubler, chez le Premier ministre, d’une attitude que Pappé épingle à diverses reprises comme « méprisante » à l’égard des ouvertures arabes.
Hosni Zaïm ou le chemin de Damas ?
Arrivé au pouvoir à Damas par un coup d’État le 30 mars 1949, élu comme candidat présidentiel unique au mois de juin suivant, le colonel Hosni Zaïm fit, selon les termes de Pappé, des propositions « peu conventionnelles » à Israël. Pendant l’été 1949, il demanda à rencontrer Ben Gourion, offrant une paix en bonne et due forme : échange d’ambassadeurs, ouverture des frontières, coopération économique et — selon Ben Gourion lui-même, cité par Tom Segev… — une « armée conjointe » ! Plus, Zaïm s’engageait à intégrer en Syrie quelque 250 000 réfugiés palestiniens, chiffre qu’il aurait porté ensuite à 350 000. En échange, il demandait la conservation d’une étroite bande de territoire que la Syrie avait conquise à l’ouest de la frontière internationale et donnant accès au lac de Tibériade. Le refus de Ben Gourion, exigeant au préalable le retrait des Syriens sur la frontière internationale, aurait selon Laurens « stupéfié » les Américains, favorables à Zaïm et à son initiative17. C’est que, à en croire Pappé, pour Ben Gourion, déjà satisfait de l’armistice avec Abdallah, « la paix avec les autres États arabes ne figurait pas bien haut sur sa liste de priorités ». Aux yeux des Israéliens, les choses, visiblement, pouvaient attendre, les Syriens semblant afficher un « besoin de paix » plus urgent que celui d’Israël. Et cela probablement d’autant plus que les propositions territoriales de Zaïm touchaient au problème crucial du contrôle des ressources en eau.
Dans quelle mesure Zaïm — qui sera renversé et assassiné en aout 1949 — aurait-il pu poursuivre son initiative, vu les mécontentements qu’elle soulevait ? Peut-on penser — comme notamment Ralph Bunche, le « successeur » de Bernadotte qui présida aux négociations d’armistice (cité par Segev) — que « l’initiative de Zaïm aurait pu donner lieu au premier traité de paix entre Israël et un État arabe » ? « Ce que nous pouvons apprendre de cet épisode, conclut Pappé, c’est qu’il y avait bien des leaders arabes qui recherchaient la paix avec Israël. Et que certains d’entre eux furent repoussés par Israël. »
La Syrie s’engagera finalement à évacuer la zone sous réserve de sa démilitarisation totale. Celle-ci n’en deviendra pas moins, elle aussi, un abcès de fixation pour les années à venir. La « zone démilitarisée » — dont l’essentiel de la superficie sera mise en culture par les colons israéliens — mènera en effet à des escalades militaires, dont les plus graves auront lieu en 1953, 1955 et 1966. Une « confession posthume » de Moshé Dayan18 révèlera que « 80 % des incidents armés » avec la Syrie déclenchés dans la zone démilitarisée avaient été délibérément provoqués par les colons israéliens.
« Nuque raide » israélienne…
Souvent invoqués par les Israéliens pour « justifier » les acquis territoriaux de la guerre de 1948, l’acceptation par les dirigeants sionistes de la partition de la Palestine et son rejet par les Arabes ne devraient occulter ni le programme « de Biltmore » ni les conseils d’« attentisme » que Ben Gourion prodigua aux militants sionistes qu’indignait le plan de partage19. Dès le rejet arabe de la partition, rappelle Pappé, Ben Gourion allait traiter celle-ci comme « lettre morte ».
