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15-M, la gueule de bois

Numéro 04 – 2021 15-MEspagneIndignés - par Carlos Diz - Cristal Huerdo Moreno -

Le mouvement des Indignés, le 15-M, fut un mouvement d’une ampleur inédite, qui bouleversa des pans de la société espagnole. Il constitua, en Espagne et au-delà, un espoir de renouveau politique et social. C’était il y a dix ans déjà… Quelles traces en reste-t-il ?
Le dossier de ce numéro tente de répondre à cette question.

La date du 15 mai 2021 correspond au dixième anniversaire de l’éclosion sur la scène publique du mouvement des Indignés (aussi connu sous l’appellation 15-M) qui tira de sa torpeur un pays durement touché par la crise.

Depuis la fin des années 1990, l’Espagne avait vécu des années d’euphorie en profitant des dividendes d’une croissance exceptionnelle. L’avenir lui appartenait et l’Espagnol était le plus optimiste et le plus heureux des Européens, selon une enquête d’Eurostat de 2007. Un an plus tard, le tsunami provoqué par la crise mondiale balayait brutalement cette joie de vivre et cette confiance en l’avenir. Les Espagnols, arrachés à leurs rêves de prospérité, peinaient à reconnaitre leur pays : faillites en cascade, taux de chômage record (en particulier celui des jeunes qui dépassait les 50 %), baisses des salaires de la fonction publique, arrêt de la revalorisation des pensions, incapacité à payer les emprunts hypothécaires et expulsions massives des logements, hausse de la TVA, etc.

À la fin de l’année 2011, le gouvernement Zapatero (PSOE) céda la place à celui de Mariano Rajoy (PP) qui redoubla les mesures d’austérité mises en place par les socialistes. La crise, qui n’était au départ qu’économique, se mua en crise politique (dénonciation du bipartisme, de la corruption, des privilèges, etc.), sociale (chômage, enseignement, émigration forcée, coupes budgétaires, crise du logement, pensions…), institutionnelle (scandales de corruption dans la famille royale, contestation des privilèges de l’Église catholique, etc.) et territoriale (processus indépendantiste catalan qui débute en 2012).

Inspirés par les révoltes au Portugal, en Grèce et en Islande, mais aussi par les printemps arabes, les Espagnols firent entendre leur voix au lieu de rester anesthésiés dans leur fauteuil devant la télé ou accoudés à un bar. Ainsi, le 15 mai 2011, une manifestation générale — convoquée par la plateforme Democracia Real Ya — connut un succès inespéré, rassemblant des dizaines de milliers de manifestants à travers les grandes villes espagnoles. Les citoyens descendaient dans les rues pour exiger une réforme du système électoral mettant un terme au bipartisme, pour s’opposer au capitalisme sauvage, à la spéculation financière, aux mesures d’austérité et pour dénoncer la corruption des élites politico-financières.

À la tombée de la nuit du 15-M, une vingtaine de personnes décidèrent de camper sur la Plaza del Sol de Madrid. Cette idée spontanée se répandit à travers les réseaux sociaux, drainant toujours davantage de campeurs. Des campements fleurirent sur d’autres places à travers le pays. Au petit matin du 16 mai, les manifestants madrilènes furent délogés par les forces de l’ordre et une vingtaine d’entre eux furent arrêtés. Le 17 mai, la Plaza del Sol fut reprise, ils étaient plus de dix-mille cette fois. Le mouvement pacifique des Indignés était né.

Dormíamos y despertamos (Nous dormions et nous nous sommes réveillés) est l’un des nombreux slogans scandés lors des sit-in. Ce fut un réveil citoyen, politique, inattendu. Qui aurait pu croire que l’Espagnol moyen se bougerait pour autre chose qu’un match de foot ? Apaga la tele, toma la calle (Éteins la télé et prends la rue) : en occupant les places pacifiquement, ils se réappropriaient l’espace public ; les places devenaient des agoras où tous pouvaient prendre la parole. On y faisait de la politique participative, on s’y faisait entendre, on sortait de la solitude et ce faisant, on comprenait qu’on appartenait à une multitude, prise par les mêmes angoisses, confrontée aux mêmes problèmes. Nos quieren en soledad nos tendrán en común (Ils nous veulent isolés, ils nous trouveront soudés) était un autre slogan du 15-M. C’est sans doute le partage d’un quotidien précaire et d’une rage de se sentir impuissants qui fédéra les participants à un mouvement pourtant très hétérogène. La crise nuisait à tous, ensemble ils pouvaient changer la donne. L’enthousiasme était revenu. Il était temps de bouger, de construire ensemble une société meilleure : soñar un mundo mejor (rêver un monde meilleur).

Dans leur manifeste, les Indignés se définissaient comme [« un groupe hétérogène mu par les mêmes aspirations, par une même indignation et prônant une révolution éthique fondée sur l’égalité [1] »-> https://cutt.ly/OvD7YTa]. Le mouvement était inclusif, ouvert, solidaire ; il prônait la politisation des citoyens, la résistance pacifique, l’horizontalité, l’ouverture à tous, l’absence de chef de file.

