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01. Institutions for Future Generations, d’Iñigo Gonzáles-Ricoy et Axel Gosseries

Numéro 8 - 2017 par Nenad Stojanović

décembre 2017

Le pro­blème du « court-ter­­misme » (short-ter­­mism) et les solu­tions ins­ti­tu­tion­nelles pour le contour­ner sont au cœur de cet ouvrage col­lec­tif. Très riche en termes du conte­nu, sti­mu­lant au niveau des idées et créa­tif en ce qui concerne les ins­ti­tu­tions cen­sées mieux tenir compte des géné­ra­tions futures, l’ouvrage est le fruit des réflexions de vingt-sept auteurs, pour […]

Un livre

Le pro­blème du « court-ter­misme » (short-ter­mism) et les solu­tions ins­ti­tu­tion­nelles pour le contour­ner sont au cœur de cet ouvrage col­lec­tif. Très riche en termes du conte­nu, sti­mu­lant au niveau des idées et créa­tif en ce qui concerne les ins­ti­tu­tions cen­sées mieux tenir compte des géné­ra­tions futures, l’ouvrage est le fruit des réflexions de vingt-sept auteurs, pour la plu­part des théo­ri­ciens poli­tiques, inté­res­sés aux débats sur la jus­tice entre les géné­ra­tions, ain­si qu’à la por­tée nor­ma­tive et pra­tique des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Pour des rai­sons d’espace, mon compte ren­du n’offrira pas un aper­çu de l’ensemble des vingt-quatre cha­pitres et se bor­ne­ra à une sélec­tion des thèmes qui me paraissent les plus importants. 

Dans leur intro­duc­tion (cha­pitre 1), les direc­teurs de l’ouvrage défi­nissent le cour-ter­misme comme « la prio­ri­té octroyée aux béné­fices nets du pré­sent aux dépenses de ceux de l’avenir » (p. 4, ma tra­duc­tion). Mais quelles sont les sources du court-ter­misme ? Le choix des ins­ti­tu­tions orien­tées vers l’avenir dépend, en effet, de la réponse à cette ques­tion. Dans le deuxième cha­pitre intro­duc­tif (cha­pitre 2), Michael Mac­Ken­zie iden­ti­fie quatre sources du court-ter­misme dans les sys­tèmes démo­cra­tiques. Chaque source est asso­ciée aux dif­fé­rentes caté­go­ries d’acteurs poli­tiques : (a) les élec­teurs (ils ont la ten­dance à pen­ser à leurs inté­rêts immé­diats), (b) les élites poli­tiques (ils visent sur­tout leur réélec­tion), © les lob­bys (ils défendent leurs inté­rêts de court terme) et (d) les géné­ra­tions futures (elles sont absentes). Il éva­lue ensuite — d’une manière spé­cu­la­tive et non pas empi­rique — l’impact que les dif­fé­rentes solu­tions ins­ti­tu­tion­nelles auront sur cha­cune de ces sources du court-terminisme. 

Par exemple, les quo­tas pour les jeunes ne per­met­tront pro­ba­ble­ment pas à résoudre le pro­blème du court-ter­misme lié aux élec­teurs, si les pré­fé­rences poli­tiques des élec­teurs jeunes, tout comme celles des plus âgés, sont orien­tées vers le pré­sent que vers l’avenir. Garan­tir des sièges par­le­men­taires aux jeunes ne va non plus assu­rer que les inté­rêts des géné­ra­tions futures seront pris en compte. 