Le rejet par Israël du plan Bernadotte, dans ses deux versions, s’éclaire dès lors d’un autre jour. Certes, les premières propositions (juin 1948) du médiateur de l’O.N.U. cadraient mal avec le rêve sioniste. Ces propositions visaient toutefois, rappelle Pappé, à une paix globale et « cherchaient à combiner la demande arabe d’un État unitaire avec l’ambition juive d’une entité nationale séparée ». C’est dans cette perspective qu’il faut replacer des idées particulièrement rebutantes pour les sionistes. Telle que celle de soumettre, comme les Britanniques depuis 1922, l’immigration juive à l’approbation arabe. Ou celle — Bernadotte jugeant alors l’internationalisation impraticable — d’attribuer Jérusalem à la partie arabe, avec une autonomie administrative pour les Juifs. Selon Shlaïm, ce projet « accrut le désir de Ben Gourion de capturer la Vieille Ville ». Le comte relançait en fait l’idée d’une union binationale et fédérale entre deux États membres, l’un juif et l’autre arabe, ce dernier regroupant cette fois les parties de la Palestine mandataire dévolues aux Arabes et la Transjordanie. Dans cette optique, Bernadotte envisageait donc deux États membres gérant une souveraineté conjointe plutôt que, conformément au plan de partage, deux États-nations liés par une union économique. Le projet fut interprété comme remettant en cause la légitimité du nouvel État juif et dénoncé, écrit Shlaïm, comme « une reddition totale aux pressions anglo-transjordaniennes ». Significativement, il lui était aussi reproché de vouloir « confiner Israël dans les frontières d’un cercueil ». Selon Pappé, toutefois, Sharett luimême partageait le point de vue du médiateur, pour qui cette union signifiait bien — même si elle ne se référait qu’implicitement au droit à l’existence d’Israël en vue « de calmer les sensibilités arabes » — la création de facto d’un État juif. Bernadotte devait d’ailleurs, dans la seconde formule (aout 1948) de son plan, renoncer, vu la situation, à l’union fédérale et stipuler cette fois explicitement la reconnaissance de l’État d’Israël. Il revint aussi à l’idée du plan de partage d’un corpus separatum pour Jérusalem.
Cependant, toujours dans sa perspective de paix globale, Bernadotte devait maintenir son refus des faits accomplis territoriaux qui, à ses yeux, rendaient « la médiation internationale impossible ». Et exiger — sans tenir compte du refus israélien20 — soit le retour, soit le dédommagement des réfugiés21.
Le plan Bernadotte renforça-t-il « la tendance israélienne à agir unilatéralement » (Shlaïm) ? Les Israéliens, rappelle Pappé, « s’employèrent à défier » le plan, soumis à l’O.N.U. le 16 septembre, en créant le plus possible de « faits accomplis » avant la discussion de celui-ci à l’Assemblée générale. Et, poursuit l’historien israélien, le refus « intransigeant » des Israéliens de se retirer des territoires occupés durant les combats fut l’un des deux principaux points d’achoppement des discussions qui entourèrent les propositions du médiateur, l’autre étant l’entêtement arabe à refuser toute reconnaissance d’Israël.
… Et dissensions arabes
Les Israéliens avaient vu dans le plan Bernadotte une violation du plan de partage. La réponse arabe à ce plan réitéra la demande d’un État unitaire avec protection de la minorité juive. Si la « discrétion » du médiateur à l’égard de la réalité de l’État d’Israël avait indigné les sionistes, aux yeux des Arabes « il donnait tout aux Juifs » (Shlaïm).
Le plan accrut toutefois les divergences interarabes. Au-delà de l’unanimité arabe officielle à dénoncer dans le plan une « partition déguisée », ce rejet découlait aussi du sentiment de « menace » que représentaient — aux yeux de l’Égypte, de la Syrie, du Liban et de l’Arabie Saoudite — les avantages que le plan offrait à Abdallah. En plus de la Palestine arabe, n’offrait-il pas au roi Jérusalem dans sa totalité et le Néguev ? Tout comme Israël, les partenaires arabes de la Transjordanie étaient tentés de voir dans Bernadotte un « agent » des intérêts de Londres. Et d’Amman.
Abdallah, qui s’était toujours gardé — aidé en cela par les conseils pressants de Londres — d’afficher publiquement ses projets de « Grande Transjordanie », considérait certes non sans raisons le plan comme un encouragement à ceux-ci. « Couvert », mais discrètement, par l’Irak, il ne pouvait cependant, face au refus de ses partenaires arabes, l’approuver sans apparaitre comme un « traitre ». Ses propres réticences22 face à Bernadotte et — « heureusement pour lui », observe Pappé — le rejet du plan par Israël l’aidèrent, dans un premier temps, à adhérer au « consensus » arabe. Tout comme sans doute l’assassinat du médiateur, le 17 septembre 1948, par le groupe Stern dirigé entre autres par Yitzhak Shamir. Destiné peut-être à témoigner de la « détermination » israélienne, le meurtre entraina en effet non seulement l’« affaiblissement diplomatique » d’Israël23, mais accrut la sympathie internationale pour le plan. Plus : selon Pappé, l’action du groupe Stern visait apparemment à éviter qu’une force internationale ne vienne assurer… l’internationalisation de Jérusalem.