S’il était initialement prévu de maintenir les campements jusqu’aux élections municipales et régionales du 22 mai 2011, très vite, le mouvement se pérennisa en se structurant de manière décentralisée à travers des assemblées, des collectifs, des associations de quartier. Les Indignés levèrent les campements dans le courant du mois de juin avec le slogan No nos vamos nos expandimos (Nous ne partons pas, nous nous étendons). Et de fait, l’esprit du mouvement perdura. Il y eut la Marche populaire indignée (juillet 2011) qui convergea vers la capitale, d’autres suivirent en Espagne et ailleurs. Le 15-M muta, essaima [2], son esprit, ses revendications furent repris dans de nombreuses manifestations : des mobilisation de las Mareas (les Marées) arborant les couleurs de secteurs de la société (Marée blanche : soins de santé, Marée verte : enseignement, etc.) jusqu’aux grèves générales (notamment celle du 22 mars 2014, la plus grande manifestation de l’histoire espagnole rassemblant deux-millions de manifestants) en passant par la naissance de Podemos.

Il faut noter que ce succès doit énormément aux réseaux sociaux : de nombreuses actions furent menées sous la bannière de hashtags tels que #RodeandoCongreso, #GeneracionIndignada, #15m, #DemocraciaRealYa, #NoLesVotes, #AcampadaSol, #SpanishRevolution, #NoTenemosMiedo, #NoNosvamos, #YesWeCamp [3], etc.

À l’heure où les médias officiels dénigraient, voire minimisaient le mouvement, les réseaux sociaux servirent à diffuser l’information, mais aussi à rendre aussi compte des violences policières, comme le 27 mai 2011, lors du délogement des Indignés de la Plaça Catalunya à Barcelone. Par ailleurs, le cyberactivisme mit au jour des scandales de corruption. Ainsi, la plateforme Xnet et son émanation 15-M PaRato [4] dévoilèrent des actes constitutifs de corruption et révélèrent des faits qui valurent un procès à un ancien ministre de l’Économie (PP), Rodrigo Rato, pour sa gestion de Bankia.

Le 15-M fut un mouvement d’une ampleur inédite, qui bouleversa de nombreux secteurs de la société. Il constitua alors, pour bien des Espagnols, mais aussi pour nombre d’observateurs étrangers, un espoir de renouveau politique et social.

C’était il y a dix ans déjà… Quelles traces en reste-t-il ? C’est la question à laquelle nous avons essayé de répondre dans ce dossier.

Dans leur texte, Carlos Diz et Brais Estévez abordent le 15-M au travers de l’expérience personnelle qu’ils en ont eue et s’interrogent sur la faiblesse du souvenir qui en a été transmis aux jeunes générations. Ils retracent les origines du mouvement des Indignés et ses connexions avec les luttes antérieures et sa postérité, bien faible à leur sens.

Dans sa contribution, Vincent Scheltiens Ortigosa interroge l’héritage proprement politique du 15-M : la mise à mort du bipartisme et l’éclosion de nouveaux partis. Il se penche plus spécifiquement sur la naissance et le destin de Podemos, né du mouvement, mais aujourd’hui (trop) parfaitement intégré dans le paysage politique espagnol.

De son côté, Gabriel Bayarri se penche sur l’autre parti issu des bouleversements de la société espagnole de ces dix dernières années : Vox. Émanation d’extrême droite du Parti populaire, rassemblant initialement des nostalgiques du franquisme, il connut un développement spectaculaire à la faveur de la crise catalane de 2012. Ce parti témoigne en cela des capacités d’attraction d’un discours ultraconservateur que l’auteur analyse dans sa contribution.

Guadalupe Jiménez-Esquinas et Carlos Diz, quant à eux, se penchent au chevet du féminisme espagnol. Fondant leur réflexion sur le vécu personnel de Guadalupe — en un récit à la première personne qui rappelle les prises de paroles individuelles de l’époque —, ils montrent en quoi le féminisme entretient un rapport paradoxal avec le mouvement. Il fallut d’abord du temps pour qu’il soit intégré pleinement au 15-M, tant les mobilisations initiales tenaient les femmes à l’écart et reproduisaient des modes patriarcaux d’accaparement de la parole par les hommes. Cependant, le féminisme espagnol, l’un des plus vivants d’Europe, est pleinement l’héritier du 15-M et, à coup sûr, le mouvement social qui entretient le plus la flamme allumée voilà dix ans.


Les héros ne portent plus ni cape ni symbole sur la poitrine, ils campent sur la place pour tes droits.


[1« Manifiesto del movimiento 15-M “Democracia real, Ya” », Diariocrítico.

[2Fernández de Rota A., « La nuée des Indignés, ambitions et limites », La Revue nouvelle, n° 7, 2015 (NDLR).

[3#EntourerLeParlement, #GénérationIndignée, #15M, #DémocratieRéelleMaintenant, #NeVotePasPourEux, #CampementSol, #SpanishRevolution, #NousNavonsPasPeur, #NousNePartonsPas, #YesWeCamp.

[4Jeu de mot qui présente un double sens : « rato » étant à la fois le nom de famille de l’ancien ministre et un substantif qui signifie « moment » (15-MPourRato et 15-M PourUnBonMoment).

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Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à UCLouvain Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice.Ses recherches portent sur la littérature féminine (Espagne 1920-1975), la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et le fragnol. Elle est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle, où elle est responsable de la rubrique Italique.

Carlos Diz


Auteur

docteur en anthropologie et professeur à la Faculté de Sociologie de l’université de La Corogne (UDC) en Espagne, membre de l’équipe de recherche en sociologie des migrations internationales (ESOMI). Il a effectué des séjours de recherche dans les universités de Bordeaux et de Buenos Aires. Il a principalement centré ses recherches sur les mouvements sociaux et leur rapport avec la ville. Il s’est également intéressé à l’étude sociale du corps, des émotions, des mobilités et de la politique du quotidien, https://orcid.org/0000-0002-9753-7730.