De même, la démo­cra­tie directe ne per­met­tra d’affronter les sources du court-ter­misme asso­ciées aux élec­teurs et aux géné­ra­tions futures, mais elle pour­rait avoir un impact majeur sur les poli­ti­ciens et les groupes d’intérêts. En effet, les ins­tru­ments tels que l’initiative popu­laire per­mettent aux citoyens sen­sibles aux inté­rêts des géné­ra­tions futures, même s’ils sont très mino­ri­taires dans la socié­té, de contour­ner la sphère de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive domi­née par les poli­ti­ciens qui ne s’intéressent qu’à leur propre réélec­tion et qui sont sous l’influence des dif­fé­rents lob­bys. Ain­si, en Suisse, la seule démo­cra­tie au monde qui pra­tique la démo­cra­tie directe à l’échelle nationale,100.000 signa­tures, cor­res­pon­dant à envi­ron 2% du corps élec­to­ral, suf­fissent pour lan­cer une ini­tia­tive popu­laire deman­dant un nou­vel article consti­tu­tion­nel. Si la récolte des signa­tures réus­sit, le par­le­ment et le gou­ver­ne­ment seront obli­gés d’y débattre et de prendre posi­tion. Ils ont le droit de recom­man­der aux votants d’accepter ou de reje­ter l’initiative, ou à la limite de pro­po­ser un contre-pro­jet, mais ils ne peuvent pas obli­ger le comi­té d’initiative à reti­rer leur ini­tia­tive ou empê­cher qu’à la fin du pro­ces­sus les citoyens, dans une vota­tion popu­laire, prennent la déci­sion finale. Les exemples des ini­tia­tives accep­tées par le peuple et qui visent jus­te­ment à pré­ser­ver l’espace natu­rel pour les géné­ra­tions futures ne manquent pas. On peut citer l’initiative « pour la pro­tec­tion des régions alpines contre le tra­fic de tran­sit », accep­tée par le peuple et les can­tons en 1994, qui limite le tra­fic rou­tier à tra­vers la Suisse et inter­dit la construc­tion de nou­veaux tun­nels trans­al­pins qui aug­mentent la capa­ci­té du tran­sit. Un autre exemple est l’initiative « pour en finir avec les construc­tions enva­his­santes de rési­dences secon­daires » (c’est son titre offi­ciel!), accep­té en 2012, qui entrave for­te­ment les construc­tions exces­sives dans les Alpes (et ailleurs). Dans les deux cas, le par­le­ment et le gou­ver­ne­ment y étaient oppo­sés mais les ini­tiants — pro­ve­nant notam­ment des milieux envi­ron­ne­men­ta­listes — ont quand même réus­si à convaincre la majo­ri­té des votants de sou­te­nir leurs pro­po­si­tions. Et même lorsque une ini­tia­tive popu­laire n’arrive pas à obte­nir l’appui de la majo­ri­té des votants, elle per­met aux mino­ri­tés sen­sibles aux inté­rêts des géné­ra­tions futures d’influencer l’agenda poli­tique et de sen­si­bi­li­ser la popu­la­tion. Un exemple récent est l’«initiative pour un reve­nu de base incon­di­tion­nel (RBI)» sur laquelle les Suisses ont pu voter en juin 2016. Son score — 23% des « oui » — peut être vu comme un échec. En réa­li­té, ce résul­tat est remar­quable, compte tenu de l’opposition totale de l’ensemble du gou­ver­ne­ment, du par­le­ment et de tous les par­tis poli­tiques majeurs. Mais sur­tout, la cam­pagne de vota­tion a per­mis à la popu­la­tion — en Suisse, mais aus­si dans le reste du monde, vu son écho média­tique au niveau glo­bal — d’apprendre ce qui est le RBI et quelle est sa pro­messe pour les géné­ra­tions futures.

Le meilleur ins­tru­ment, selon Mac­Ken­zie, qui a un impact fort sur presque toutes les sources du court-ter­misme (à l’exception de celle asso­ciée aux groupes d’intérêt) sont les « rusts inter­gé­né­ra­tion­nels ». Il s’agit des fonds qui évite que les sources de l’argent public soient dépen­sés dans le pré­sent. L’argent est ain­si réser­vé pour des géné­ra­tions futures. Un exemple est le Fonds de pen­sions gou­ver­ne­men­tal en Nor­vège, ali­men­té en par­ti­cu­lier par des pro­fits liés à l’exploitation du pétrole. Ces trusts rem­plissent au moins trois fonc­tions : (1) ils ont pour but de réa­li­ser au moins par­tiel­le­ment la jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle en épar­gnant pour l’avenir un quo­ta de la richesse crée par des res­sources exis­tants — comme le pétrole — qu’aucune géné­ra­tion ne peut reven­di­quer pour soi-même ; (2) ils pro­tègent cer­taines sources de l’argent afin qu’ils ne puissent pas être pillés par des poli­ti­ciens (pré­sents et futures) pour leurs inté­rêts de court terme ; (3) ils pro­tègent cet argent d’être réache­mi­ner vers des objec­tifs dif­fé­rents lorsque les pré­fé­rences des élec­teurs changent. 

Plus en géné­ral, il faut sou­li­gner que sou­vent il s’agit de cher­cher un com­pro­mis entre les ins­ti­tu­tions qui sont cen­sées pré­ve­nir des dégâts et celles qui devraient pro­mou­voir des béné­fices dans l’avenir. En effet, pre­miè­re­ment, il y a des enjeux qui com­portent des béné­fices dans le pré­sent et des coûts dans l’avenir. Ici, le défi est de limi­ter la liber­té d’action des acteurs pré­sents afin de pré­ve­nir des dégâts futurs. Mais de l’autre côté, il y a des enjeux qui com­portent des coûts dans le pré­sent afin d’obtenir des béné­fices dans l’avenir. Ici, le défi est de moti­ver les acteurs à payer un coût à court terme pour des béné­fices dont vont jouir les géné­ra­tions futures. Or le pro­blème est que cer­taines ins­ti­tu­tions esquis­sées dans cet ouvrage vont dans l’une ou l’autre direc­tion. Par exemple, les freins à l’endettement, sur­tout si ancrés dans la consti­tu­tion, limitent la marge de manœuvre des acteurs poli­tiques du pré­sent afin de pré­ve­nir des dom­mages dans l’avenir, c’est-à-dire d’éviter que les géné­ra­tions futures soient exces­si­ve­ment endet­tées. Un « ombuds­man pour les géné­ra­tions futures », une idée ana­ly­sée en détail par Lud­vig Beck­man et Fre­drik Uggla (cha­pitre 7), est une ins­ti­tu­tion qui a avant tout la fonc­tion de pro­té­ger l’avenir du pré­sent, tan­dis que les trusts sont conçus pour pro­mou­voir les béné­fices des géné­ra­tions futures. 