Ces dissensions et la situation sur le terrain allaient induire des évolutions lourdes de sens dans l’attitude arabe. Comme en témoigne une petite phrase du Premier ministre syrien. Reprochant au plan de faire de la Transjordanie une « menace » accrue pour le monde arabe, celuici estimait, rappelle Shlaïm, qu’il était « pire que la partition ». Pour l’Égypte, poursuit Shlaïm, la situation sur le terrain fit que la solution la plus raisonnable apparut bientôt comme celle de sauver ce qui pouvait l’être, c’est-à-dire un État palestinien indépendant et séparé. Une partition à défaut de mieux, en quelque sorte. Ce qui explique sans doute que, contrairement à l’activisme israélien contre le plan Bernadotte, les Arabes, sauf la Transjordanie, « attendirent patiemment » (Pappé) sa discussion aux Nations unies.
Ces querelles, conclut Pappé, « ouvrirent donc la voie à une position arabe plus modérée lors d’une étape ultérieure ». Ainsi, « l’aspect le plus important des accords d’armistice — signés à Rhodes de janvier à juin 1949 — fut probablement la reconnaissance implicite accordée à l’État d’Israël par tous leurs signataires arabes ». Et ces dispositions des Arabes à l’ouverture devaient « culminer » à Lausanne.
Les réfugiés, les territoires et la paix
Lausanne, estime Pappé, aurait pu donner au processus de paix « un élan et une orientation différents… Mais cela ne se fit pas ».
Présidée par la commission de conciliation de l’O.N.U. qui, dans le sillage de Bernadotte, visait à une paix globale, la « conférence de la paix » (27 avril-15 septembre 1949) buta, dès son ouverture, sur deux problèmes, qui devaient d’ailleurs la faire capoter : celui des réfugiés palestiniens et celui des territoires conquis par Israël. Face à ceux-ci, les positions respectives des protagonistes créaient l’impasse.
Les Arabes affichaient en effet la volonté de subordonner tout règlement à l’exigence absolue du retour des réfugiés. Alors que pour Israël la question d’un rapatriement — dans tous les cas partiel — ne pouvait être abordée que dans le cadre d’un règlement d’ensemble des contentieux territoriaux et politiques.
Quant au contentieux territorial, il pouvait, écrit Pappé, se résumer à deux questions : primo, comment pousser les Arabes à souscrire à une partition contre laquelle ils étaient entrés en guerre dix-huit mois plus tôt ? ; secundo, comment amener Israël — déterminé à faire des lignes de cessez-le-feu de nouvelles frontières — à un retrait ?
Last but not least, la question était aussi de savoir quelle problématique aborder en priorité.
Lausanne allait cependant démontrer une évolution sensible des positions arabes. La conférence, souligne Fenaux24, fut le théâtre d’un singulier retournement : les Arabes y reconnurent en effet une résolution de l’O.N.U. qu’ils avaient combattue alors que les Israéliens, qui l’avaient acceptée, en rejetèrent l’application.
Lausanne connut néanmoins un « succès ». Le seul, juge Pappé. À savoir la signature — le 12 mai, et par les deux camps — d’un protocole qui — en « synthétisant » les résolutions 181 et 194 de l’O.N.U.25 — rendait possible une discussion simultanée des deux problèmes. La suite allait être révélatrice de l’attitude respective des belligérants.
Pour les gouvernements arabes — qui percevaient d’ores et déjà la partition comme irréversible -, la ratification du protocole visait certes à obtenir des concessions d’Israël. Que ce soit à propos des réfugiés ou, sur le terrain, en renégociant la partition. Cependant, observe Pappé, cette ratification n’en signifiait pas moins que, pour la première fois, les Arabes acceptaient officiellement le partage de la Palestine.
Pour les Israéliens, par contre, cette revitalisation du principe de la partition à laquelle ils avaient consenti fut « une pilule amère à avaler ». Le retour au plan de partage, note Pappé, allait « à l’encontre de toutes les convictions que Ben Gourion nourrissait à l’époque ». Et signifiait notamment que l’État juif « avait droit soit au Néguev, soit à la Galilée, mais pas aux deux ».
Mais il est vrai qu’Israël, se souvenant de l’échec d’une précédente candidature26, n’avait guère d’autre choix à la veille du vote de son admission à l’O.N.U. et étant donné l’appui de Washington à une conférence décrite comme un « show américain ».
Il n’est donc pas surprenant, poursuit Pappé, qu’« immédiatement après » son acceptation du protocole, le gouvernement israélien ait mis en oeuvre des « tactiques qui videraient celui-ci de son contenu ». La stratégie israélienne, résume l’historien, visa à « accoutumer » la commission de conciliation à minimiser l’importance du protocole pour en revenir plutôt aux accords d’armistice…
Pour le leadership israélien, en effet, il apparut rapidement que la préférence allait au maintien du statuquo.
Cette signature, apparemment « forcée », du protocole impliquait une seconde dimension. Elle signifiait aussi — via la 194 — qu’Israël reconnaissait la légitimité du retour des réfugiés. Un autre aspect de la tactique d’« évidement » du protocole consista donc à faire des négociations sur les réfugiés — à l’égard desquels des mesures irréversibles avaient pourtant déjà été prises — une condition de sa reconnaissance… prévue par la 181.
Et cela alors même que le « paradoxe » de Lausanne voyait également les Arabes singulièrement assouplir leurs positions sur cette question.
L’acharnement arabe à placer la question des réfugiés en tête de l’ordre du jour des négociations illustrait sans doute le fait qu’à Lausanne les réfugiés palestiniens allaient devenir — pour les deux camps — une « arme politique ». Morris rappelle néanmoins l’« authentique incapacité économique » des États arabes à absorber des centaines de milliers de réfugiés dont ils redoutaient de surcroit le « potentiel subversif ». Et, outre les réticences des réfugiés eux-mêmes, c’était également là l’une des questions où les dirigeants arabes avaient le plus à craindre de leurs opinions publiques. Des opinions, relayées et galvanisées par les médias, qu’ils ne pouvaient pas — et encore moins qu’avant — ignorer. Et aux yeux desquelles des contacts directs ne signifiaient rien d’autre que la reconnaissance d’Israël…
Quant aux Israéliens, poursuit Morris, ils n’avaient pour ainsi dire — excepté les territoires conquis (sic !) — que cette « carte » pour obtenir des négociations directes et la reconnaissance de leur État.
Les Arabes allaient toutefois, ici aussi, faire preuve de « pragmatisme ». En acceptant bientôt — quoique ce fût « en privé » — de n’évoquer que le seul retour des réfugiés originaires de territoires dévolus à l’État arabe de Palestine et en « omettant » (Weinstock) toute exigence relative aux Arabes en provenance des régions juives. Ce qui confirmait d’ailleurs leur acceptation de la partition.
En troquant l’exigence du « retour absolu » contre celle de la seule reconnaissance par Israël du principe du rapatriement, les Arabes attendaient bien entendu des compensations : sous forme de concessions territoriales27 et d’une attitude plus « constructive » d’Israël au sujet des réfugiés. Et estimaient particulièrement — point de vue d’ailleurs partagé par Washington28 — qu’une prise en charge éventuelle des réfugiés issus des territoires conquis par Israël au-delà des frontières du plan de partage méritait compensation. Cependant, même lorsqu’ils proposèrent de réinstaller la majeure partie des exilés sur leur sol29, ces « mesures d’apaisement » ne vinrent pas.
À la veille du début de la conférence de Lausanne, constate Morris, le problème des réfugiés était devenu « l’abcès de fixation numéro 1 ».
« Un geste généreux d’Israël » aurait-il, comme on le pensait à Washington, été « la clé d’un compromis » ?
Deux épisodes allaient révéler la vanité de telles espérances.
Gaza déjà…
La proposition de céder Gaza à Israël moyennant l’intégration par celui-ci des réfugiés qui s’y trouvaient « magnétisa » les efforts diplomatiques durant des mois (Morris). Le projet, dont la « paternité » fut controversée, fut officiellement avancé par Israël le 20 mai 1949. Il suscita l’« enthousiasme » de Washington qui y voyait l’annonce du succès de Lausanne. Jugeant en effet qu’il fallait modérer à la fois l’exigence arabe du retour et le refus israélien d’un rapatriement « significatif », les Américains semblaient en effet estimer qu’un feu vert israélien au retour d’au moins 250 000 Palestiniens — le reste serait réinstallé dans les pays arabes — pouvait même mener à une « paix immédiate ». Le Caire n’avait-il pas fait savoir, comme le rappelle Morris, qu’une incorporation de Gaza à Israël avec sa population aurait reçu de sa part une « réponse positive » ?