Par consé­quent, l’ouvrage s’articule autour de ces deux types d’institutions. Dans la par­tie III, nous trou­vons des ins­ti­tu­tions foca­li­sées sur l’avenir (future-focu­sed ins­ti­tu­tions) dont le but pri­maire est de pro­té­ger les géné­ra­tions futures des dégâts cau­sés par les acteurs du pré­sent. On y trouve, pêle-mêle, la pro­po­si­tion de créer une « banque mon­diale pour le cli­mat » (John Broome et Dun­can Foley, cha­pitre 9), des trusts démo­cra­tiques (Den­nis Thomp­son, cha­pitre 11), ain­si que les méca­nismes per­met­tant aux mino­ri­tés par­le­men­taires de retar­der l’adoption des lois et de lan­cer des réfé­ren­dums (Kris­tian Ska­gen Eke­li, cha­pitre 13).

Dans la par­tie IV, par contre, l’accent est mis sur les ins­ti­tu­tions cen­sées créer des béné­fices aux géné­ra­tions futures (future-bene­fi­cial ins­ti­tu­tions), telles que les quo­tas pour les jeunes (Julia­na Bida­da­nure, cha­pitre 16), une chambre déli­bé­ra­tive tirée au sort (Michael Mac­Ken­zie, cha­pitre 17) et les fonds de pen­sion (Joa­kim Sand­berg, cha­pitre 23).

Ces deux par­ties sont pré­cé­dées par la par­tie II, où les auteurs posent des ques­tions géné­rales liées à la jus­tice entre les géné­ra­tions. Ain­si, Sté­phane Zuber (cha­pitre 4) demande com­ment peut-on mesu­rer l’équité (fair­ness) inter­gé­né­ra­tion­nelle, tan­dis que Anja Kar­nein (cha­pitre 5) pose la ques­tion com­ment est-il pos­sible de « repré­sen­ter » les géné­ra­tions futures dans le pro­ces­sus démo­cra­tique. Axel Gos­se­ries (cha­pitre 6) ana­lyse le concept de « sou­ve­rai­ne­té géné­ra­tion­nelle » et ses liens avec les réformes ins­ti­tu­tion­nelles visant le long terme.

Est-ce que les ins­ti­tu­tions orien­tées vers le long terme sont tou­jours sou­hai­tables ? Pas for­cé­ment. Même si, à mes yeux, la plu­part des réformes avan­cées dans cet ouvrage sont convain­cantes, cer­taines ont une por­tée ambigüe. Pen­sons par exemple aux ins­tru­ments tels que le « frein à l’endettement » et le « frein aux dépenses » (balan­ced bud­get clauses, p. 36 ; cf. Trem­mel 2006). Il s’agit de méca­nismes qui sont cen­sés créer des condi­tions favo­rables, au niveau de la dette publique et des bud­gets, pour per­mettre aux géné­ra­tions futures de mieux maî­tri­ser les charges à venir. Ils pré­voient des auto­ma­tismes bud­gé­taires qui limitent l’action des repré­sen­tants démo­cra­ti­que­ment élus. (Pen­sons éga­le­ment aux « cri­tères de Maas­tricht » dans l’Union euro­péenne et aux mesures d’austérité impo­sées à la Grèce.) Par­fois, comme dans le cas de la Suisse, à par­tir de 2003, ces méca­nismes sont même figés dans la consti­tu­tion, ce qui rend leur aban­don très dif­fi­cile (Conseil fédé­ral, 2013). D’un côté, comme le sou­ligne Iñi­go Gonzáles-Ricoy (cha­pitre 10, p. 171) à pro­pos de la consti­tu­tion­na­li­sa­tion des mesures en faveur de l’équité inter­gé­né­ra­tion­nelle (en géné­ral et non pas avec réfé­rence au frein à l’endettement), il n’est pas si clair si ces méca­nismes sont néces­sai­re­ment avan­ta­geux pour les géné­ra­tions futures. En effet, ils pour­raient mena­cer la sou­ve­rai­ne­té de ces géné­ra­tions en leur impo­sant des mesures adop­tées par une géné­ra­tion pré­cé­dente. Or ces mesures ne peuvent pas tenir compte des néces­si­tés futures, vu que nous ne pou­vons pas savoir quels seront les besoins des géné­ra­tions futures. De l’autre, il faut éga­le­ment sou­li­gner qu’à l’origine de ces méca­nismes l’on trouve sou­vent des par­ties de la droite néo­li­bé­rale, par ailleurs peu favo­rables aux poli­tiques publiques qui visent le long terme (pen­sons seule­ment à la taxe CO2 et à la pro­tec­tion de l’environnement en géné­ral), qui ont comme objec­tif idéo­lo­gique l’austérité finan­cière et le dogme du « moins d’État ».

Nenad Stojanović


Auteur

Université de Lucerne (Suisse)