Pour Tel-Aviv aussi, le projet n’était pas sans avantages : non seulement il offrait un acquis territorial supplémentaire, mais — en portant la minorité arabe d’Israël à plus ou moins l’équivalent de celle prévue par le plan de partage — il pouvait aussi signifier qu’Israël aurait dès lors « fait sa part » concernant les réfugiés.
Ces considérations expliquent-elles que Ben Gourion se soit apparemment montré favorable à l’option Gaza « avec — et malgré — sa population » ? Selon Morris, le Premier ministre aurait même consenti — précisant : « Nous ne les expulserons pas » !… — à autoriser le retour des réfugiés de Gaza sur leurs lieux d’origine, voire à quelques compensations territoriales.
Dès juillet 1949, cependant, poursuit Morris, les Israéliens allaient développer des « arrière-pensées » quant au projet. Les tergiversations du Caire, les demandes américaines de compensations territoriales à l’Égypte dans le sud du Néguev, mais surtout la prise de conscience du chiffre exact de la population de Gaza — de 250 000 à 300 000 réfugiés au lieu des quelque 150 000 à 180 000 prévus — estompèrent les séductions du projet. Le 29 juin, le refus final de l’Égypte mit fin aux hésitations israéliennes. Aux yeux du Caire, la cession de Gaza, son seul acquis de la guerre, apparaissait finalement comme trop « couteuse » sur le plan « symbolique ». Impliquant une paix séparée, ne signifiait-elle pas l’abandon à Israël — et à Abdallah — de toute la Palestine, « dédouanant » de surcroit l’État hébreu sur le plan des réfugiés ? Et cela sans espoir d’une contrepartie valable ? Pour l’Égypte, qui aspirait au rétablissement de la continuité territoriale arabe, l’offre israélienne d’un « morceau désertique » (Morris) du nord-ouest du Néguev — même d’une superficie équivalente à la « fertile » bande de Gaza — pouvait en effet difficilement suffire…
L’« offre des 100 000 »
Ce n’est que face à l’irritation croissante des États-Unis, dit Morris, que Ben Gourion devait « faire mine d’une souplesse nouvelle » au sujet des réfugiés. Le Premier ministre visait-il ce faisant — ce que semble admettre Morris — à « contrer les pressions américaines et à en éviter de plus fortes ultérieurement » ? Il fallut, poursuit le « nouvel historien », un message comminatoire de Truman à Ben Gourion, pendant l’été 1949 — et le danger croissant d’un revirement de l’opinion américaine à l’égard d’Israël -, pour qu’aux « vagues allusions » israéliennes au rapatriement d’un « certain nombre » de réfugiés succède, en juillet 1949, la « proposition des 100 000 ».
L’offre d’autoriser le rapatriement de 100 000 — en fait 65 00030 — réfugiés fut en effet non seulement révélatrice des soucis de « relations publiques » d’Israël, mais aussi des motivations de son Premier ministre. Selon Pappé, en effet, Ben Gourion s’opposait — cette fois « quasiment seul » à Sharett au sein du cabinet israélien — à une « concession » dans laquelle il voyait l’acceptation de facto par Israël du « principe » du rapatriement… Finalement, la proposition — au demeurant extrêmement impopulaire au sein du yishouv — fut lancée, mais, précise Morris, comme un « coup de sonde » afin de voir si elle mènerait à l’arrêt des pressions américaines.
Le « geste » était-il simplement destiné à la « consommation extérieure », comme le soupçonne Morris ? Il était en tout cas assorti de conditions difficilement acceptables pour les Arabes. Les Israéliens entendaient en effet non seulement se réserver la liberté de réinstaller ces réfugiés où ils le voulaient, mais ils subordonnaient aussi leur offre à l’élaboration d’un plan général de réinstallation dans les pays arabes et à la conservation de tous les territoires conquis.
Le rejet de la proposition par les Arabes — qui ne furent pas les seuls à souligner qu’elle était loin en deçà de ce qu’Israël avait semblé accepter dans l’« option Gaza » — ne devait, conclut Morris, « pas fortement contrarier » les Israéliens…
À la mi-juillet, Ben Gourion, jugeant que « les armistices suffisaient », estima qu’Israël pouvait « attendre quelques années ». À la fin du mois d’aout, la « proposition des 100 000 » était classée.
La paix sans prix
L’important à Lausanne, juge Pappé, était que les Arabes se montraient disposés à négocier — même si c’était avant un accord officiel — plusieurs questions avec leurs interlocuteurs israéliens. Et qu’ils s’étaient déclarés, comme nous l’avons vu, ouverts à d’incontestables concessions, tant en ce qui concerne les réfugiés qu’en matière territoriale. Si, pour Pappé, les Arabes avaient offert à Lausanne « au moins une reconnaissance implicite » d’Israël, selon Laurens, Amman et Le Caire — sans reparler de la Syrie de Zaïm — avaient même proposé une reconnaissance explicite et des relations de bon voisinage en échange du rétablissement de leur continuité territoriale. Du moins « en privé » : c’est-à-dire lors des tractations secrètes et « parallèles » à la conférence31. Des tractations auxquelles, précise Pappé, les Arabes s’étaient d’ailleurs montrés « avides de participer »…
Motivée par leurs craintes de la « rue », l’« incohérence » (Pappé) des leaders arabes — c’est-à-dire ce double langage — avait sans doute nui au « processus de paix ». Et à leur image. Et, comme l’indique aussi Pappé, seule une position unitaire arabe aurait probablement pu infléchir l’opposition et les suspicions populaires. Or les seuls sujets de négociation qui concernaient l’ensemble du camp arabe — les seuls aussi que la Ligue arabe « autorisait », à savoir Jérusalem, la souveraineté sur la Palestine et les arrangements territoriaux — se situaient certes au coeur des divergences arabes. Mais ces mêmes questions — plus la mainmise d’Israël sur 50 % des territoires adjugés aux Arabes de Palestine et la question des réfugiés — se heurtaient également à l’intransigeance israélienne. Des contacts directs auraient donc, eux aussi, exigé un prix d’Israël. Et Pappé rappelle d’ailleurs la satisfaction des Israéliens de ne pas avoir eu, à Lausanne, à discuter face à un bloc arabe. Enfin, l’on sait quelle fut l’attitude israélienne face au problème des réfugiés, la seule qui aurait pu sans doute faire l’objet d’une position arabe consensuelle…
Pour les Israéliens et pour Ben Gourion — qui voyait dans Lausanne au mieux un « simple exercice de relations publiques » et un « mal nécessaire », au pire un « piège » -, les accords d’armistice s’avéraient à l’évidence suffisants : les priorités d’Israël étaient l’intégration des immigrants juifs et l’économie du nouvel État. À part certaines concessions territoriales mineures — comme les quatorze villages restitués au Liban -, la conservation des territoires conquis a primé, aux yeux des Israéliens, toute autre considération. De même, l’« option Gaza » semble avoir constitué la seule hésitation d’Israël — et de Ben Gourion — sur la question du « retour ». Elle impliquait d’ailleurs un « gage » territorial.
L’on peut donc juger, avec Benny Morris, que l’exacerbation des contentieux israélo-arabes résulta principalement du fait que « Ben Gourion n’était disposé à aucune concession ». Du moins réelle. Parce que « convaincu que tôt ou tard les Arabes accepteraient de conclure la paix à nos conditions ».
Or, au printemps de 1949, l’éventualité d’une paix, estime Pappé, exigeait un prix d’Israël : à savoir des concessions au sujet des réfugiés palestiniens et/ou en matière territoriale. Cependant, pour Ben Gourion et une majorité de dirigeants sionistes, « la paix ne devait pas avoir de prix, ni maximal, ni minimal ».
Bibliographie
- Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem (1947 – 1949), Cambridge University Press, 1987. 1948 and After. Israël and the Palestinians, Clarendon Press, Oxford, 1994.
- Henry Laurens, Le grand jeu. Orient arabe et rivalités internationales, Armand Colin, 1991.
- Ilan Pappé, The Making of the Arab-Israeli Conflict (1947 – 1951), Tauris & Co., 1992.
- Tom Segev, 1949. The First Israelis, The Free Press, 1986.
- Avi Shlaïm, The Politics of Partition. King Abdullah, the Zionists and Palestine (1921 – 1951), Oxford University Press, 1990.
- Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Maspéro, 1969.